Ce que la Guinguette de Tours sur Loire nous dit des politiques culturelles #3

 Haut lieu des soirées estivales tourangelles, tantôt décriée comme nid à bobos, tantôt comme espace de décadence branchée en plein centre-ville, la Guinguette de Tours sur Loire accumule les rumeurs et fantasmes. Bien plus rares sont les analyses précises sur son fonctionnement et sur le contexte politique, économique et idéologique qui a accompagné son développement. L’objet de la présente série d’articles est donc de tenter d’obtenir une vue d’ensemble sur tous les phénomènes qui se croisent à la Guinguette et qui en ont fait, à son insu, un laboratoire des politiques culturelles libérales, mêlant création et animation, entrepreneuriat et monde associatif, tourisme, commerce, rayonnement et communication, partenariats public-privé et formes hybrides de salariat.

Avertissement : Cet article n’est pas un pamphlet contre la Guinguette, il ne porte pas de jugement moral ou esthétique sur ce qui s’y passe ou les gens qui s’y investissent, il ne réduit pas la Guinguette à une simple entreprise commerciale et ne l’assimile pas à un bar au fonctionnement industriel comme on en retrouve Place Plumereau, il ne réclame pas sa fermeture sans délais ni le marquage au fer rouge de sa clientèle. De fait, les conditions de production des artistes et de travail des salariés y sont plutôt meilleures que ce que l’ont peut observer dans le milieu. Pour autant, la mise en évidence de certains phénomènes et leur évolution est légitime et doit permettre au lecteur de se pencher sur ce que sont les politiques culturelles actuelles.

Acte III : Tout est politique, même la fête

Au terme de l’analyse concrète de l’organisation et du fonctionnement de Tours sur Loire, il faut désormais mettre tout ça en perspective pour comprendre ce qui se joue réellement sur ce petit bout de fleuve à première vue insignifiant…

La Guinguette outil de valorisation et d’aménagement

Dès l’origine de Tours sur Loire, le lien entre le Festival et des objectifs urbanistiques plus profonds est évident. C’est Alain Dayan, influent adjoint au Commerce et au Tourisme de Jean Germain et accessoirement sa principale groupie, qui en parle le mieux :

« Dès 1995, lorsque Jean Germain a été élu maire de Tours, nous avons constaté que les cours d’eau redevenaient un élément d’attractivité pour les villes. Avec la guinguette créée en 2005, dans le cadre du festival Tours sur Loire, les gens se réapproprient leur fleuve, classé au patrimoine mondial de l’humanité. Ici, on peut boire un verre avec des amis, manger, danser, assister à des projections de films en plein air ou seulement se poser dans un transat et contempler le paysage. (…) D’autres projets le long du fleuve vont émerger. N’étant plus assez utilisés pour des promenades, les quais doivent être réinvestis comme une rue à part entière ».

Jonathan Odet, co-créateur du Petit Monde et de Kwamti, reprend d’ailleurs telle quelle dans une vidéo promotionnelle cette idée de « bords de Loire laissés à l’abandon »…

Un vrai petit bijou de communication que l’on retrouve encore aujourd’hui avec “Envies de Loire”, concours organisé par Tours-Métropole pour collecter des idées d’aménagement des bords de Loire et choisir une équipe d’architectes et urbanistes qui pourra éventuellement mettre en œuvre cette transformation tant souhaitée par les politiques.

Depuis douze ans maintenant, le discours est toujours le même. D’un côté on glorifie un mythique passé commercial et festif de la Loire tout en escamotant la réalité moins reluisante de ce fleuve représentant un danger par ses crues, un lieu de marginalité par son habitat précaire et une coupure dans la continuité urbaine à une époque où les ponts étaient moins nombreux. De l’autre côté, on voit fleurir les éléments de langage qui valorisent le politicien décisionnaire – “reconquête”, “sortir de l’oubli”, “rendre aux Tourangeaux”, “moderniser”, “se réapproprier”, “redécouvrir le patrimoine naturel et culturel” – et qui font des bords de Loire une sorte de no man’s land difficilement supportable.

