L’Art Contemporain, le Capital et le Travail au CCCOD

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 Ouvert en grande pompe il y a un an, le Centre de Création Contemporaine de Tours voit se croiser une multitude de dynamiques dont le simple badaud amateur d’art ne peut avoir idée et qui sont très symptomatiques des évolutions du milieu culturel depuis quelques années.

Derrière les discours attendus sur la démocratisation culturelle et le besoin d’Art et de Création dans la cité, ce sont bien des logiques personnelles, économiques, politiques, laborales, urbanistiques et sociologiques qui se jouent ici, avec des modalités toujours renouvelées mais un résultat identique : la précarité pour certains, de substantiels bénéfices pour d’autres.

Un peu d’Histoire…

Dans les années 1970, le très conservateur maire de Tours, Jean Royer, refuse l’ouverture d’une Maison de la Culture. Cette structure portée par l’État depuis 1961 sous le ministère d’André Malraux entendait proposer en un seul lieu toutes les formes d’art afin d’y être confrontées au public et participer à son édification citoyenne. Rien de tout cela ici, Royer préférant l’implantation de Foyers Socio-éducatifs (FSE) dans certains quartiers, sur lesquels il peut garder la main.

Conscient des enjeux de concurrence avec d’autres villes comparables comme Bourges qui se dote, elle, d’une Maison de la Culture ou Orléans qui bénéficie de son statut de capitale régionale, Jean Royer va choisir de jouer une autre carte. Il encourage fortement en 1977 la création d’une association – Tours Art Vivant – qui se chargera d’organiser des expos et actions en lien avec l’art contemporain. C’est un jeune diplômé des Arts Décoratifs de Strasbourg qui s’occupe d’un FSE aux Fontaines, Alain Julien-Laferrière, qui fonde l’asso avec la Conservatrice des musées de Tours, Mme  Guillot de Suduiraut, le responsable culturel de la Ville, Alain Irlandes, et le directeur du service des activités culturelles, Serge Courson.  C’est sous ce patronage si subversif qu’est organisé le festival Tours/Multiple, devenu Biennale Nationale d’Art Contemporain en 1983, histoire de ne pas laisser à Orléans le monopole de l’avant-garde avec son Fonds Régional d’Art Contemporain (FRAC) crée en 1982.

En 1984, l’association change de nom et devient le Centre de Création Contemporaine et s’installe en 1985 de manière permanente dans des ateliers désaffectés détenus par le lycée Paul-Louis Courrier à côté de la Cathédrale. Un projet semi-grandiose est déjà dans les têtes mais l’élection de Jean Germain en 1995 va bloquer l’irrésistible ascension de la « petite » asso dont les locaux vont être déplacés en 1996 rue Marcel Tribut, près de la gare. L’année suivante, le CCC devient également une agence d’artistes qui produit certaines œuvres en accompagnant des plasticiens aussi bien financièrement que par des conseils, en communication notamment.

Toutefois, Germain se rend compte de l’importance symbolique de l’art contemporain pour sa politique de grandeur et dans la course que se livrent de plus en plus âprement les villes de province. Échaudé par quelques ratages à la fin des années 90 dans le domaine de la culture, le maire ne veut pas laisser passer l’occasion unique que représente le leg d’un fonds – 300 œuvres environ – par Olivier Debré, peintre presque local à la renommée internationale.

En 2004, l’idée d’un lieu digne de ce nom pour l’art contemporain à Tours refait surface et c’est Renaud Donnedieu de Vabres, candidat malheureux aux municipales tourangelles de 2001 devenu entre-temps ministre de la Culture, qui confiera à l’ami Julien-Laferrière une mission pour trouver l’emplacement parfait. L’affaire traîne un peu, mais après la nouvelle victoire de Germain en 2008, un ambitieux projet de reconfiguration profonde de la place Anatole France semble être l’écrin adéquat pour un équipement que presse et politiques présentent comme absolument indispensable.

En 2012, un concours international est lancé et c’est le cabinet d’architectes portugais Aires Mateus & Associados qui est choisi pour construire le nouveau bâtiment, issu de la transformation de l’ancienne école des Beaux-Arts. Pour une somme annoncée comme modique – 16 millions d’euros – et financée par un empilement impressionnant de subventionneurs (UE, Etat, Région, Département, Agglo et commune), le CCCOD voit enfin le jour en mars 2017 pour abriter à la fois des œuvres d’Olivier Debré mais aussi des expos temporaires ainsi que des espaces d’étude.

