Les chiffres, les sigles, les personnes. Rencontre avec les jeunes du camp de fortune de Saint Pierre des Corps.

Depuis quelques années, et comme dans toute l’Europe, l’Indre-et-Loire voit le nombre de mineurs étrangers isolés arrivés sur son territoire fortement augmenter : ils étaient 250 à demander l’aide du Département en 2016, 500 en 2017, probablement plus de 1000 cette année. Et c’est bien leur droit, car, dans la Constitution française, tout mineur, quel que soit son statut et son origine, doit être protégé par les institutions, en l’occurrence par le Département et son service spécialisé, l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE).

Depuis plusieurs mois, l’absence de prise en charge digne de ce nom par le Conseil Départemental a des conséquences terribles sur la vie de ces jeunes. Pour sortir des idées reçues et des simplifications médiatiques et politiques, voici 25 biographies singulières de ces adolescents regroupés par des associations dans un campement de fortune à Saint Pierre des Corps, pour éviter qu’ils ne se retrouvent à la rue, encore plus vulnérables.

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Le Conseil Départemental d’Indre-et-Loire est actuellement dirigé par Jean-Gérard Paumier, ancien haut fonctionnaire du département en charge de la direction générale des services administratifs et ancien maire de la ville très huppée de Saint Avertin, dans la périphérie bourgeoise de Tours.

Depuis deux ans, M. Paumier et sa majorité de droite ont fait le choix de la ligne dure, reprenant un argumentaire devenu désormais classique pour une large frange de la classe politique du pays. Ils vilipendent parfois l’Etat qui, de fait, n’aide pas les Départements à faire face financièrement à l’enjeu migratoire. Ils crient souvent à la menace que font peser ces flux humains sur les finances du Département. Ils agitent infatigablement le spectre du vote pour le Rassemblement National pour cause de trop plein de migrants. Ils s’émeuvent, plus rarement, des drames humains, toujours renvoyés à la responsabilité des méchants passeurs. Enfin, ils qualifient régulièrement ceux qui réclament que le Département s’acquitte de ses obligations de doux rêveurs moralistes qui ne connaissent rien à la réalité budgétaire.

Pour M. Paumier, gestionnaire et administrateur dans l’âme, le sujet est donc d’abord financier – « ce n’est pas à nous de payer » – et politicien – taper sur l’Etat macroniste ne peut faire de mal pour les prochaines élections, dans un département ou les Républicains passés à En Marche sont légion -. Il n’hésite pas dans la presse à comparer le « coût » de l’accueil des mineurs isolés à celui de la rénovation d’un collège ou de brandir la menace terrible d’une « augmentation des impôts de 11 points ». De même, il sait jouer de la mise en compétition de la solidarité, suivant le bon vieux poncif « plus on accueille des mineurs étrangers, moins on s’occupe comme il le faut des nôtres ». Sauf que l’ASE, qui s’occupe également de centaines de jeunes avec de lourdes problématiques familiales, est loin de recevoir le minimum décent pour fonctionner normalement, le système ne tenant que par les efforts des éducateurs spécialisés et de certains cadres, exténués.

Aussi, lorsque les médias locaux s’émeuvent depuis avril du sort de ces jeunes, M. Paumier n’a qu’à appeler l’ami Olivier Pouvreau de la Nouvelle République pour que la communication du Département se retrouve en pleine double page du quotidien le plus lu du coin.

En bon technocrate, M. Paumier parle de millions, d’investissement, de flux, de décentralisation, de transferts de moyens et déshumanise le problème en utilisant des acronymes désormais consacrés, tels que MNA (Mineur Non Accompagné) qui s’est d’ailleurs substitué au terme Mineur Isolé Etranger (MIE), probablement trop misérabiliste. Face à l’augmentation des besoins de la protection de la jeunesse, les budgets ne suivent pas. M. Paumier étrangle donc l’ASE pour jouer la montre, mettre la pression à l’Etat et pousser les mineurs demandeurs d’aide à aller voir ailleurs si la solidarité est plus verte.

Alors que le délai légal pour qu’un mineur soit reçu et évalué par l’ASE est de cinq jours, désormais, les jeunes doivent attendre cinq semaines ; alors que ces jeunes devraient être mis à l’abri pendant la procédure, ils se retrouvent à la rue, dépendant d’associations bénévoles ; alors qu’ils devraient avoir les mêmes droits que les mineurs « nationaux », ils se retrouvent le plus souvent dans des chambres d’hôtel, isolés, plutôt qu’en foyer ou en famille ; alors qu’ils devraient avoir un accompagnement social et sanitaire, ils doivent faire le forcing à l’hôpital pour passer des examens et ils finissent par voir un éducateur, surmené, au mieux toutes les deux semaines ; alors qu’ils sortent tous d’un voyage éprouvant et bien souvent effroyable, on met en doute leur parole et on commande à tour de bras des tests osseux à 1200 euros pour prouver leur âge, alors même que Jacques Toubon, Défenseur des Droits, a demandé de ne pas y avoir recours.