 

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Ce phénomène doit être mis en parallèle avec le vaste mouvement de renouvellement que connaissent les villes occidentales depuis plus de 30 ans et que l’on peut résumer par le concept d’embourgeoisement. Avec le triomphe du capitalisme libéral et la circulation d’énormes quantités de capitaux, les investisseurs, promoteurs immobiliers et entreprises commerciales voient dans les villes desquelles se désengage l’Etat un formidable terrain pour faire fructifier leur argent et atteindre un marché de consommateurs au pouvoir d’achat en perpétuelle croissance. Dès lors, les municipalités intègrent le jeu de la concurrence et troquent les vielles conceptions des Trente Glorieuses attachées au bien public et au développement collectif par celles du Management Territorial. La ville devient un centre commercial où les espaces publics ont pour unique but la desserte et mise en valeur des commerces, la ville devient une marque dont la notoriété permet d’attirer des touristes de plus en plus lointains, la ville devient une capitale qui gère et administre un territoire environnant de plus en plus étendu, absorbant services publics, infrastructures, offre éducative, symboles et signes de pouvoir.

Dès lors, à Tours, il faut nettoyer, mettre en scène et maquiller la ville. Des arrêtés anti-mendicité, du mobilier anti-sdf, des directives à la Police, l’arrêt du soutien à des assos de solidarité et foyers d’accueil permettent de dégager les plus pauvres du paysage. Les caméras de surveillance, la police municipale, l’aménagement d’espaces dégagés et donc faciles à surveiller garantissent le sentiment de sécurité du citoyen-consommateur. Le tram, les rénovations de places, la destruction de logements au Sanitas, le CCCOD et la mise en valeur du patrimoine architectural permettent de faire monter la ville en gamme, les loyers suivent et un cercle vertueux qualitatif s’instaure pour ceux qui on su et pu investir dans la ville.

Et la Guinguette dans tout ça ? Il suffit de lire dans le cahier des charges (CCP) ce qui motive le soutien de la Ville de Tours à l’action du Petit Monde. L’objectif est bel et bien la mise en valeur des Bords le Loire, qui « constituent un atout majeur pour conforter l’attractivité de la Ville de Tours auprès de milliers de touristes visitant la Touraine chaque année« . Plus loin, on apprend que : « à la croisée de la politique touristique et culturelle de la Ville, Tours sur Loire connait un succès croissant qui a permis une redécouverte des bords de Loire et de leurs multiples richesses […] ».

Ces orientations sont doublées de décisions concrètes. Par exemple, la Ville a financé cette année une importante campagne publicitaire dans le métro parisien où une des affiches représente la Guinguette, véritable “rendez-vous festif à une heure de Paris”. Cette campagne a coûté 70.000 euros, soit l’équivalent d’un quart du budget de Tours sur Loire…  Ainsi, peu à peu, la Guinguette participe à un processus de valorisation des bords de Loire, d’abord symboliquement, puis commercialement et enfin peut-être un jour foncièrement, faisant de la nature, de l’espace public et du paysage des marchandises.

Autre exemple d’enchevêtrement entre politique municipale et Guinguette : Kwamti a demandé et obtenu une autorisation pour s’équiper de deux caméras de vidéosurveillance à l’été 2017, complétant les neuf caméras municipales couvrant les 200 mètres entre la bibliothèque et l’Université. Pas d’inquiétude, le badaud sera en sécurité qu’on vous dit !

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

C’est donc le « rayonnement » et « l’attractivité » de la Ville de Tours qui constituent les premières motivations du pouvoir dans la conception de sa stratégie pour la Guinguette. La tendance à mélanger politiques culturelles et politiques « d’attractivité » touristique ou économique s’est généralisée dans les discours depuis le début des années 2000. Ainsi, le triptyque « soutien à la diversité des formes artistiques-réduction des inégalités d’accès aux oeuvres-politique pour valoriser l’emploi artistique » qui fondait depuis les années 70 la légitimité de l’action publique en matière culturelle, se voit remplacer par un discours vantant la plus-value économique de la présence d’opérateurs culturels publics.