L’Histoire n’aura pas tellement retenu le jeu de chaises musicales lié au CCCOD. En effet, l’Ecole des Beaux-Arts qui était installée jusque-là dans le bâtiment est priée de quitter les lieux fissa à l’été 2014 afin de faire place nette pour les travaux. Le déménagement se fait dans un flou artistique très à propos et en septembre de la même année, cinq promotions d’étudiants, leurs profs et l’administration se retrouvent boulevard Béranger dans un bâtiment classé qui n’autorise aucune transformation des locaux pour faire face aux nouvelles fonctions. Ce n’est finalement qu’en septembre 2015, avec six mois de retard sur les prévisions, que l’Ecole s’installe sur le site MAME. La grogne ne s’éteint pas pour autant : infiltrations d’eau dès la première semaine, locaux bien plus exigus que prévu, absence de fenêtres dans certaines salles, voisinage envahissant du sacro-saint incubateur de start-up, parking souterrain connecté à l’école qui permet à n’importe qui d’accéder aux espaces de création et au matériel… Mais bon, entre artistes plasticiens, tout n’est que solidarité et saine émulation.

…et d’Urbanisme aussi

Navrée de décevoir les esthètes et philanthropes, mais le CCCOD ne répond pas qu’à une pure logique de diffusion de l’art. Sa position dans la ville en dit assez long sur son statut dans la stratégie urbaine déterminée par la classe politique locale depuis dix ans.

Situé en plein cœur du projet de rehaussement du haut de la rue Nationale, le CCCOD devra à terme côtoyer deux tours Hilton de trois et quatre étoiles, des commerces de standing (ApplestoreStarbucks, marques internationales de prêt à porter…), du patrimoine ancien (Eglise St Julien), un arrêt de tram avec une imagerie signée Daniel Buren, une portion de nature labellisée par l’UNESCO, en l’occurrence la Loire, dont le réaménagement a été confié il y a quelques jours à un cabinet d’architectes italiens. Il s’agira donc de faire de ce nouvel ensemble urbain l’un des joyaux touristiques de Tours, attirant couples fortunés d’Amérique et d’Asie en goguette autour des Châteaux, cadres sup’ de métropoles françaises en mal de week-end original, classes moyennes supérieures du département venues faire leurs emplettes à forte valeur ajoutée et bourgeoisie locale cherchant une mise en scène urbaine avantageuse, moins plébéienne que la place Jean-Jaurès et moins estudiantine que la Place Plumereau.

Faisant d’une pierre de taille trois coups, le projet « Portes de Loire » permet à la fois de repousser vers l’ouest le front de gentryfication, avec le déplacement de l’école des Beaux-Arts dans les anciens locaux de l’imprimerie Mame, le tout avec un petit incubateur de start-ups qui va bien, de concentrer et d’empiler place Anatole France des activités à très forte valeur ajoutée, étendant la puissance commerciale de la rue Nationale, et enfin de reconquérir cet espace laissé trop longtemps entre les mains des improductifs : étudiants, skateurs, sdf, fêtards et punks des bords de Loire, joggers et pique-niqueurs de passage.

Un laboratoire des politiques culturelles de demain

Seul bémol dans ce projet si flamboyant : le budget de fonctionnement. Ben oui, c’est pénible ça : il faut rallonger la facture tous les ans et puis, avec le prix de la vie qui augmente, c’est un véritable panier percé en des temps où « l’équilibre budgétaire » est devenu l’indépassable Graal, sorte de talisman qui fait et défait les pouvoirs.

Dans le cas du CCCOD, il semble que toutes les ficelles existantes ont été tirées pour avoir un équipement de rayonnement international au coût le plus juste, comme on dit dans les émissions de téléachat. Les frais de fonctionnement annuels s’élèvent à 1,5 millions d’euros, couverts à 25% par des ressources propres (entrées, redevances de la librairie et de la restauration, mécénat…), Tours Métropole assurant 570.000 euros de subventions.  Cependant, cette manière comptable de voir les choses masque la complexité du montage financier qui sous-tend l’opération et permet d’afficher une telle « austérité » toute libérale.

