Tribunal de Grande Instance de Paris — 23ème Chambre Correctionnelle spécialisée dans les comparutions immédiates — 30 juin 2018. Voici un compte-rendu, tiré de quelques heures passées dans les dédales du gigantesque bâtiment inauguré il y a peu, porte de Clichy. Voici ce qu’est cette justice pénale du quotidien — silencieuse, expéditive et douloureuse —, escamotée et gérée par des experts puis instrumentalisée de temps à autre par le pouvoir politique.
15 000 personnes passent devant la 23ème chaque année, temple de la Justice en « temps réel » et rationalisée. Cette chambre est la face émergée de la Section P12, située dans le bâtiment même du Tribunal. Il s’agit d’un pool de procureurs qui gère les flags dans la capitale et qui applique depuis une vingtaine d’années le concept de « gestion des flux judiciaires » avec des substituts du procureur qui suivent en direct, sur des plateformes téléphoniques et avec un micro-oreillette, les appels des officiers de police judiciaire de toute la ville. En moyenne, chaque substitut reçoit 85 appels par jour et peut consacrer à chaque affaire un maximum de 5 minutes. Les consignes en matière de poursuite sont issues des théories de « tolérance zéro » importées du New York des années 1980 : tout délit, même minime, doit être enregistré par la police, signalé au parquet, traité le plus rapidement possible et donner lieu à une réponse pénale afin que les délinquants soient assurés que leur déviance sera sanctionnée et améliorer ainsi le sentiment de sécurité des concitoyens.
Dans le temple de la Justice moderne
Le voilà, le bâtiment qui accueille les services judiciaires de la capitale, remplaçant la Conciergerie de l’Ile de la Cité où l’on opérait à l’étroit et dans une vétusté patrimoniale depuis 150 ans.
Après quinze ans de tergiversations au sujet du site à choisir, c’est en 2012 que le quartier des Batignolles est définitivement confirmé pour accueillir le projet. Ce sera un partenariat public-privé avec Bouygues et des fonds d’investissement écossais et hollandais qui s’occupera de la mise en œuvre du chantier à 2,7 milliards d’euros dont un petit milliard pour le simple bâtiment de 160 mètres de haut, 38 étages, 120.000 m2 de surface de bureaux, de salles d’Audience et d’archives. L’Etat versera d’ailleurs à Bouygues une redevance annuelle de 90 millions d’euros pendant 27 ans pour couvrir les frais de notre bétonneur préféré.
Mais, conformément aux grands chantiers urbains contemporains, le Palais de Justice n’est que la locomotive d’un projet bien plus vaste : ligne de tram, extension de lignes de métro, espaces verts, rénovations diverses, projets immobiliers d’investisseurs privés attirés par la réhabilitation du quartier. C’est un énième avatar de la gentryfication à l’œuvre à Paris depuis 3O ans, avec son cortège d’augmentations de loyer, de taxes et de transformation de logements en bureaux – on imagine le nombre de cabinets d’avocats qui auront la volonté de s’installer dans le quartier à terme – .
Il est vrai que la presse a révélé quelques menus problèmes dans l’ouvrage : inondations des sous-sols dédiés aux archives et aux scellés lors de l’épisode pluvieux du printemps dernier, un incendie la semaine passée, des gros soucis de sécurité avec des alarmes intempestives (400 par jour en moyenne !) et un sous-effectif chronique des différents personnels… mais bon, the justice must go on.
Au théâtre ce soir
Le samedi, l’entrée se fait par une porte latérale, non signalée, si ce n’est par deux gars en costume pas cher qui fument une clope pour tromper l’ennui. Ce ne sont plus les gendarmes et policiers qui assurent le filtrage à l’entrée mais des sociétés privées, si reconnues pour les conditions de travail qu’elles proposent à leurs « collaborateurs ». Ils rechignent à laisser rentrer, assurant qu’il n’y a rien le samedi. Il faut savoir ce que l’on cherche et insister. On passe le portique, ça sonne, on revient sur ses pas pour vider ses poches, « oh ça sonne à chaque fois de toutes façon, vous pouvez y aller ». Original.