Pourtant, même avec les projections les plus alarmistes, la prise en charge des mineurs étrangers isolés – devoir constitutionnel, faut-il le rappeler – reviendra en 2018 à 13 millions d’euros soit… 2,5 % du budget total du département. Un risque de faillite, à n’en pas douter.

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P1130865_Mur d’une maison face au port de Taranto. YJ.

 

Parallèlement, pour aider ces jeunes migrants qui arrivent à Tours chaque jour et qui sont laissés à leur propre sort pendant des semaines par l’ASE, des associations comme Utopia56 et Chrétiens Migrants, avec le soutien d’un prêtre, ont installé un campement de fortune dans le jardin de la salle paroissiale à Saint Pierre des Corps depuis le mois de juillet. Pendant tout l’été, ils ont été jusqu’à soixante jeunes en attente d’évaluation à dormir dans des tentes, à partager des toilettes et un seul point d’eau et d’électricité. Chaque jour, ils ont attendu dans l’ennui l’ouverture à 18h30 de la salle où les bénévoles rangent les dons en nourriture, vêtements et produits d’hygiène. Chaque jour, les jeunes ont préparé à tour de rôle le repas du soir, pris collectivement, dehors. Chaque jour, les jeunes ont nettoyé le campement, permettant au lieu de rester propre, malgré la promiscuité et le dénuement.

Finalement, le 6 septembre, face à la pression, le Conseil Départemental a annoncé l’embauche de cinq nouveaux évaluateurs afin d’accélérer les procédures, mettant une cinquantaine de jeunes du campement à l’abri dans des hôtels pour quelques jours, en attente de leur examen par l’ASE. Cependant, les jeunes qui ont fait appel de la première décision de l’ASE les concernant – c’est un droit -, ceux qui étaient hébergés dans des familles d’accueil bénévoles et ceux arrivés après le 6 septembre restent sans solution : ils sont donc encore une vingtaine sous les tentes et il en arrive toujours chaque jour à la gare de Tours.

Les cinquante « chanceux » ne dormiront donc plus au campement jusqu’à leur évaluation par l’ASE. Ensuite, ceux reconnus mineurs, probablement un tiers d’entre eux si on reste dans les mêmes ratios que ces derniers mois, pourront être répartis partout en France, connaissant une énième rupture, contraints de reprendre leur situation administrative à zéro, découvrant de nouveaux visages, un nouvel accent de français, de nouveaux camarades d’infortune, de nouveaux trajets, de nouveaux labyrinthes administratifs. Ils ne verront plus les familles d’accueil, les bénévoles, les amis rencontrés en ville ou au foot. Les autres mineurs, non reconnus par l’ASE de Tours devront aller dans une autre ville tenter leur chance, une grande majorité d’entre eux obtenant finalement une prise en charge, les services d’Indre-et-Loire étant visiblement particulièrement sévères.

Et puis, il y a les « adultes », les personnes de plus de 18 ans, ayant vécu l’horreur du voyage, le déracinement, le stress, la vie dans la rue, les violences symboliques et concrètes, la maltraitance des institutions, la traversée, la perte, la solitude extrême. Eux, devront partir, mais à défaut d’être expulsés effectivement, ce qui est rare en France, ils deviendront des individus de troisième zone, sans droits, sans couverture santé, sans travail déclaré…de la chair à misère et à exploitation. Des individus vivant dans la peur d’un contrôle ou regard appuyé d’un flic, croisant les doigts pour ne pas tomber malade, incapables juridiquement de porter plainte, à la merci des marchands de sommeil et patrons qui emploient au noir, de la chair à comparutions immédiates et à prison pour des infractions administratives.

En plus de ne pas être nés au bon endroit, ils sont nés trop tôt. Amputés de leur humanité et de leur dignité à cause d’un bout de papier, à cause de politiciens cyniques en campagne et à cause d’une partie de la population trop repliée sur elle-même pour éprouver la plus élémentaire empathie.

C’est tout cela, l’horreur bureaucratique ordinaire dans laquelle des gens bien comme il faut qui n’ont rien à se reprocher se félicitent de leur « gestion des flux ».

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P1140980_2Depuis le camion d’un passeur. Promenade du bord de mer, Vintimille 08.01.18. YJ.

 

Profondément dégoûtée et désespérée par le discours purement financier et inhumain des institutions, il me semblait nécessaire d’essayer de sortir des propos englobants et simplificateurs pour redonner à ces jeunes, dans les médias, le statut qui n’aurait jamais dû les quitter : celui de personne singulière, avec sa trajectoire particulière et avec toute la richesse propre à chaque existence.