L’association loi 1901 Centre de Création Contemporaine bénéficie de l’utilisation du bâtiment communautaire pour la modique somme de 0 euros TTC de loyer chaque année. Deux espaces sont par ailleurs concédés à des entreprises privées : la restauration et la librairie, gérée par la Boîte à Livres, acteur incontournable du business de la vente de bouquins à Tours.

C’est le directeur du CCCOD lui-même, Alain Julien-Laferrière, qui livre avec fierté un premier effort de sobriété : « pour 4500 m², il faudrait 27 salariés et nous en avons 15 ». Et encore, il oubliait de préciser que quatre de ces salariés étaient en Contrat d’Accompagnement dans l’Emploi (CAE), bénéficiant d’aides de l’État et d’exonérations de certaines cotisations patronales – ces postes ayant été supprimés sur décision du gouvernement en septembre -, et que quatre autres sont en Service Civique (SC), contrat pris en charge par l’Etat pour des moins de 25 ans dans certains secteurs d’activité. En ce qui concerne l’entretien du bâtiment, un contrat de sous-traitance permet là aussi d’ajuster les frais honnis de personnel.

On aura bien sûr recours à un vivier de stagiaires de la faculté d’Histoire des Arts et de l’Ecole des Beaux-Arts toutes proches, éternellement reconnaissants de venir s’initier ainsi à l’art de l’actualisation de catalogues des œuvres d’Olivier Debré ou à l’organisation de petites expositions et décrochages. Il y a même un projet presque financé pour un thésard qui voudrait travailler sur le fonds laissé par le peintre-star de la Touraine.

Du reste, il est de bon ton de multiplier les partenariats avec d’autres institutions qui sauront valoriser un tel lieu. Le service culturel de l’Université François Rabelais, les services départementaux de l’Éducation Nationale ainsi que la célèbre association parisienne le Jeu de Paume vont permettre de mutualiser les charges telles que la médiation culturelle. Habile.

Enfin, le CCCOD est à l’avant-garde de la suppression de cette si dogmatique frontière entre secteur public et privé. De fait, le mécénat est devenu central dans ce type de projet et c’est monsieur le directeur lui-même qui nous éclaire encore une fois sur ce point :

« Nous sommes donc partis sur l’idée d’une participation du chef d’entreprise en direction de ses salariés, prenant un ticket qui lui permettant d’acheter autant de pass qu’il a de salariés. Il leur offre et chacun n’a plus qu’à le faire valider sur place. Le chef d’entreprise leur fait un cadeau montrant un intérêt pour sa ville, ce qui n’empiète pas sur le comité d’entreprise ou autre, et ils organisent un événement sur place pour la remise des pass à l’occasion des vœux, d’une réunion… »

Un nouveau public et un entrepreneur-bienfaiteur de plus au firmament de la ville, que demande le peuple ?

Et bien, quand on veut plus, on peut plus ! Le CCCOD saura également louer cet espace unique à l’entreprise ou à l’association ayant besoin d’un peu de prestige pour donner une élégante ampleur à ses agapes annuelles. Les Services Civiques – et jusqu’à l’automne les CAE – sont de la partie pour travailler lors de la soirée, sans prime, dans les conditions habituelles, histoire de fournir un haut niveau de prestation et quelque commentaire éclairé sur les œuvres entre la poire et le fromage. L’offre est tellement alléchante qu’Edgar Opticiensles Astuces de Laurent, l’Ordre des avocats ou le centre culturel européen Saint Martin ont déjà succombé. Sans parler des mécènes de la première heure comme Mécénat Touraine Entreprises – une émanation du Medef – Renault et une ribambelle de boîtes liées à l’acier, à la propreté, à l’ingénierie, au tourisme et au notariat.

On a besoin de bras dans la culture

Évoquer les conditions de travail et les droits dans le milieu associatif culturel, c’est un peu comme parler de sa première fois lors d’un repas de famille : ça ne se fait pas et on regarde avec un sourire catastrophé celui qui ose telle outrecuidance.