Le bâtiment est grand et impressionnant, très lumineux, avec une signalétique assez discrète – on plaint d’avance les personnels de l’accueil qui devront répondre inlassablement aux mêmes questions, d’autant plus avec des usagers stressés par la fréquentation d’un tel lieu -. Aujourd’hui, il n’y a personne, quelques policiers s’ennuient dans le hall principal et se prennent en photo, sous une nuée de caméras de « vidéoprotection ».
Une fois trouvés les écrans qui indiquent la salle de l’audience et on y arrive sans trop de difficulté, sans fouilles supplémentaires comme cela était le cas dans l’ancien Palais de Justice. La salle est à taille humaine, le mobilier est fonctionnel, la clim’ marche, pas de fioritures ou de débauche de symbolisme, c’est propre, visiblement facile d’entretien et il y a une insonorisation efficace qui étouffe pas mal la circulation incessantes des avocats, interprètes et greffiers. Le tribunal dispose de geôles modernes et de box pour les rencontres des prévenus avec leur avocat. A première vue, cela semble bien plus digne comme conditions aussi bien pour les magistrats que pour les accusés.
En regardant de plus près, ce qui frappe, c’est l’équipement informatique. Dans l’ancien Palais de Justice, les greffiers avaient des ordinateurs hors d’âge, certains amenaient même leur portable. Ici, il y a un vidéoprojecteur, quatre grands écrans pour la salle, des ordinateurs pour les magistrats, des tablettes pour les avocats. Toutes les pièces de la procédure sont dématérialisées pour faire des économies. Terminés, les chariots de dossiers et les juges ensevelis derrière des monceaux de papier, le nez plongé dans les procès verbaux, sans un regard pour le prévenu ou les parties civiles. Assez vite, une avocate met fin à cet idylle avec la machine : elle se plaint du fait que tous les documents d’une procédure soient numérisés en un seul fichier de plusieurs centaines de pages qu’il faudra tourner de coups de doigt compulsifs. Elle avoue d’ailleurs ne pas avoir été jusqu’au bout, redoutant probablement la tendinite de l’index. Les mauvais esprits pourront s’inquiéter du prix de tout cet équipement sur la durée, des piratages éventuels et des frais de gestion pour tout maintenir à jour et en état de marche.
Les professionnels présents sont une bonne vingtaine. Les magistrats, avocats et escortes sont jeunes, entre 25 et 30 ans, ils sont en très grande majorité des femmes. Il y a un collège de trois juges, un homme et deux femmes, dont la présidente de séance. La présidente, elle a un peu de métier, elle sait faire tourner la boutique avec fluidité, elle a une parole simple et tranchante, il faut aller vite et à l’essentiel. Ses deux collègues sortent tout juste de l’Ecole Nationale de la Magistrature, le gars est assez ferme dans le ton et l’attitude, sa collègue est plus hésitante, lit beaucoup et regarde peu les prévenus, perdue parfois dans le vocabulaire technique, sans se rendre compte qu’elle n’est pas comprise par le principal intéressé. La Procureure est également jeune, une tête de première de la classe un peu sympa qui joue à la dure, elle nous épargne les leçons de morale et ça, c’est pas rien ici.
Les avocats sont très jeunes et avec un look d’étudiant d’Assas fraîchement reçu au barreau qui s’encanaille dans la justice pénale pour montrer à papa et maman qu’il en a dans le ventre. Bijoux, chaussures et tatouages discrets que l’on devine ramenés en souvenir d’un voyage de fin d’études « trop sympa » avec les copains de promo en Thaïlande ne trompent pas trop sur l’origine sociale de ces jeunes gens. Ils défendent avec conviction et n’hésitent pas à mettre en cause les policiers et la conduite de la procédure. Par contre, ils sont très distants avec leurs clients, il est vrai, croisés le matin même pendant dix minutes au mieux. Cela semble un exercice formel d’école mais la prise en compte du malaise et de la personne du prévenu ne fait pas partie du pack fourni par l’aide juridique… Après les affaires, ils se retrouvent au fond de la salle à pianoter sur leur portable et à discuter à voix basse. A la pause, on taille le bout de gras avec la Procureure, on rigole, on a même un fou rire lorsqu’un prévenu a une réponse à côté de la plaque.