J’ai demandé à une petite moitié des jeunes présents sur le campement de me raconter leur vie et une vingtaine d’entre eux a accepté. Voici donc, en quelques lignes, leurs histoires, retranscrites le plus fidèlement possible. Je me suis astreint à certaines contraintes pour éviter au maximum le voyeurisme ou le misérabilisme et ne pas être (trop) intrusif auprès de jeunes qui racontaient certains épisodes de leur voyage pour la première fois, toujours avec une pudeur que je voulais absolument respecter : les entretiens sont menés seul à seul ou par deux, en fonction des préférences des jeunes ; je pose uniquement des questions factuelles et non personnelles, sans émettre de jugement ni orienter le propos ; je n’insiste jamais sur un point et je ne demande de préciser ni de détailler aucune situation ; le temps n’est pas contraint et les entretiens ne sont pas menés à la chaîne… Enfin, seuls les prénoms ont été changés, plusieurs jeunes en ayant émis le souhait, par peur des conséquences.

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Ces histoires sont illustrées par Yoan Jäger – qui commente ses propres clichés -, parti sur la route des migrants en Italie en janvier dernier et par Vanessa Lamorlette-Pingard, qui a passé une journée avec les jeunes, les suivant dans leurs pérégrinations quotidiennes. La carte a été réalisée par Chloé Arribas, géographe, à partir des informations de l’article.

Pour mettre ces histoires individuelles en perspective et illustrer ces récits, je vous conseille ces deux documentaires, sur la traversée clandestine de la Méditerranée et sur la situation des migrants en Libye.

De même, pour contextualiser ces parcours, quelques éléments généraux sont indispensables :

  • La Guinée est une ancienne colonie française, elle est classée 172ème pays sur 192 en ce qui concerne la richesse. En moyenne, un guinéen gagne 145 euros par mois. Pour l’espérance de vie, le pays est classé 166ème, avec à peine 60 ans. Au niveau du taux d’alphabétisation, le pays est 174ème, avec un gros tiers de la population passé par l’école, payante. Le pays a connu des violences politiques ces vingt dernières années.
  • Le Mali est une ancienne colonie française, il est classé 169ème pays en ce qui concerne la richesse, avec un revenu moyen de 155 euros par mois par habitant. L’espérance de vie y est de 58 ans, le taux d’alphabétisation de 30%. Le pays connaît de lourds problèmes de violences, ayant abouti à une intervention militaire française dans le nord du pays en 2013, sans que cela règle la situation.
  • La Côte d’Ivoire est une ancienne colonie française, elle est classé 149 pays pour la richesse, avec un revenu par habitant de 275 euros par mois. L’espérance de vie y est une des plus basses au monde, avec 53 ans. Le taux d’alphabétisation est à peine supérieur à 50%. Le pays a connu des épisodes de guerre civile inter-ethniques depuis le milieu des années 1990, la France étant intervenu militairement et entretenant un contingent sur place.
  • Le Niger est une ancienne colonie française, le pays compte parmi les plus pauvres au monde, avec des revenus moyens par habitant de 82 euros par mois. L’espérance de vie y est de 62 ans et le taux d’alphabétisation de 28%. Le pays connaît des crises politiques et de dictatures militaires depuis 1974.
  • Le Cameroun est une ancienne colonie française, le pays est classé 157ème en ce qui concerne la richesse, avec en moyenne 240 euros de revenus par mois et par habitant. L’espérance de vie y est de 57 ans, plus des deux tiers de la population y est alphabétisée. La situation politique est assez stable.
  • Pour les pays de passage : le Maroc est une monarchie très corrompue et l’Algérie, une dictature militaire. La Libye, elle, est en plein délitement et des milices tribales tiennent le pays depuis la chute du régime dictatorial de Mouammar Khadafi à la suite d’un intervention militaire franco-britannique en 2011.
  • La France, elle, compte un revenu moyen de 2150 euros par mois par habitant, le taux d’alphabétisation est de 99% et l’espérance de vie de 83 ans.

CARTE-FINALE-page-001

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Gérard – Guinée – 16 ans

Gérard est issu d’une famille d’éleveurs d’un petit village de l’ouest du pays, pas très loin de la ville de Boké. Il suit les cours de l’école publique jusqu’en Cinquième tout en allant aussi très régulièrement à l’école coranique.

Sa famille, très pauvre, ne peut plus se permettre de payer l’école à Gérard qui en plus, avec un problème au pied droit, ne peut travailler ou aider à garder le troupeau pour ramener un peu d’argent. Il ne reste plus que l’école coranique, gratuite, mais Gérard ne l’aime pas trop et se met à sécher de plus en plus.

Il rencontre à ce moment-là un catholique, un noir, Désiré, qui veut l’aider et lui payer l’école, tout en essayant de le convaincre de se convertir au christianisme. Lorsque les parents du jeune homme ont vent de cette amitié et de l’arrêt de l’école coranique, ils mettent Gérard à la porte et ce dernier échoue chez Désiré.

Le vieil homme décide d’emmener Gérard se faire soigner et ils partent pour Bamako, à mille kilomètres de là, sans trouver de solution sur place. Ils vont ensuite une semaine au Burkina Fasso, 900 kilomètres plus loin, sans plus de succès puis au Niger, à Agadez, au terme d’un voyage de 1500 kilomètres.