Pourtant, il y aurait bien quelques points à soulever dans cette première année d’existence… Par exemple, ce n’est que ces derniers jours, et après appel à la CGT et à l’Inspection du Travail, qu’une élection d’un délégué du personnel a été organisée, alors que le seuil légal des onze salariés permanents était atteint depuis des mois. Ou alors l’absence de compte épargne temps pour compenser le caractère irrégulier des temps de travail au CCCOD. Pas non plus de Comité d’Hygiène et de Sécurité et des Conditions de Travail, alors que la station debout de nombre de travailleurs et le contact avec des matières loin d’être neutres – par exemple l’énorme quantité d’huile de cuisine de l’installation de Per Barclay dont on ne connaît pas la concentration en germes, bactéries et poussières après des mois d’expo – devrait donner lieu à réflexion. Pas de convention collective qui s’appliquerait à ce secteur spécifique qu’est le travail en musée, c’est le simple droit du travail qui prime ici. De même, pas de surprime le dimanche ni les jours fériés, pas de ticket restaurant non plus alors que peu d’employés habitent en centre-ville.

Pour ce qui est des rapports salariaux, là aussi, le milieu sait rester d’une pudeur de diva. C’est ça l’associatif : on est tous sur le même bateau, liés par une passion commune et puis, la culture, c’est une grande famille, au fond. En plus, on se pique de modernité, au CCCOD, alors le management le plus cool est convoqué au quotidien : on se tutoie, on travaille tous ensemble dans un open-space et on se fait la bise. L’absence d’encadrement précis des Services Civiques est assez contraire aux principes du dispositif, mais comme on est dans la culture, c’est d’esprit d’initiative et de liberté dont on a besoin, ces même Services Civiques se retrouvant parfois à encadrer certaines activités des stagiaires en Master 1 & 2 de l’Université…

Pourtant, quelques indices nous feraient presque croire que l’on n’est pas si loin que ça d’une bonne vieille entreprise. Par exemple, les entretiens-bilans annuels de chaque salarié par la direction, pour fixer de nouveaux caps et optimiser les tâches, ou alors le message d’accueil obligatoire et calibré qu’il faut adresser à chaque personne qui rentre dans le bâtiment, ou encore l’effacement progressif de la nuance entre temps de travail et temps de repos, lorsque les salariés sont encouragés à distribuer des tracts du CCCOD en rentrant à la maison ou sur leur passage dans le tram ou à la Guinguette…

Et c’est là où les choses deviennent plus pernicieuses : une concentration de personnes réalisant des stages, CAE ou Services Civiques, de statuts précaires, de profils particuliers (jeunes, en phase diplômante, parfois loin de chez eux, poussés par Pôle Emploi, cumulant des CDD….), de passages souvent brefs dans la structure… tous ces éléments tissent un contexte qui est bien peu propice à l’émergence d’un discours critique ou d’un rapport de force qui permet aux travailleurs de faire valoir leurs droits. Souvent peu politisés, ambitieux et conscients que le réseau et les expériences à faire fructifier sur un CV sont essentiels, les travailleurs du secteurs acceptent de jouer le jeu sans plus de questions, usant de flagornerie, entrant en compétition avec les collègues, faisant des tâches qui n’étaient pas prévues à l’origine dans leur fiche de poste.

Cela, la direction l’a bien compris et il lui est donc possible de bénéficier à moindre frais de personnels compétents ultra-diplômés qui n’ont d’autre choix que de voir dans cette profusion de contrats précaires une opportunité. Ainsi, les CAE formés en interne qui étaient postés dans les salles et qui coûtaient presque deux fois moins qu’un SMIC étaient attribués à des personnes qui ne devaient pas relever du dispositif mais dont le profil et les compétences permettaient de dépasser la simple tâche de surveillance pour aller vers de la médiation artistique auprès du public. Rappelons que le statut officiel de guide national nécessite un Bac+5 et que leur rémunération est bien plus élevée que le SMIC… Ou pourquoi pas chercher un Service Civique qui pourrait faire avantageusement office de Community Manager à plein temps -contrairement à ce qu’autorise la réglementation, comme le révèle La Rotative – ?

Un peu de com’ sur une jambe de bois

Les habituels esprits chagrins pourraient s’offusquer de l’immense campagne de communication qui semble constituer la substantifique moelle de toute l’opération. Ainsi, même le chantier a été mis en scène et médiatisé par la publi-information locale (Nouvelle République, Info-tours et 37 degrés) afin de créer ce buzz si fertile en termes de notoriété et ce désir de CCCOD chez les Tourangeaux.

