Haut lieu des soirées estivales tourangelles, tantôt décriée comme nid à bobos, tantôt comme espace de décadence branchée en plein centre-ville, la Guinguette de Tours sur Loire accumule les rumeurs et fantasmes. Bien plus rares sont les analyses précises sur son fonctionnement et sur le contexte politique, économique et idéologique qui a accompagné son développement. L’objet de la présente série d’articles est donc de tenter d’obtenir une vue d’ensemble sur tous les phénomènes qui se croisent à la Guinguette et qui en ont fait, à son insu, un laboratoire des politiques culturelles libérales, mêlant création et animation, entrepreneuriat et monde associatif, tourisme, commerce, rayonnement et communication, partenariats public-privé et formes hybrides de salariat.
Avertissement : Cet article n’est pas un pamphlet contre la Guinguette, il ne porte pas de jugement moral ou esthétique sur ce qui s’y passe ou les gens qui s’y investissent, il ne réduit pas la Guinguette à une simple entreprise commerciale et ne l’assimile pas à un bar au fonctionnement industriel comme on en retrouve Place Plumereau, il ne réclame pas sa fermeture sans délais ni le marquage au fer rouge de sa clientèle. De fait, les conditions de production des artistes et de travail des salariés y sont en moyenne meilleures que ce que l’ont peut observer dans le milieu. Pour autant, la mise en évidence de certains phénomènes et leur évolution est légitime et doit permettre au lecteur de se pencher sur ce que sont les politiques culturelles actuelles.
Acte II : L’action culturelle du Petit Monde dans le cadre de Tours sur Loire
Aujourd’hui, il sera question du fonctionnement du Petit Monde en tant qu’organiseur d’événements, choisi par la Mairie pour mettre en œuvre un budget de 225.000 euros sur quatre mois.
L’emploi des artistes et animateurs ponctuels
Axe central lorsque l’on analyse l’utilisation de l’argent public : les conditions d’emploi, en l’occurrence des artistes et animateurs. La question est sensible car le milieu est réputé n’apprécier que moyennement le droit social du spectacle vivant, le paiement des cotisations sociales et la reconnaissance de l’activité artistique comme un travail à part entière, la pratique de l’emploi au noir restant très fréquente. A titre d’exemple, à Tours, en dehors des salles institutionnelles (Temps Machine, Petit Faucheux, Théâtre, Opéra, Centre Vinci) et de quelques bars qui se comptent sur les doigts de la main, il est très fréquent que les artistes, les musiciens en particulier, ne soient pas payés aux conditions légales. Cela va du patron de bar qui « offre » deux pizzas et une pinte à de jeunes groupes pendant la Fête de la Musique, parfois une petite centaine d’euros versée en liquide à des groupes peu connus en tournée. Plus rarement, il arrive de tomber sur un bistrotier qui paye les musiciens à l’heure, alors même que le droit social du spectacle vivant l’interdit, les artistes étant employés par tranches de douze heures insécables.
Qu’en est-il de la Guinguette, lieu hybride, pas vraiment institutionnel, pas vraiment commercial ?
- L’essentiel de la programmation est réalisée par le Petit Monde qui emploie en direct les artistes en leur versant des cachets d’une centaine d’euros net en moyenne pour des concerts ou performances d’une à deux heures. Les artistes sont nourris par l’organisateur et hébergés s’ils viennent de loin, leurs frais de déplacement sont pris en charge.
- Plus rarement, pour soutenir des projets plus ambitieux, Le Petit Monde procède à l’achat du spectacle d’un artiste, parfois à hauteur de plus de 3000 euros, ce qui permet de financer lumières, costumes, vidéo et parfois des répétitions. Le montage de l’opération est un peu plus complexe : le groupe concerné doit avoir une association loi 1901 adossée à son activité qui vend au Petit Monde le spectacle via un contrat de cession du droit d’exploiter. Une fois le contrat signé, l’association liée au groupe devient légalement l’organisateur du spectacle, encaisse l’argent et peut le restituer aux artistes en les salariant grâce à des cachets ou payer pour les costumes ou le matériel engagé.
- De manière régulière, le Petit Monde signe des partenariats et conventions avec d’autres organisateurs de concerts, comme par exemple le Petit Faucheux. Dans ces cas-là, le Petit Monde met à disposition sa scène, sa régie technique et sa communication et le partenaire rémunère les artistes, les deux parties bénéficient ainsi d’avantages : un concert pas cher pour la Guinguette, l’accès à de nouveaux publics pour Le Petit Faucheux. Il y a eu également des cas inverses où le Petit Monde rémunère des artistes qui viennent jouer dans le coin pour le compte d’une asso qui ne peut pas les payer de manière satisfaisante, chose assez rare et généreuse dans le milieu pour le souligner.