Même si un guérisseur du coin permet de soulager un peu le pied du jeune homme, Désiré veut poursuivre la route, cette fois vers le nord. Les voilà bientôt à Sebha, au cœur de la Libye, 2000 kilomètres plus avant dans le désert. A chaque frontière, Désiré « donne le billet » aux hommes en armes dont on ne sait pas trop s’ils protègent ou rançonnent les voyageurs.

A Sebha, Désiré est capturé par des miliciens et séparé de Gérard qui se retrouve à errer autour de la prison. Il apprend au bout de quelques jours que son ami est décédé. Abasourdi par la nouvelle, Gérard tente de prendre la route vers le sud, pour retourner au pays. Il y croise une femme noire qui le prend dans sa voiture et l’emmène chez elle pour l’aider. Avec son mari, ils lui payent le passage vers l’Europe. Il fera les 800 kilomètres vers Tripoli à l’arrière d’un camion bâché, entassé avec des camarades d’infortune, par au moins 45°.

P1140863_2Plage de Vintimille, 06.01.18. YJ.

 

Quelques jours plus tard, le 29 mars 2018, le garçon embarque avec 128 autres personnes sur un gros zodiac qui est repéré par les Garde-Côte italiens. Ils sont débarqués en Sicile où Gérard reste quatre mois, prend des cours et se fait opérer du pied.

Il rejoint ensuite Milan avec des amis, après s’être carapatés du camp sicilien, puis Gênes où ils dorment dans la gare routière dans laquelle des « bandits » essayent de leur vendre des billets de bus à 10 euros vers Paris, pour voir si les jeunes ont de l’argent sur eux. Ils partent en courant et se perdent en ville, mettant toute la matinée à retrouver la gare. Ils arrivent enfin à Vintimille mais se font refouler deux fois par la Gendarmerie avant de réussir à passer et à arriver à Nice. Ils dorment dans un jardin non loin de la gare et, le lendemain matin, au réveil, Gérard découvre que ses « amis » sont partis sans lui.

Il monte dans le premier train qui part pour Paris car il « a déjà entendu parler de cette ville » et arrive sans encombre Gare de Lyon. Perdu dans la gare et n’osant pas sauter de tourniquet ou aller vers les lourdes portes automatiques, il restera caché deux jours avant d’être repéré par une voyageuse qui entame la discussion avec lui et lui conseille de la suivre en province car la vie à Paris pour un gamin seul est trop difficile.

Ils traversent Paris et prennent un train gare Montparnasse, la jeune femme retournant chez elle, à Tours. Il la suit dans le TGV et ne se fait pas contrôler jusqu’au terminus. Une fois sur le parvis de la gare, il demande aux noirs qu’il croise de l’aide et « un congolais » l’amène à l’ASE qui fixe un rendez-vous quelques semaines plus tard. En sortant, un vigile lui conseille d’aller demander l’aide des associations et de se rendre à la table de Jeanne Marie. De là, des bénévoles le présentent au campement de Saint Pierre. Il y attend de longues journées, le stress le gagne, il dort mal, tombe malade et découvre les nuits froides et l’humidité et la rosée. « Au début, je croyais qu’on nous jetais des seaux d’eau sur les tentes ».

Il a été reçu le 30 août par l’ASE. Il n’est pas reconnu mineur. Il fait partie des derniers partis du campement, il a rejoint une autre ville pour tenter sa chance, il reviendra dans quelques semaines pour son appel de la décision, cette fois au Tribunal.

Une jeune voisine arrive et se pose pour discuter avec lui, mettant un terme à notre entretien. Gérard explique son plan pour la suite, il va aller à Poitiers, Nantes, Bordeaux, jusqu’à trouver un endroit. Il veut rester ici car il pense que « les blancs sont assez gentils en France ». La voisine le rassure : « c’est Dieu qui choisit de te confronter à une épreuve, mais s’il le fait, c’est qu’il a confiance en toi ».

Pierre – Guinée – 16 ans

Pierre est originaire d’une famille pauvre. Son père est mort il y a longtemps et sa mère souffre de troubles psychiatriques importants qui n’ont pas été pris en charge et qui ont rendu sa vie difficile. Pierre allait à l’école coranique gratuite et aidait sa maman, vendeuse de charbon ambulante. Il y a presque deux ans, un oncle décide d’accompagner la mère de Pierre se faire soigner au Sierra Léone et l’adolescent reste sous la responsabilité d’une tante. Cette dernière se montre souvent violente et le jeune garçon en gardera des traces indélébiles : une épaule déboîtée, l’arcade sourcilière éclatée.

Il y a quelques mois, le grand frère de Pierre passe le récupérer et annonce qu’ils partent rejoindre leur mère au Sierra Léone. Mais en réalité, le projet du grand frère est tout autre : la destination du voyage est l’Europe, par la route libyenne. Traversée du désert en camionnette, entassés. C’est en ne voyant plus que des arabes dans les villes traversées que Pierre commence à comprendre que ce n’est pas du Sierra Léone dont il s’agit mais bel et bien du Sahara. A leur arrivée, comme tous les candidats au départ depuis Tripoli, ils sont détenus quelque temps et travaillent sous les coups des gardiens dans un gigantesque champ de pommes de terre.