Les escortes sont jeunes, très jeunes et ils s’ennuient. Ils regardent dans le vide, grimacent quand un avocat a l’audace de mettre en doute la parole d’un collègue…et se font des signes pas très discrets avec les gendarmes qui surveillent la salle et qui ont accès au score de l’équipe de France en direct sur leur téléphone, plus accessible que leur arme de service.
La greffière tape discrètement, l’huissier virevolte et fais des allers-retours à l’extérieur, au téléphone avec sa femme, si on en croit mes indiscrétions. Il y a trois interprètes dont deux retraités. La mamie pique du nez pendant que le papy, visiblement habitué, déguste l’ambiance plus stimulante qu’au club scrabble. Pas de public, comme d’habitude. Un gendarme étonné me rattrape même à la sortie pour me demander si je ne fais pas « un métier un peu particulier ».
J’entre dans la salle à 16h, la séance a débuté depuis 13H30, mais les dossiers arrivent encore et les trois juges les examinent en diagonale pendant les temps morts de l’audience, la tête penchée, comme s’ils écoutaient attentivement telle ou telle promesse d’amende honorable d’un prévenu.
* affaire 1 *
Un homme, Marocain, la cinquantaine bien tassée, des cernes amples, un rictus crispé vissé à la mâchoire qui donne l’impression d’un sourire inquiétant et les paupières pincées quand la juge parle, comme pour mieux encaisser les paroles.
Fils unique, son père est parti lorsqu’il était très jeune. La mère, avec des problèmes psy, a développé un Alzheimer précoce et c’est le prévenu qui s’occupe d’elle depuis de années, touchant un salaire d’assistant de vie. Il est lui-même atteint de troubles dépressifs profonds identifiés à l’hôpital mais sans suivi spécifique, c’est le médecin généraliste qui délivre de temps à autre quelques médicaments, du reste pas toujours pris. L’état de la maman s’est dégradé et elle a été envoyée en EHPAD. Resté seul dans le trop grand HLM familial, l’homme avoue être parti en vrille à cause du désoeuvrement et de la tristesse. Une ancienne querelle de voisinage qui lui avait déjà valu une condamnation pour agression s’est réveillée alors. Il menace le fils du voisin, un jeune gaillard de 20 ans, avec un couteau, en hurlant. Les voisins portent plainte et la BAC déboule.
En comparution immédiate, l’enquête sociale et l’examen psy se limitent, quand ils sont faits, à une quinzaine de minutes. L’état mental de l’homme pose souci et le dossier médical est trop parcellaire. La juge décide d’un renvoi au 9 aout pour laisser le temps d’une véritable expertise médicale. En attendant, l’homme est considéré comme trop instable, on l’envoie donc en détention provisoire. Il est effondré et demande la parole pour promettre de se tenir à carreau et de reprendre ses médicaments. « On ne se prononce pas sur l’affaire, monsieur, c’est à cela que servira l’audience dans un mois » claque la juge. Prison. Et « les 127 euros forfaitaires pour les frais de procédure, avec 20% de ristourne si payés dans le mois ».
Son avocate retourne avec ses copines avocates dans la salle, son portable dégainé aussi sec.
* affaire 2 *
Deux jeunes maghrébins tout juste majeurs arrivent. Ils sont accusés du vol d’un téléphone dans un TGV puis de violences, d’outrage, de rébellion et de menaces de mort envers les policiers venus les arrêter. Arrivés en France il y a quelques années en tant que mineurs isolés, ils n’ont bénéficié d’aucun accompagnement et ont erré, sans domicile fixe, de ville en ville – Marseille, Lyon, Paris… – jusqu’à se faire arrêter il y a quelques jours.