Cette évolution à long terme et l’enjeu que représentent les Bords de Loire, Jonathan Odet les a bien compris, comme le prouve l’inscription du Petit Monde dans une des équipes pluridisciplinaires qui concourraient pour remporter le marché de la conception de l’aménagement des bords de Loire lancé par la Métropole (Envies de Loire). Un adversaire indélicat nous a même certifié que M. Odet s’était inscrit également dans une autre équipe avant de trouver un prête-nom pour éviter d’être pris en flagrant délit d’hyper-activité. Bon, manque de chance, c’est une équipe italienne qui a remporté le concours et dans son projet, pas de Guinguette.

Exit, donc, les punks à chien, les étudiants avec leur bières tièdes, les amoureux des rencontres impromptues entre hommes, les dealers et leur cortège de clients et autres improductifs qui étaient les protagonistes des Bords de Loire depuis les années 70. Place désormais aux jeunes branchés de Sainte Ursule, aux bobos endimanchés, aux touristes étrangers en vélo, aux couples de cadres en week-end et artistes en tout genre. La Guinguette a fait office de période et de structure tampon où se côtoient toutes ces catégories, sans trop interagir non plus…mais on peut parier sans risque que l’édification des tours Hilton et le réaménagement de la place Anatole France – enfin, Portes de Loire, oups – produira l’aseptisation définitive de cet espace et que des brasseries huppées ou des péniches-restaurant auront tôt fait de remplacer la Guinguette après 2020. C’est Céline Ballesteros, l’ex-adjointe chargée du Commerce à la Ville et à la Culture au Département, en direct de la Guinguette sur TV Tours le jour de l’inauguration de la saison 2015 qui en parle le mieux : il s’agit à terme d’élargir « cette offre commerciale sur cette partie très attractive de la Loire »

Tours sur Loire, un laboratoire de l’approche néo-libérale des politiques culturelles

Le montage choisi par la Mairie pour faire vivre Tours sur Loire suscite un certain nombre de questions au sujet des effets générés sur le long terme. Il est important de préciser ici que la plupart de ces effets n’ont pas été voulus consciemment par les décisionnaires politiques et qu’il est très difficile de porter un jugement définitif sur les responsables du Petit Monde et de Kwamti vu la complexité des logiques auxquelles ils sont confrontés, nous y reviendrons.

La proximité du politique

Nombre d’adjoints, de conseillers municipaux, membres de cabinets et hauts fonctionnaires territoriaux viennent très régulièrement déjeuner, boire l’apéro ou rencontrer partenaires et journalistes, créant un petit entre-soi qui renforce probablement le fantasme de copinage avec le Petit Monde. Cependant, pour certaines personnalités politiques locales, on peut parfois avoir l’impression qu’elle confondent la Guinguette avec l’arrière cour de la Mairie… par exemple en période électorale, lorsqu’il est de bon ton de se faire prendre en photo dans un joli décor entouré d’artistes et de jeunes gens souriants.

Et que dire de Céline Ballesteros et Christophe Bouchet qui vendaient la soupe municipale sur TV Tours en direct de la Guinguette lors des soirées d’ouverture en 2015, 2016 et 2017 ? Détail révélateur, ce sont bien ces adjoints au Commerce, Tourisme et Rayonnement qui se chargent de faire la promo, pas l’adjointe à la culture.

Plus rarement, une partie de la Guinguette est carrément privatisée, comme par exemple cette année pour des agapes de l’asso des Amis de Jean Germain. Dans ces cas-là, un traiteur est de la partie, mais les boissons sont achetées au bar et apportées par des serveurs de Kwamti. Certains grincent des dents mais bon, il faut bien fluidifier les relations publiques. De même, lors des gros événements organisés par la Mairie comme la Parade de St Martin (sic) ou l’American Tours Festival, il est attendu de la Guinguette qu’elle intègre ces célébrations dans sa programmation propre et qu’elle organise au pied levé un petit accueil.