- D’autres types de convention sont également signés par le Petit Monde, généralement avec des associations comme les Tontons Filmeurs ou la Maison des jeux de Touraine. Dans ce cas les deux parties négocient les modalités d’intervention – nombre de projections de films, temps de présence de bénévoles, jours visés… – et définissent un montant qui ira directement dans les caisses de l’asso intervenante pour financer de nouvelles actions portées par des bénévoles.
- Plus rarement, un partenariat est signé avec un lieu de formation artistique afin d’organiser des concerts d’étudiants qui pourront s’essayer ainsi à des conditions dites professionnelles tout en faisant bénéficier leur école d’une belle publicité grandeur nature. Le Petit Monde met à disposition la scène et la régie technique – parfois les repas – et le lieu de formation peut rémunérer les professeurs accompagnateurs. Les étudiants se produisent de manière bénévole, ce qui est encadré et défini par un ensemble de textes réglementaires qui datent de début 2017.
- Dans certains cas, une convention avec une compagnie ou une école privée est signée, pour des actions plus ambitieuses qui concernent le public. Par exemple, le Petit Monde verse une somme de l’ordre du millier d’euros à une compagnie qui rémunère un danseur pour encadrer des cours gratuits auprès de clients de la Guinguette qui se portent volontaires. A la fin du cycle d’une demi-douzaine de cours, un spectacle est joué sur place, l’artiste est rémunéré de nouveau à ce moment-là mais pas les stagiaires, conformément à ce que les textes évoqués dans le point précédent autorisent.
- Enfin, configuration plus épineuse, il existe des exemples où les conditions légales ne sont pas respectées. Deux cas de figure se retrouvent alors classiquement : d’une part, un groupe vient se produire, mais seul un des musiciens touche un cachet, il se débrouillera ensuite avec ses petits camarades pour redistribuer le « pactole » ; d’autre part le Petit Monde peut négocier avec une association qui organise des concerts ou qui est adossée à un groupe (cf plus haut) un contrat de cession des droits pour une somme faible – entre 150 et 300 euros -, le groupe se produit mais il n’y aura pas la possibilité de le rémunérer suivant les dispositions légales, il ne touchera alors qu’un peu de cash via l’asso ou se fera rembourser quelques factures. Il existe aussi des moyens de se passer d’une association intermédiaire en utilisant des système de facturation plus ou moins acrobatiques, toujours illégaux (facture d’auto-entrepreneur pour du conseil, facture de compositeur indépendant, facture individuelle…).
Ces pratiques très communes dans les milieu restent plutôt marginales à la Guinguette – quinze à vingt cas attestés – et concernent principalement le site du Foudre pour des musiques plus « exigeantes » comme le free-jazz ou alors de jeunes groupes « en voie de professionnalisation », selon la formule consacrée. Il est évident que personne ne force ces artistes à accepter de telles conditions, mais la popularité du lieu, le public, l’argent, même modeste et l’idée selon laquelle « c’est comme ça que ça marche » en pousse bon nombre à jouer le jeu. Pourtant, que ce soit pour les artistes, pour le Petit Monde ou pour les associations qui cèdent leurs droits et deviennent officiellement organisateurs et donc responsables de l’événement, le risque est gros : en cas d’accident du travail ou de casse de matériel, les assurances ne jouent pas ; les artistes ne cotisent pas pour leur assurance chômage, santé ou retraite ; en cas de contrôle de l’URSSAF, la responsabilité légale de l’organisateur est engagée et de coûteuses poursuites pour travail dissimulé peuvent être entamées. L’ensemble de l’économie de la culture se précarise par l’acceptation des ces arrangements illégaux qui deviennent la norme, produisant une course à la baisse dans les conditions de l’emploi artistique.
La Guinguette se conforme donc globalement à la législation du travail, souvent delà de ce qui se fait classiquement dans le milieu du spectacle vivant. Pire, les exemples d’emploi au noir d’artistes pour des petites fêtes par des institutions, municipalités ou partis politiques qui devraient être particulièrement vertueux sont légion. Pour autant, cela ne doit pas masquer certaines pratiques qui font peser des risques sur l’ensemble de la profession et qui sont politiquement contestables.
La Guinguette, une concurrence déloyale ?