Ils nient les insultes et les coups et l’avocate s’étonne des énormes lacunes de la procédure : les deux gamins n’ont pas eu d’interprète en garde à vue, ni d’avocat, ni de visite médicale, alors même que l’un d’eux à une plaie ouverte au crâne dont témoigne son sweat Adidas contrefait maculé de sang. On leur reproche également d’avoir refusé de se soumettre à la prise de leurs empreintes digitales et ADN. Eux arguent qu’ils n’ont pas compris, en l’absence de traducteur. Sans papiers et sans casier judiciaire, la Procureure les soupçonne de dissimuler leur identité. Un des prévenus s’énerve un peu, il aurait procédé à l’enregistrement de ses empreintes le matin même. « Ah oui, je vois à l’instant le papier » avoue pas vraiment gênée la représentante du Parquet.
Les policiers insultés et menacés, témoins et partie, se constituent partie civile, l’avocat du commissariat est là, ses requêtes bien rodées.
Dans le doute, la juge préfère renvoyer l’audience au 9 aout afin de laisser le temps à l’identification judiciaire et à la médecine légale de statuer sur l’âge et les noms des prévenus. Sans garanties, les deux sont envoyés en détention provisoire. Prison. Les deux accusés sont atterrés et celui qui est blessé montre sa plaie à la juge et dit que ce sont les policiers qui ont été violents. Là encore, la juge le fait taire : « on ne juge pas de l’affaire ici, monsieur, vous donnerez votre version des faits lors de l’audience ».
Ah, et « les 127 euros forfaitaires pour les frais de procédure, avec 20% de ristourne si payés dans le mois ».
* affaire 3 *
Et voici un homme de 26 ans, Algérien, sans papiers, SDF. Il présente bien et a l’air très serein, il écoute avec calme l’interprète qui résume, on l’imagine, la parole de mitraillette du juge. On lui reproche d’avoir participé à un vol en réunion avec un mineur dans un tourniquet du métro gare du Nord. Le jeune est renvoyé devant un tribunal spécifique et est donc absent, on sait cependant qu’il a avoué lors des interrogatoires avoir soustrait un portefeuille dans le sac d’une jeune femme puis l’avoir remis à l’accusé. Ce dernier nie tout et dit que c’est le jeune, à l’arrivée des policiers qui les surveillaient discrètement, qui a glissé le portefeuille dans sa poche.
Le juge ne le croit aucunement et invoque la sacro-sainte vidéosurveillance et l’expérience des policiers, il répète plusieurs fois les mêmes questions pour faire avouer le prévenu, ce dernier ne se démonte pas et reste, imperturbable, sur sa position : il allait juste prendre le train pour la Belgique pour rejoindre une cousine avec qui il va se marier, considérant qu’il n’y a pas de perspectives en France. Le juge semble déçu mais il lâche, le temps tourne.
L’avocat qui a eu accès aux images n’est, de son côté, pas convaincu : on voit juste une photo floue des deux protagonistes dans le tourniquet, rien d’autre, et puis… « la BAC, on la connaît, ils sont là pour arrêter des gens alors, ils en arrêtent ».
Un passionnant débat sémantique se noue alors autour de la déclaration du prévenu qui a désigné son présumé complice comme étant un ami. La cour considère que cela prouve le vol en réunion, l’avocat de la défense et l’interprète tempèrent l’enthousiasme des magistrats avec une analyse sur le sens du terme « ami » en langue arabe. Pas facile de tenir le timing, décidément.
Avec un casier vierge, il prend quatre mois avec sursis. Le juge lui conseille de mener à bien son projet et de partir en effet ailleurs. Faudra cependant pas oublier « les 127 euros forfaitaires pour les frais de procédure, avec 20% de ristourne si payés dans le mois ».