Au bout de deux mois, un homme vient les chercher et les garde trois jours chez lui avant de les amener de nuit à ce que Pierre appelle « des caoutchoucs », autrement dit, des zodiacs. Lui, il ira avec les femmes et les enfants, séparé de son frère, mis dans le bateau de fortune des hommes. Il tente de protester mais immédiatement, les coups pleuvent. C’est la dernière fois qu’il verra son frère, disparu dans « l’eau de Libye », comme dit Pierre. Il verra cette même nuit mourir deux personnes du même esquif que lui, pendant la longue traversée. Les passeurs n’ont pas mis assez d’essence, il faudra attendre pendant des heures l’arrivée d’un bateau de secours qui les débarquera dans un premier camp en Sicile puis dans le sud de l’Italie.

De là, il se joint à un groupe décidé à rejoindre la France en bus, ce qu’il réussit à faire sans encombre et il arrive au hasard de la route à Briançon où il est pris en charge par des associations. Pierre se lie alors d’amitié avec un compagnon ivoirien qui cherche à rejoindre Paris et ils s’y rendent en train. Une fois dans la famille de l’ami, Pierre se fait rapidement virer et se retrouve à errer à la gare. Il veut rentrer à Briançon mais il se trompe de train et arrive à Tours totalement par hasard fin juillet.

Numérisation Italie Site009_ - copiePort de Vintimille en construction, frontière franco-italienne, 05.01.18. YJ.

 

Fin août, Pierre a été reconnu mineur par l’ASE. Il a été placé immédiatement dans un petit hôtel du centre-ville dans lequel le réceptionniste note les allées et venues du jeune homme pour transmettre les infos aux éducateurs. Toutefois, pendant les cinq jours ouvrables suivants, l’ASE peut légalement changer d’avis au sujet du statut des jeunes évalués, ça a donc été stressant pour Pierre de savoir qu’il pouvait recevoir à tout instant un coup de fil lui disant de quitter l’hôtel, voyant alors son horizon s’assombrir de nouveau. Ce stress, Pierre ne le verbalise pas, mais par contre, il dit qu’il a mal au ventre, souvent.

Midi et soir, il se rend au Cherpa, dans un foyer pour hommes adultes seuls, pour manger. Le reste du temps, c’est la solitude et la télé qui l’occupent. Par hasard et par chance, Pierre s’est lié à un bénévole et ce dernier l’emmène souvent au campement de Saint Pierre pour qu’il retrouve ses copains et qu’il puisse participer au désormais traditionnel foot de 18h. Mais il faut être rentré avant 22h puis de nouveau rester seul, avec la télé.

Finalement, une semaine plus tard, la décision a été confirmée : Pierre est désormais sous la protection de l’État français. Mais l’Indre-et-Loire, c’est fini pour lui. Il a apprend bientôt par un coup de fil qu’il devra se rendre dans l’Oise pour y vivre et y être suivi par les services de protection de l’enfance. Un bout de papier lui donne rendez-vous à la gare de Tours « à côté du piano » un mardi matin. Son ami bénévole multiplie les appels aux services de Conseil Départemental pour tenter de faire rester Pierre dans le 37 en garantissant qu’il pourra l’aider, mais rien n’y fait.

Le matin du départ, une éducatrice fraîchement sortie de l’école attend l’adolescent à la gare pour lui donner les billets et lui expliquer le voyage : Montparnasse en TGV, un long tapis roulant dans un tunnel, métro jusqu’à gare du Nord – la gare la plus fréquentée d’Europe – un nouveau train, direction Beauvais. Elle s’embrouille, les infos sont contradictoires, elle parle trop vite. Finalement, un cadre de l’ASE arrive quelques minutes plus tard et emmène Pierre dans le train, interdisant au bénévole venu dire au revoir d’accompagner le garçon jusqu’au quai, menaçant d’appeler la Police lorsque l’homme, choqué, insiste pour avoir au moins un numéro de téléphone où appeler pour savoir si Pierre est bien pris en charge le soir même.

Pierre a un peu de chance, une dame l’aide à Paris et l‘emmène à la gare du Nord. Une fois à Beauvais, « quelqu’un » vient le chercher pour le mettre dans un hôtel, à Creil, à deux dans la chambre. Encore plein de temps sans visages familiers.

Dix jours plus tard Pierre n’a toujours pas eu de nouvelles de son éducateur. Les services du Conseil Départemental de l’Oise ont précisé au bénévole tourangeau que de toutes façons, vu les sous-effectifs, il est très improbable qu’on propose autre chose au garçon qu’une chambre et trois repas par jour, jusqu’à ses 18 ans.