Secteur privé
Lorsque l’on a le malheur d’évoquer le terme « Guinguette » devant un patron de bar tourangeau, en général, la conversation s’anime sur fond d’accusations de concurrence déloyale, de copinage avec la mairie ou de subventions déguisées.
Il est vrai que sous certains angles, le dispositif peut avoir un goût amer par la comparaison entre les loyers en centre-ville pour les bars et la redevance d’occupation de la Guinguette, par l’inégalité de traitement par les autorités pour la question des nuisances sonores et par les animations financées indirectement par la Mairie à la Guinguette et la privatisation des bénéfices par Kwamti… Bien sûr, cela est question de taille également et il est inutile de verser une larme pour les patrons des gros bars de la Place Plumereau ou Jean Jaurès qui cumulent revenus très confortables et connexions politiques et limitant leur investissement culturel à des écrans plats. Cependant, pour les patrons de petits bars indépendants qui organisent encore des concerts dans des lieux à taille humaine, le sujet peut faire tousser, avec leurs revenus de l’ordre de 1500 euros/mois et des temps de travail dépassant les 60 heures/semaine.
La réalité est, malgré tout, plus nuancée, ne serais-ce qu’en relativisant les jalousies lorsque l’on voit la faible rentabilité affichée de Kwamti, même s’il existe des raisons de penser qu’elle est sous-évaluée par un tour de passe-passe comptable. Et puis, on l’a vu, le montage de l’opération Tours sur Loire délègue à une asso la programmation d’été à la Guinguette : il ne s’agit pas à proprement parler d’une subvention mais d’un marché public. L’appel d’offres est donc ouvert à la concurrence mais aucun autre projet a pu convaincre la Mairie de changer de partenaires et, de ce que nous avons pu consulter, il est vrai que les autres candidats en 2016 – deux patrons de bar du Vieux Tours – n’étaient pas en mesure de proposer le même savoir-faire ni le même carnet d’adresses artistique que le Petit Monde.
Il semble également que certains patrons de bar oublient que la municipalité a crée il y a un peu plus de deux ans un Groupement d’Intérêt Professionnel (GIP) qui centralise entre 20.000 et 40.000 euros abondés par la Ville et la Région. Les patrons de bar qui emploient des artistes peuvent faire appel au GIP pour qu’il prenne en charge les cotisations salariales et patronales, laissant à l’organisateur du concert que le net à payer, divisant le coût de l’opération par deux. Ainsi, les concerts organisés tous les jeudis place Plumereau bénéficient de cette aide, qui ressemble à s’y méprendre à…une subvention. C’est d’autant plus cocasse lorsque l’on sait que c’est Céline Ballesteros, ex-adjointe chargée du Commerce qui a poussé à l’organisation de ces concerts avec le soutien du GIP, sorte de câlinothérapie censée apaiser le mécontentement des propriétaires de bar influents.
Pour finir, d’ailleurs, que penser de l’emploi généralisé de saisonniers au noir payés 100 euros pour des journées de douze à quatorze heures, parfois vingt jours d’affilé, et du chiffre d’affaires qu’ils produisent ? N’est ce pas là de la concurrence déloyale par rapport aux bars qui se conforment à la législation ?
Secteur public
Cet autre domaine d’analyse de la concurrence est plus technique, mais il est essentiel pour bien comprendre dans quel contexte global s’insère Tours sur Loire, quelles sont les stratégies de la Mairie et quels en sont les vastes effets.
Concrètement, le cadre d’intervention et d’action imposé par la Ville de Tours à l’association Le Petit Monde est défini par le Cahier des Clauses Particulières (CCP) qui met en évidence trois grands axes :
1° Le Petit Monde a des obligations qui portent sur sa programmation et sur les œuvres proposées. Il doit soutenir la diversité des œuvres – afin de contrebalancer l’uniformité des contenus engendrée par les industries culturelles -, la transdisciplinarité, les formes artistiques contemporaines et exigeantes, l’exposition des œuvres au plus près des populations et le soutien des jeunes artistes émergeants.
2° Le Petit Monde doit aussi participer à la production d’œuvres par la mise à disposition de moyens humains, techniques et financier nécessaires à la création ou à la reprise de spectacles.
3° La mission confiée au Petit Monde comporte également un volet de médiation culturelle, le CCP imposant, sous l’intitulé « une programmation adressées à un public diversifié« , des « propositions permettant la sensibilisation du public dans sa plus grande diversité » et « une programmation dédiée au jeune public qui devra satisfaire à des exigences de diversité, créativité, qualité artistique et d’intérêt pédagogique« . Cette mission est centrale car les conséquences des difficultés d’accès à l’art « savant » ont des effets majeurs sur les trajectoires scolaires et donc professionnelles.