* affaire 4 *
C’est au tour d’un homme de 28 ans, Marocain, sans papiers, sans emploi, arrivé en France comme mineur isolé à 16 ans, aucune aide, aucune formation, il a besoin d’un interprète, douze ans après être arrivé ici, signe sidérant de sa désocialisation ancienne. Il loge chez les parents de sa copine, enceinte depuis peu. Le père de la jeune femme a viré le prévenu du domicile il y a quelques jours et ce dernier s’est retrouvé de nouveau à la rue. Il est accusé d’avoir volé par ruse une valise dans un train. Les policiers qui le suivaient à cause de son attitude suspecte – ben oui, que fait un Maghrébin dans un TGV à 6h15 ? – l’arrêtent illico.
L’homme a déjà été condamné neuf fois pour des faits similaires et il a été condamné à chaque fois à des peines de prison ferme de quelques mois. L’avocat, assez habile, propose que pour une fois et vu la situation familiale de l’accusé, on prononce une peine avec sursis et mise à l’épreuve avec un accompagnement des services sociaux pour trouver un emploi. Le prévenu est prostré, il écoute la traduction tant bien que mal, s’excuse un peu, mais l’avocat entend mener le jeu, reléguant son client au rôle de figurant, faut laisser bosser les pros.
Magnanime, la cour accepte la proposition : 6 mois avec sursis et mise à l’épreuve. Avec des conseillers en insertion et en probation qui suivent en moyenne 200 condamnés chacun en Ile de France, on croise fort les doigts. Et avec ça, « les 127 euros forfaitaires pour les frais de procédure, avec 20% de ristourne si payés dans le mois » bien sûr.
* affaire 5 *
Un jeune homme tremblant est amené par les escortes. Il a 22 ans, orphelin, sans papiers, il est arrivé en tant que mineur isolé de Tunisie, il a besoin d’un interprète, lui aussi. Il a commencé à travailler à treize ans puis est devenu tatoueur et maintenant pizzaïolo. Tout ça au black, mais le tribunal ne posera pas plus de questions sur les employeurs indélicats, on est au pénal, ici, faut pas se tromper de coupable.
Le jeune homme a déjà un enfant sur lequel il n’a aucun droit et il habite chez sa nouvelle copine, dans le 93.
Il y a deux nuits, après avoir beaucoup bu, pris de la coke, des amphets, de la MDMA et fumé quelques joints, il a trouvé un sac à dos par terre avec des clefs de voiture. Il appuie sur le bip et là, la voiture devant lui s’ouvre. Il ne sait pas conduire mais prend tout de même le volant. Il fait quelques kilomètres dans Paris, en première vitesse puis, en contre-sens, il tombe nez à nez avec une voiture de police. Il les évite en rentrant dans une voiture garée là puis s’enfuit en courant, se cache dans des buissons à quelques centaines de mètres de là, dans un square, mais la BAC le retrouve.
Sa parole est saccadée, il est au bord du sanglot en permanence, se confond en excuses et répète inlassablement que c’est de la faute de la drogue et qu’il a tout fait pour ne pas percuter les flics. Il n’a pas dormi et est en plein redescente, et comme il a perdu son portable, il n’a pas pu prévenir sa copine. Une situation idéale pour rendre justice en toute sérénité.
La voiture était en fait louée par un technicien de cinéma pour un tournage. Constitué partie civile, il demande 250 euros de dommages et intérêts pour son sac à dos – retrouvé dans la voiture – et pour son retard au travail le lendemain matin car il a du aller au commissariat. Il n’est pas présent, mais il a une avocate avec un beau Mac-Air.
Avec un casier vierge et une pension à verser, il est condamné à cinq mois de prison avec sursis, assortis d’une injonction de soins, en réalité, avec le manque de moyens, de simples testes sanguins réguliers pour vérifier qu’il est clean. Il doit verser 200 euros à la « victime ». Et comme il travaille, c’est « 357 euros forfaitaires pour les frais de procédure, avec 20% de ristourne si payés dans le mois ».