Ce 13 septembre, Pierre a reçu un coup fil renversant : son frère, qu’il croyait disparu depuis la traversée, l’appelle depuis la Guinée. Ce dernier a été arrêté par les Garde-Côtes libyens et refoulé dans son pays d’origine. L’adolescent reçoit des nouvelles de sa mère et de son oncle, qui le croyaient mort. Ils sont fiers de lui, lui qui a réussi à arriver en Europe. Pierre a envie de rentrer en Guinée ou de rejoindre son oncle et sa maman au Sierra Léone. Mais la famille l’en dissuade : il a une « chance inouïe » d’être en France, il faut « juste » trouver un travail. Et puis, le frère de Pierre arrivera peut-être bientôt car, c’est sûr, il tentera de nouveau l’aventure.

Nicolas – Mali – 16 ans

Il vient de la campagne du sud du pays, son père est éleveur et sa mère femme de ménage. Il a été placé chez son oncle qui tient un kiosque à Bamako afin de continuer ses études au collège. Un ami – majeur – lui propose il y a quelque temps d’aller en Algérie, voir la mer. Il accepte. Ils partent sans prévenir, dans une sorte de covoiturage de brousse. Le voyage est long et passe par des coins dangereux, Gao, puis le nord du pays toujours en proie à des escarmouches. Nicolas n’a jamais entendu parler de la présence de djihadistes dans son pays…ni de l’intervention française depuis 2013.

Ils arrivent en Algérie, à Oran, où ils rejoignent des groupes de Maliens. L’ami avoue ne pas avoir autant d’argent que prévu, il faudra donc travailler pour revenir au pays. Nicolas travaille sur un chantier de construction tenu par une boîte chinoise, il monte des seaux de sable dix heures par jour pendant un mois. Son ami veut rester encore, alors, Nicolas cherche des Maliens qui retournent au pays : la route est dangereuse et un jeune qui voyage seul est une proie facile.

Il devient le protégé d’un autre Malien qui le convainc de le suivre au Maroc. Il y arrive via Oujda où une importante communauté malienne vit du passage des migrants, monnayant gîte, couvert et aides… Il passe bientôt à Casablanca mais, lâché par son « protecteur » et à court d’argent, il se retrouve à la rue et dort dans les gares. Il restera 6 mois à mendier pour avoir assez d’argent pour repartir.

P1140879_-1Vintimille, sous le pont de la voie ferrée vers la France 07.01.18. YJ.

 

Ses nouveaux amis de la rue réussissent finalement à le convaincre de passer en Europe. Ils partent pour Nador, à côté de l’enclave espagnole de Melilla et ils tentent la traversée en ayant recours à des passeurs. Une fois devant le minuscule zodiac, de nuit, Nicolas ne veut plus partir, il a entendu des histoires et la télé malienne parle régulièrement des naufrages en Méditerranée. Mais il est trop tard : on lui montre un couteau. Il faut monter.

Après plusieurs heures sur la mer, ce sont les Garde-Côte espagnols qui les repêchent. Déposés dans un centre fermé de la Croix Rouge, ils partent après trois jours dans un énorme camp à côté d’Almeria, en Andalousie, il y donne enfin des nouvelles à son oncle, après tout ce périple. Il y passe un mois et prend des cours d’Espagnol mais Nicolas décide de s’échapper avec un nouvel ami : ils prennent le bus pour Barcelone et réussissent à monter dans un train pour Paris. Les voilà bientôt dans un énorme camp de fortune dans un jardin public de la capitale. Les grands lui déconseillent de rester – « trop de monde ici » – et il entend parler de Tours. Il se retrouve de nouveau dans le train. Maintenant, il attend dans une tente le rendez-vous de l’ASE dans quelques semaines. Il veut passer le brevet puis le Bac, pour retourner au pays trouver un métier qui lui permettra d’échapper à la condition de sa famille.

Régis – Guinée – 16 ans

Il vient d’un petit village peul près de Conakry. Il parle très mal le français, n’ayant jamais été à l’école. En effet, orphelin de père, il aide depuis tout petit sa mère, vendeuse ambulante sur les routes qui relient la capitale aux autres villes de la région.

Pour fuir la misère, il quitte le pays il y a quelques mois et rejoint le Maroc en passant par le Mali. Ne trouvant pas de travail sur la route, il passe en Europe, par l’intermédiaire d’un zodiac, une nuit de juin.

Récupéré par la Croix-Rouge, il est débarqué en Espagne. Il tente de passer en France une première fois, mais se fait refouler à la frontière par les gendarmes. La seconde fois sera la bonne. Régis prend ensuite un train au hasard et se retrouve à Tours. Il est arrivé vendredi dernier. Maintenant, il attend. Il a hâte d’apprendre le français, il a honte de ne pas trouver ses mots.

P1140779_2Vintimille, sous la voie rapide au petit matin 06.01.18. YJ.

Paul – Cameroun – 15 ans

Ses parents qu’il ne connaît pas l’ont placé chez son oncle, célibataire sans enfants, cultivateur de tubercules dans un village de l’ouest du pays. Il a été à l’école jusqu’en Troisième tout en travaillant la terre. Mais, à court d’argent pour payer l’inscription à l’examen du Brevet, l’ambiance avec l’oncle se détériore et ce dernier devient violent.