L’opération en est carrément devenue sublime lors de l’inauguration en mars 2017 avec ce vortex d’hommes politiques venus tourbillonner devant les caméras : François Hollande, qui aurait du être en campagne à ce moment-là et qui aurait pu annoncer son programme culturel pour le deuxième quinquennat s’il n’avait jeté l’éponge à l’automne – bien après avoir accepté l’invitation -, François Bonneau, qui venait parader devant ce beau bâtiment largement payé par l’institution qu’il préside, le Conseil Régional, Philippe Briand, potentat local de l’immobilier fervent partisan de tout ce qui peut mener à une augmentation des loyers et prix du foncier, Serge Babary, préparant déjà sa retraite dorée au Sénat après avoir bien ficelé le projet Portes de Loire. Vous rajoutez quelques artistes renommés, un ou deux Debré qui traînent par-là, une monarque scandinave, des jeunes gens photogéniques et vous avez la recette d’une inauguration réussie, couverte par les médias nationaux. L’Office de Tourisme défaillit de bonheur.

Mais cela n’est que l’écume de la vague Julien-Lafferrière, fin connaisseur du milieu de l’Art contemporain et de la novlangue afférente. Car attention, entre les mains d’un tel maître, la langue de bois devient objet précieux et les contradictions outrancières prennent la forme de l’orfèvrerie la plus fine. Petit florilège pour le plaisir des yeux.

Même si Alain est « hors des diktats du marché et de la tendance », il a su se saisir du vocabulaire si à la mode dans le business. Les termes « notre ADN », « prise de risque », « rayonnement », « collaborateurs », « investissement », « faire du VIP » ou analyses bien senties du type « Regardez le marketing, le monde des affaires… tous empruntent à l’art » côtoient allègrement les références artistiques – « La découverte d’Yves Klein a été un choc » – et les vibrantes déclarations philosophico-politiques du genre « je suis un militant de la gratuité des musées » ou « surtout, ne pas nous muséifier ». Intraitable et sans concessions il ose même un « d’entrée de jeu, nous n’avons pourtant pas joué la carte de la notoriété. Le point de vue théorique, que nous laissons aux historiens d’art, ne nous a jamais intéressés ».

Bon communicant, Alain cultive le sens de la formule. Vendre des pass ? C’est pas compliqué : « les gens veulent tous êtres VIP mais à la française, dans un sentiment égalitaire. Nous avons sorti une campagne d’abonnement pour adhérer à un club via lePass. Ce club est réservé à tous, cet oxymore certes contradictoire fonctionne et 3600 pass ont été vendus ». Son rôle de dénicheur de talents ? « Ce qui nous fascine toujours est ce moment décisif où un être décide de devenir artiste, et où la société occidentale, dans son génie, lui dit banco sans savoir ce qu’il deviendra dans 20 ans ! « . Son équipe ? «  Moyenne d’âge 30 ans, une expérience dans les meilleurs institutions, un certain état d’esprit : de l’élégance intellectuelle et personnelle ».

A l’aise avec ses classiques, Alain sait que le subventionneur, lui, ce qu’il veut, c’est de quoi nourrir son discours de marketing urbain. Alors, on sert de la mise en récit de l’urbanisme à chaque sortie : «Tours est une ville du sud et n’aime pas l’ostentatoire. Cela fait sourire quand je le dis mais Tours est une ville historiquement au sud de la Loire, fleuve qui fait office de frontière entre le sud et le nord de l’Europe », parfois on y va d’un fédérateur « ce bâtiment doit en être le symbole qui dit « venez à Tours, installez-vous ici, vous êtes dans une ville de la culture » », voire d’un lyrique « « Tours est devenue une métropole culturelle comme il en existe peu en France. En sortant de la gare, on tombe sur le palais des congrès, l’une des plus belles réalisations de Jean Nouvel et sur le tramway, signé par Roger Tallon et Daniel Buren. Et, à quelques stations, le CCCOD doit devenir ce lieu emblématique de vie et de rencontres, qui manquait à Tours » ou d’un pittoresque et pas du tout méprisant « comme nous ont dit beaucoup de Tourangeaux avant même l’ouverture nous sommes arrivés avec un regard de sous-préfecture, et sortis avec l’impression d’être dans une métropole ». Le meilleur ami des urbanistes s’impatiente même ces derniers jours, face au retard des travaux place Anatole France : « c’est un gros handicap, aujourd’hui les touristes ont du mal à nous trouver ». Le magazine 37 degrés nous apprend d’ailleurs que « des hôtels 4 et 5 étoiles pourraient se substituer aux établissements de 3 et 4 étoiles initialement prévus » et le directeur du Musée jubile : « ce serait capital, un vrai plus pour l’accueil. Aujourd’hui certains invités font l’aller-retour dans la journée depuis Paris car il n’y a pas l’équivalent des hôtels parisiens ici ». Snif. 