* affaire 6 *
C’est maintenant un homme de 31 ans, SDF algérien sans papiers déjà condamné à quitter le territoire, qui se lève. Il a quitté son pays il y a des années à la suite d’une agression violente dont il tient à montrer les traces sur son corps. « C’est bon merci, on vous croit sur parole, monsieur » coupe la Présidente, avec un regard complice et amusé avec les autres toges de la salle. Lui aussi a besoin d’un interprète.
L’homme travaille au noir sur des marchés, pour environ 400 euros par mois, il évoque une dette de 200 euros envers un homme peu fréquentable mais là encore, c’est hors sujet pour la Cour.
Il est accusé, dans une rame de métro, de complicité dans le vol d’un portable. Il a été vu par des policiers en civil pousser du pied le portable sous un siège après que son présumé partenaire, un mineur absent au procès, lui ait donné le téléphone. Lui, dit qu’il ne connaît pas le jeune et que ce dernier a voulu se défausser du portable, une fois repéré par la police. Le téléphone a été restitué, pas de témoins, pas d’images, juste la parole des policiers.
Personne n’a de questions, l’avocate plaide sobrement la relaxe par manque d’éléments précis dans le dossier, le prévenu s’excuse d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment et la Présidente semble expédier légitimement l’affaire, la pause approchant…avant de constater avec effroi que le bip de la porte du box des accusés venait de retentir, faisant apparaître cinq nouveau gaillards.
La victime demande 300 euros au titre du préjudice moral, il est absent mais représenté par l’avocate qui aime tant la marque à la pomme.
Il est condamné à 5 mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve pour s’assurer qu’il cherche un logement et un vrai travail. Il devra verser 100 euros à la victime. Une semaine de taf aux puces de St Ouen, en somme. Enfin, c’est sans compter avec « les 127 euros forfaitaires pour les frais de procédure, avec 20% de ristourne si payés dans le mois », une petite dizaine de jours de marché en plus.
Il est 19h, la première pause est enfin ordonnée par la présidente qui marque un peu le coup. Après avoir confondu deux dossiers, elle prévient la Procureure que « ça ne va pas aller en s’arrangeant ». Vers 20h, l’Audience reprend, il reste cinq dossiers, on sera peut-être sortis avant minuit. Les dernières sentences seront rendues dans le brouhaha le plus total, une petite ambiance festive de fin de semaine avec les promesses du week-end bien mérité s’empare des robes noires au terme des dix heures d’audience. Deux mandats de dépôt quand même en sus.
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Ce qui manque aux criminels, aux petits malfrats et aux sales raclures, ce qui leur manque, peut-être, c’est un discours. Un récit apporte avec lui des choses importantes : il nimbe nos actions de nouvelles significations, comme de trouver les mots pour dire son mal et que nos grimacements cessent d’être interprétés par d’autres. Qu’enfin ce soient les personnes qui accomplissent les actes qui donnent leurs motifs, et pas seulement ceux qui ont l’habitude d’avoir raison, toujours raison.
Aujourd’hui, lorsqu’un homme, dans la rue, vole un portable, ou lorsqu’une femme braque une boutique avec un flingue et le visage dissimulé, tout un concert de voix s’élève, véritables beugleries multiples qui, étonnamment, disent toutes plus ou moins la même chose, font vibrer les mêmes cordes dans les entrailles de la foule, des cordes devenues rigides à force d’être jouées et il faut voir la corne qui couvre les doigts de ceux qui rédigent les journaux télévisés, des cordes appelées peur, appelées ressentiment, appelées qu’on les pende sur la place publique et leurs enfants avec.