En janvier dernier, un « ami » de la famille propose d’emmener Paul en voyage. Pas trop le choix, il faut prendre la route. Ils partent dans une estafette de fortune remplie de gens et remontent le Nigéria, puis le Niger pour arriver en Libye, un voyage de 4000 kilomètres.

Une fois en Libye, l’ami le lâche en lui donnant un simple numéro de téléphone à appeler un mois plus tard. Paul est emprisonné par ceux qu’il nomme des bandits, des hommes en armes sans uniforme. Il travaille dans des champs de tomates et de pommes de terre, il n’a pas le droit de parler et les coups sont fréquents.

Au bout d’un mois, il appelle le numéro et un inconnu, un arabe, décroche et vient le chercher le lendemain. Impossible de savoir qui est cet homme, mais il semble que l’on soit plus proche de la tête de réseau que du philanthrope local.

P1140840_Vintimille, chemin de fer vers la France 05.01.18.YJ.

 

Trois jours plus tard, il emmène de nuit Paul avec d’autres sur une plage. Ils montent sous la menace dans des Zodiac et quittent les côtes. Après deux jours de pleine mer, en panne, c’est un navire humanitaire italien qui les récupère et les dépose dans un camp en Sicile. Paul y reste un mois, il y est suivi par un éducateur et prend des cours d’italien. Bientôt transféré dans un camp dans les Pouilles, les conditions se durcissent, plus de cours, plus d’activités, l’ennui et l’inquiétude le gagnent. Il prend la fuite avec un ami et monte dans le premier train qui passe. Le voyage dure trois jours et trois nuits, ils se font descendre par les contrôleurs plusieurs fois et remontent dans le train suivant. Épuisé, il descend au hasard à Tours.

Aucune perspective au pays, personne qui l’attend ou qui pourra l’aider. Paul attend le rendez-vous de l’ASE qui déterminera son avenir et rêve d’aller à l’école passer son brevet, ce qu’il aurait du faire chez lui, en ce mois de juillet.

Frédéric et Alexis – Guinée – 15 et 16 ans

Ils viennent de la capitale, Conakry, et sont frères. Ils n’ont pas connu leur père et ils vivaient avec leur mère dans le quartier le plus pauvre de la ville.

Ils ne sont pas allés à l’école, faute d’argent, et Frédéric, le plus âgé, a des soucis de santé : il été renversé par une voiture quand il était petit, il en a d’ailleurs gardé de multiples cicatrices et boursoufflures aux jambes. Ils disent avoir vécu de débrouille et de petits boulots de soudure.

Ils ont fait le choix de l’exil il y a plus d’un an. Ils rejoignent d’abord le Mali où ils vivent de dons d’argent de la communauté guinéenne. Ils passent ensuite en Algérie, à Ghardaïa et ils travaillent quelques mois sur les chantiers et comme jardiniers. Avec un peu d’argent, ils continuent le périple vers le Maroc : d’abord Oujda où ils bossent comme manœuvres pour décharger le poisson des camions-congélateurs puis Casablanca où ils survivent grâce à de la vente à la sauvette, ce qui leur vaut pas mal d’agressions de la part des policiers.

DSC_7747-1Jeunes du campement attendant le repas à la table de Jeanne-Marie – 1er septembre 2018 – VLP

Ils se payent enfin le passage et ils partent une nuit, à 23h. Dix heures plus tard, ils sont récupérés par un bateau espagnol qui les dépose à Almeria. Ils y restent trois semaines, mais, voulant rejoindre la France, ils quittent l’Andalousie et, au hasard des bus, ils arrivent à Tours.

On est mardi et le seul médecin qui vient dans le campement reçoit – bénévolement – les jeunes qui le souhaitent. Il est seul, un stéthoscope et quelques ordonnances vierges posés sur un table d’écolier, en plein air, derrière quelques arbustes, pour assurer un semblant d’intimité. Frédéric et Alexis, qui viennent d’arriver à Tours et ont passé la nuit à dormir à la gare, se précipitent sur la consultation gratuite. Cela fait des mois si ce n’est des années qu’ils n’ont pas vu de médecin et le voyage a été rude, pour le dos, les muscles, les articulations.

En principe, c’est l’ASE qui délivre les documents nécessaires pour les soins des jeunes, y compris de quoi aller effectuer des examens à l’hôpital. Mais pour cela aussi, il faut attendre plusieurs semaines. Il y a dix jours, un jeune homme est arrivé, plusieurs côtes brisées par des bandits libyens. Il a pu passer une radio, accompagné par des bénévoles. Le radiologue suspectait une perforation, à confirmer par un scan. Trop cher pour l’hôpital. Il faudra donc croiser les doigts pour que ce ne soit pas une perforation.

Pascal– Algérie – 15 ans

Il vient d’Oran d’où il est parti il y a plus d’un an. Orphelin, il a été élevé par sa grand-mère, pêcheuse.