Précurseur de la dialectique macronienne du « en même temps », Alain multiplie les traits de génie, conciliant l’inconciliable :

«  C’est impensable pour moi de dire que l’on doit payer pour avoir un regard sur l’art. En revanche c’est vrai aussi qu’il faut financer les choses. C’est pourquoi on a essayé de trouver un équilibre entre les deux. La Grande Nef sera visible tout le temps de l’extérieur. Il y aura également des QR codes explicatifs sur les vitres. On pourra également entrer gratuitement au CCC OD pour avoir accès à la librairie ou au café et à l’étage avoir une vue plongeante sur la Nef et les œuvres qui y seront exposées. C’était important de garder cette entrée gratuite dans ce bâtiment qui a coûté 16 millions d’euros. »

Fidèle aux habitudes de son milieu, Alain sait également « name-dropper » comme il se doit. On lui demande d’où sort la prévision de 100,000 visiteurs par an ? Et bien « Ce chiffre ne sort pas de nulle part mais de plusieurs analyses, dont une menée par une agence qui a travaillé pour le centre Pompidou de Metz et la billetterie unique pour les musées de Venise » . Une question sur le premier projet de bâtiment ? « Le premier concours avait vu la participation inédite en France de Daniel Libeskind, architecte de la déconstruction à qui l’on doit notamment le musée juif de Berlin ».

Alain, il sait surtout bien s’entourer. Toute la presse locale y va de son portrait et de ses confidences mais pas que, il y a aussi France3, France Bleue, Le Figaro, Le Figaro Madame, les Inrocks, le Quotidien de l’Art, Connaissance des Arts et Le Journal des Arts qui couvrent avec bienveillance le CCCOD. Tous les réseaux sociaux sont investis (Facebook, Twitter, Instagram), les sites touristiques spécialisés (Loireavelo.fr et Touraineloirevalley.com) et immobiliers (Century 21.fr) ne sont pas négligés.

Et qu’importe s’il n’y a pas de fauteuil roulant disponible au CCCOD, que le tarif réduit pour les handicapés est restrictif, que les graviers empêchaient la circulation libre des personnes en fauteuil lors d’une expo, que les remarques dans ce sens s’accumulent dans les questionnaires de satisfaction, que la médiation hors les murs est inexistante, qu’il n’y a pas d’ateliers pratiques, que certains employés ne sont pas tendres avec les conditions de travail, qu’il y ait peu de familles, de minorités visibles et de chômeurs qui fréquentent les expos.

Conclusion

Que retenir de tout cela, finalement ?

1° Le dévoiement du statut associatif pour en faire un auxiliaire low-cost de l’action publique. Qu’une association à but non-lucratif comme le Centre de Création Contemporaine serve de marche-pied aux ambitions personnelles, devienne gestionnaire d’un équipement culturel public sur le long terme, brasse politiques et entrepreneurs pour se financer et produise des formes de travail essentiellement précaires est difficilement acceptable. C’est exactement pour éviter cette dérive que les pouvoirs publics ont crée en 2002 les Établissements Publics de Coopération Culturelle (EPCC) qui permettent un contrôle bien plus sérieux des conditions de travail et de l’argent public. Difficile de comprendre dès lors pourquoi les subventionneurs n’ont pas fait ce choix. Est-ce par affinités personnelles ? Par volonté de contrôler facilement une petite asso ? Pour faire des économies ?

2° Que se passe-t-il, au fond, au CCCOD ? Des investissements publics s’additionnent à du travail précarisé pour donner naissance à une structure voulu par le pouvoir politique et économique local qui aboutit au gonflement du capital symbolique d’un quartier – ici la place Anatole France – causant une augmentation des loyers, des fonds de commerce et des prix. Tout se passe comme si le capital collectif et le travail entraient dans une merveilleuse petite machine qui les transforme en capital symbolique et financier concentré entre les mains d’un petit nombre (propriétaires, promoteurs immobiliers, industriels du tourisme, commerçants et concessionnaires…). L’Art au service de l’extension de l’emprise des marchands, avec un vague discours cosmétique de démocratisation de l’accès aux œuvres. Une politique d’apparat qui nourrit la ségrégation spatiale.