C’est que, lorsqu’on raconte le crime, on raconte la victime, on raconte les dégâts irréparables, on raconte les risques de récidive. On montre moins l’endroit dans lequel vivait le voleur, on parle moins des centaines de milliers de chômeur, on ne dit pas la galère de chaque journée que Dieu a fait pour nous sur cette terre du berceau au cimetière. Si les malfrats se mettent à causer, à vraiment causer à plusieurs et qu’on commence à les entendre, peut-être, les choses changent un peu d’aspect. Si justement on se met à écouter les histoires qui sont les leur, les explications qu’ils donnent à leurs actes, on apprend quelque chose.
Il faut voir ce que sont les vies de la plupart des humains dans certains coins. Il faut essayer de faire un tant soit peu pénétrer dans nos êtres, non seulement dans la pensée mais aussi dans le corps qui ne trouve pas ça bien naturel, ce qu’est l’humidité et le froid d’une maison sans fenêtre et sans porte. Ce qu’est l’abrutissement d’une vie où chaque mois est un recommencement. Ce que sont les grincements entre l’impossibilité de voir plus loin que la semaine prochaine et le prêt à cinq ans contracté pour payer la voiture. Cinq ans, qu’est-ce que ça veut dire lorsque le travail est à la journée ?
Et bien sûr, il faudrait aussi vivre un tant soit peu les coups, ceux qui sont donnés, ceux qui sont reçus pour de bon, dans la chair, et ceux qui sont pris chaque jour lorsque la télé montre des gens beaux et riches à la peau si blanche et toutes ces dents dans leur bouche, ne seraient-ils pas d’une autre race absolument ? Si les criminels parlent de ces choses-là, est ce qu’on ne se met pas à les voir autrement ? Le problème, bien sûr, c’est qu’il est bien plus facile d’exposer aux yeux de tous la femme dont on a trouvé la main dans un sac ou l’empreinte digitale sur le volant de la voiture, que les multiples traces, subtiles et toujours ambiguës, que laisse l’intégralité d’une mécanique qui, de fait, met une majorité d’êtres humains aux services d’une minorité, et pour pas grand-chose d’autre en retour que le droit de se perpétuer dans le temps et de jouir des choses dont on tolère qu’ils jouissent, c’est-à-dire, bien souvent, de celles qui se payent en monnaies péniblement gagnées. Les mains des voleurs, on peut toujours les couper, et il y a là quelque chose de bien rassurant. Pour un peu, on les clouerait sur la porte d’entrée pour éloigner nos peurs, c’est que ça vous rassérène un être, deux mains coupées sur un pas de porte.
Il faudrait que les brigands parlent, et peut être que le travailleur qui désormais ne sort plus la nuit se rendrait compte d’à quel point leurs problèmes sont similaires. C’est assez admirable : deux individus ont en commun la grande majorité de leur existence, de la rue où ils habitent à leur endettement, de leurs maigres perspectives d’avenir à la façon dont ils parlent, et pourtant, grâce à certains phénomènes telles que la télé, les médias de masse ou la ségrégation spatiale, mais surtout, au fond, grâce à des sommes d’argent assez conséquentes, environ des milliers de milliards de pesos si on ajoute la retenue, on parvient à faire en sorte que le pauvre qui travaille se sente plus proche du riche qui vit à l’autre bout de la ville dans une maison terrible, c’est-à-dire grande et chaude avec fils barbelés électriques et piscine intérieure, que de l’autre pauvre qui a un travail qu’on n’accepte pas et qui s’appelle le vol.
Bien évidemment, ça ne veut pas dire grand-chose « il faudrait que les brigands parlent », il y a peu d’argent à gagner en diffusant la parole des voleurs et ça ne fait pas vendre des masses, c’est une idée de rêveur. Et pourtant, même les aboiements des chiens finissent par avoir l’attention des voisins, lorsqu’ils s’endorment et qu’ils réalisent que dis donc, ça fait un moment qu’ils gueulent ceux-là qu’est ce qu’il se passe ?
Texte écrit à Montevideo (Uruguay) par Robin Trémol fin 2017
Inscription située dans le grand hall du Palais de Justice de Paris – Batignolles
Un commentaire sur “Nouveaux visages de la justice de classe #4”