Cette proximité permanente avec le politique et l’administratif impacte même le discours médiatique du Petit Monde, ses dirigeants ayant fini par intégrer le vocabulaire et les concepts spécifiques qu’il convient d’évoquer dans les dossiers adressés aux institutions ou pour avoir l’oreille des décideurs. Ainsi, les termes « territoire », « rayonnement », « requalification des espaces », « projet global de développement », « Tours cité internationale de la Gastronomie » jonchent les interviews et clips promotionnels. Là est tout l’effet pervers de la « professionnalisation » du monde associatif : une certaine tendance à s’approprier les catégories d’analyse et les objectifs des politiques afin de devancer leurs demandes, quitte à rentrer docilement dans le moule, d’autant plus que les financements publics sont vitaux pour la survie de l’asso.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Les associations à l’ère du capitalisme contemporain

Le dispositif de Tours sur Loire confirme le bon vieux principe libéral de la socialisation des dépenses – ici la programmation culturelle – et de la privatisation du profit – ici via Kwamti -. Le contribuable paye des impôts pour permettre d’animer les bords de Loire, soit, mais pourquoi les revenus directement tirés de ces animations gratuites iraient-elles dans la poche d’entrepreneurs ? On pourra répondre que les bénéfices restent très faibles ou que le secteur privé est toujours le plus pertinent dans le domaine commercial car l’intéressement à la vente pousse à l’innovation et à toujours améliorer l’efficacité de l’organisation mais toujours est-il que des intérêts privés profitent directement d’une activité associative à but non-lucratif. Est-ce véritablement au pouvoir politique de favoriser ce genre de configuration ?

Quoi qu’on en pense, il est évident que ce dispositif a permis aux actionnaires de Kwamti d’accumuler un capital conséquent qu’ils ont su investir pour étendre et diversifier leurs activités, transposer et valoriser leur concept. En cela, ils illustrent parfaitement la figure de l’entrepreneur culturel et social ou, pour reprendre Jonathan Odet et Ronan Brient, « l’entrepreneur du changement ». D’ailleurs, la communication du Petit Monde est parcourue par des termes qui renvoient bien à l’univers de l’entreprise : on apprend que la Guinguette est « un concept qui semble pouvoir s’exporter partout », que l’asso entend « répondre à un ensemble de besoins ou d’envies » et qu’elle a su « conquérir toutes les franges de la population ».

Alors bien sûr, tout le monde est bien d’accord avec l’idée d’un capitalisme moral et des acteurs responsables qui se dotent de chartes éthiques et qui voient dans l’argent un moyen et certainement pas une fin. Seulement, ces belles paroles et ces lumineuses chartes, n’ont aucune valeur légale et n’engagent que ceux qui y croient. Pire, si l’on a confiance en une généralisation de ce type de comportement éclairé parmi les patrons, alors, le code du travail devient inutile et les tensions et souffrances en milieu laboral sont renvoyées au statut de simple problématique entre personnes. Et c’est bien à l’affirmation de cette conception que l’on assiste depuis la Loi El Khomri et de manière plus aiguë encore avec l’élection d’Emmanuel Macron. Notons d’ailleurs que la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, porte la volonté de s’appuyer au maximum sur les entrepreneurs du domaine culturel, censés être plus créatifs, soucieux de bonne gestion et de rentabilité, plus libres d’exercer leur talent que le dans le carcan de l’administration culturelle, renvoyée au rayon des vieilleries gaulliennes, émouvantes mais désuètes. Dans ces conditions, la médiation artistique ou les formes les plus expérimentales de l’art, non rentables, pourraient vite disparaître du paysage ou alors servir d’alibi voire d’amusement exotique.

21886643_1502104396543716_1722887010_o


Illustrations d’Aurélia B. & Juliane M.

Sources :

http://www.la-croix.com/Archives/2012-06-29/Au-fil-de-la-Loire.-PAROLES-ALAIN-DAYAN-Adjoint-au-maire-de-Tours-charge-du-tourisme-Reinvestir-les-quais-_NP_-2012-06-29-825343

https://larotative.info/la-guinguette-de-tours-s-equipe-de-2497.html

http://www.info-tours.fr/articles/tours/2017/07/01/6615/4-affiches-de-tours-dans-le-metro-parisien/

https://www.youtube.com/watch?v=YLE03Xm5lYk 

https://www.youtube.com/watch?v=sCvMXWZeIL0

 

 

 

 

 

 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s