Or, quand on connaît bien la mise en œuvre des politiques culturelles, on ne peut que constater que ce qui est demandé au Petit Monde ressemble à s’y méprendre au cahiers des charges imposés aux équipements culturels classiques (Petit Faucheux, Temps Machine, Opéra, Nouvel Olympia…), appelés dans le jargon des scènes labellisées. Et c’est là que l’on peut commencer à s’interroger sur la stratégies de la Ville : ce montage n’est-ce pas un bon moyen pour mettre en œuvre une politique culturelle à moindre coût, en s’appuyant sur un acteur compétent mais avec beaucoup moins de contraintes ? Prenons quelques exemples pour bien comprendre.
En ce qui concerne l’utilisation du budget public, le Petit Monde alloue 60% des 225.000 euros qu’il gère à la rémunération des artistes, aux équipements de scène et au personnel technique. Pour les scènes labellisées ce taux est souvent divisé par deux car les frais administratifs, les salaires des gestionnaires, les taxes et l’entretien sont bien plus importants. A titre d’exemple, l’agglomération tourangelle subventionne à hauteur de 425.000 euros le Temps Machine – sur un budget total de 650.000 euros – et ce dernier organise environ 70 spectacles sur une saison de dix mois, le Petit Monde organise plus de 250 événements en un peu plus de quatre mois, dont une moitié à teneur culturelle. Toujours à titre d’exemple, le cachet des petits vieux de Téléphone qui ont joué à l’American Tours Festival cet été s’élevait à 300.000 euros.
Sur la simple question des coûts salariaux, à tâche égale, quelqu’un travaillant dans un scène labellisée obligée d’appliquer la convention collective publique percevra 25% plus qu’une personne employée par une asso lambda du monde de la culture. Et cela sans prendre en compte le fait qu’une partie des salariés du Petit Monde ont signé un contrat aidé (CAE), partiellement pris en charge directement par l’État. On ne parle pas ici de salaires mirobolants, mais juste du SMIC…
Pour la médiation, la Ville de Tours n’exprime que très succinctement les missions qui sont confiées au Petit Monde en matière de réduction des inégalités d’accès à la culture alors que les cahiers des charges qui s’imposent aux scènes labellisées définissent clairement l’obligation d’inscrire la question de l’émancipation par la culture. Cette mission nécessite des moyens publics conséquents : mobilisation d’équipes de salariés dédiés, analyse des sociologies des publics, mise en œuvre de programmes couteux s’inscrivant sur le long terme et impliquant un grand nombre d’acteurs.. Il est permis d’interroger la capacité du Petit Monde à mener un telle politique, au regard de l’organisation de la relation Ville-Association et des moyens dont dispose l’association.
Au sujet de la gouvernance, les scènes labellisés sont administrées sous la forme de la régie – par exemple l’Opéra de Tours -, de la délégation de service publique – par exemple le Temps Machine – , et plus rarement sous le régime des Entreprises publiques de Coopération Culturelle (EPCC). Dans tous ces cas, les instances de pilotage sont constitués par des représentants des financeurs publics (Ville ou Agglo, Ministère de la Culture, Région et département), des usagers et des gestionnaires de la salle qui se réunissent régulièrement afin d’évaluer la conception et la mise en oeuvre de l’action de la scène. Dans le cas de Tours sur Loire, c’est un simple « groupe-projet » très mal défini qui contrôle l’action du Petit Monde, mais sans fréquence fixe de réunion ni compétences claires, donnant la possibilité au pouvoir politique de ne pas trop s’investir dans le suivi ou au contraire de multiplier les interventions arbitraires, par exemple en demandant il y a quelques mois des explications après l’annulation d’un concert… à cause de la pluie.
Enfin, les scènes labellisées sont soumises à des obligations de certification et de publicité des comptes auxquelles le Petit Monde n’est pas soumis, étant simple opérateur d’un marché public.
Il n’est pas question ici de jouer la carte de l’opposition de principe entre scènes labellisées expertes et vertueuses et association qui fait office d’opérateur low-cost. Les exemples de salles officielles mal gérées existent et on voit bien que le Petit Monde remplit de nombreuses missions qui lui sont confiées, le plus souvent avec des salariés motivés bien que sous-payés. Ce sont bel et bien les choix stratégiques et politiques de la Ville de Tours qui posent problème par ses effets pervers.
Avec l’aide aimable de Gégé de B.
Illustrations d’Aurélia B. & Juliane M. – 2017