3° Le CCCOD, malgré lui, est également une machine à légitimer certaines formes d’Art au détriment d’autres. Lieu d’exposition d’œuvres dites d’avant-garde, valorisées par des spécialistes et validées par le pouvoir politique qui finance leur médiatisation, il jouxte un espace de critique sociale avec une profusion de graffitis issue du mouvement de contestation contre la loi travail (2016). Résultat : les œuvres à l’intérieur du musée sont valables et reconnues esthétiquement, les peintures hors bâtiment sont qualifiées de dégradation et de délire idéologique, elles sont donc naturellement supprimées. Fait intéressant, ce sont des intermédiaires – des artistes de rue mais légitimes car choisis et rémunérés par la mairie – qui ont dans un premier temps recouvert les inscriptions avec des grafs neutres (animaux, thématiques futuristes…). Quelques mois plus tard, ce sont des palissades à la gloire du projet urbanistique qui ont rendu la place plus conforme à l’idée de ville bien tenue.

4° Cette configuration et sa permanence dans le temps ne peut que favoriser la concentration extrême du pouvoir entre quelques mains, comme le montre l’exemple d’Alain Julien-Laferrière, personnage central dans l’ensemble du processus décrit : son parcours lui a permis de cumuler les fonctions qui produisent, par leur croisement, une indéniable capacité d’influence et d’action. Directeur du CCCOD, administrateur du Jeu de Paume, détenteur de parts dans des galeries d’art, agent d’artistes et collaborateur à Beaux-Arts magazine, il est un spécialiste reconnu de son milieu et participe à animer le marché de l’art, découvrant de jeunes talents et conseillant des acheteurs. Devenu un acteur culturel incontournable pour le pouvoir politique local, Julien-Laferrière connaît toutes les personnes qui comptent, y compris dans l’administration et les médias. Œuvrant pour drainer l’argent du mécénat qui intéresse pas mal d’entreprises sur un plan fiscal, il rencontre les principaux entrepreneurs du coin. Figure de la diffusion de l’art contemporain, il a participé à la structuration et à la direction de l’Association Nationale du Développement des centres d’Art Contemporain (DCA) et de la Fédération des Professionnels de l’Art Contemporain (CIPAC) et à ce titre, il connaît tous les pontes de ce petit milieu.

Alors voilà Alain devenu, avec ses quatre casquettes, ce que l’on appelle un gourou de son milieu. Rien de magique, d’ésotérique ou de sectaire là-dedans, c’est ainsi que l’on nomme les individus ayant acquis un tel pouvoir et un tel réseau dans un champ social donné qu’ils peuvent produire des prophéties auto-réalisatrices. Avec l’oreille et la confiance des hommes de pouvoir, il participe aux modes, identifie les artistes dans le coup, oriente les règles du jeu et produit de la visibilité.

« Je ne suis pas dans les réseaux […] A tel point que je me suis renseigné, il y a quelques années, pour savoir comment ils fonctionnaient » livre Julien-Laferrière au Point en 2007. Pour un homme qui connaît personnellement tous les ministres de la culture depuis Jack Lang, qui a reçu deux chefs de l’Etat pour l’inauguration de son centre, qui compte François Pinault, le boss du Boston Consulting Group, la fine fleur du patronat tourangeau, de grands professeurs de médecine ou des architectes de renom et bon nombre d’élus parmi le « Cercle des Amis du CCC », c’est pas mal.


Sources :

http://www.lepoint.fr/actualites-region/2007-01-17/au-coeur-des-reseaux/1556/0/33223

https://www.37degres-mag.fr/culture/le-ccc-od-est-un-lieu-emblematique-pour-la-ville-de-tours/

https://www.lanouvellerepublique.fr/actu/c-est-le-lieu-emblematique-qui-manquait-a-tours-2

https://www.la-croix.com/Culture/Alain-Julien-Laferriere-defricheur-tourangeau-lart-contemporain-2017-03-10-1200830803

http://mowwgli.com/28038/2017/11/09/rencontre-alain-julien-laferriere-directeur-cccod-tours/

https://www.37degres-mag.fr/culture/cccod-fete-anniversaire-cest-lheure-grand-bilan/

https://larotative.info/au-centre-de-creation-2685.html

http://www.cccod.fr/

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