Il a été un peu à l’école, mais il a essentiellement travaillé avec sa grand-mère, soit à pêcher, soit à faire les marchés pour vendre le poisson. Face au manque de perspectives pour la jeunesse dans son pays, il fauche un petit bateau avec des amis et ils prennent la mer. Arrêtés par les Douanes espagnoles, ils sont débarqués à Cartagène puis reconnus mineurs par les services de protection locaux. Il est envoyé ensuite à Alicante où il passe deux mois.

DSC_7825-2Jeunes du campement à la table de Jeanne-Marie – 1er septembre 2018 – VLP

Désirant avant tout trouver un travail rapidement, Pascal part sans autorisation à Barcelone, puis Paris, Dortmund et enfin Cologne où il est de nouveau en foyer. Il ne trouve toujours pas de boulot et est fatigué de la lenteur des procédures pour ne serais-ce que prendre des cours de langue. Il file de nouveau, cette fois vers la Hollande puis la Belgique.

Toujours pas de travail : il choisit de revenir en France. Il dort dans des jardins publics et dans des agences bancaires dans différentes villes où il tente sa chance : Paris, Toulouse, Le Mans, Bordeaux, Amboise… Il finit par se poser un peu à Tours, pour finalement accepter de jouer le jeu de la procédure. Il attend son rendez-vous à l’ASE, mais passe ses journées en dehors du campement.

Louis – Guinée – 16 ans

Louis est issu d’une union illégitime. Sa mère n’a pas voulu l’élever, sans même parler de son père, totalement absent. C’est la plus jeune sœur de sa mère qui s’est occupé de lui depuis sa naissance, mais en lui rappelant sans cesse à quel point il est un fardeau pour la famille et le signe en chair et en os de la faute de ses parents.

Il y a quelques mois, épuisé par les humiliations permanentes il décide de partir pour prouver qu’il peut réussir et être aussi un motif de fierté pour sa famille, pour sa mère. Bien que doué à l’école, il ne voit pas de perspectives chez lui, alors, il part loin, là où il pense qu’on a le droit de faire des études si on en a la volonté. Pendant le voyage, il apprend sur le tas des rudiments d’anglais et de français, comme ça, juste au contact de ses compagnons d’infortune.

Mais du voyage, il n’en parle pas vraiment. C’est de sa mère dont il parle. Du fait qu’il ne la comprend pas. Du fait qu’il lui pardonne, malgré tout.

Martin – Guinée – 15 ans

Il vient d’un petit village proche de la préfecture de Coyah, dans l’ouest de la Guinée. Son père a deux femmes, Martin est l’unique enfant de la plus jeune épouse. Cette dernière a une petite boutique de vente de fruits. Il est allé à l’école jusqu’en cinquième puis, un jour, a treize ans, en rentrant des cours, il découvre que sa marâtre, la première femme de son père, a empoisonné le repas de la famille le midi. Son père, sa mère et son petit demi-frère son décédés, sa belle-mère est emprisonnée sur le champ.

C’est une sœur de son père qui le récupère lui et ses petits demi-frères et demi-sœurs. Elle les traite mal et au bout de quelques mois, elle arrête de payer l’école. Martin se retrouve à devoir chercher un travail mais face au contexte, il se rapproche d’un frère de son père qui a pour projet de partir en Europe. Ils profitent de l’argent reçu grâce à la vente d’un terrain pour « partir à l’aventure ». Ils partent dans les jours qui suivent vers l’Algérie, en camionnette, à travers le désert malien.

DSC_7945-1Un cours de français au campement – 1er septembre 2018 – VLP

 

Une fois sur place, ils travaillent sur un chantier pendant un mois pour gagner un peu d’argent puis choisissent de passer par la voie libyenne. Ils se font capturer à Tripoli et Martin et son oncle sont vendus puis séparés, c’est la dernière fois qu’ils auront des nouvelles l’un de l’autre. Martin part en détention mais « chanceux », dit-il, il rencontre un guinéen dans la prison, qui l’aide un peu. Au bout de deux mois, ils sont emmenés de nuit sur une plage. Ils sont une centaine et il n’y a qu’un gros zodiac. Les passeurs les entassent et le bateau de fortune part. Deux hommes tombent à l’eau, on ne les reverra plus. Au bout de deux jours, la Croix Rouge italienne les repêche et les dépose en Sicile.

Il est reconnu mineur et envoyé à l’école mais les vingt euros mensuels d’aide et les cours d’italien, ce n’est pas ce que Martin cherche. Maîtrisant déjà le français, il préfère filer vers la France. Il arrive en train à Paris et dort dans un jardin public avec « d’autres noirs ». Il est reçu par l’ASE qui ne le reconnaît pas comme mineur et il retourne à la rue. Une femme lui dit qu’il faut aller « tenter sa chance » ailleurs, il part donc trouver une gare, puis un train. Il arrive à Tours par hasard il y a deux semaines, et les services du Conseil Départemental vont le recevoir mi-septembre, après 6 semaines laissé à son sort.

Martin veut passer son brevet et faire un apprentissage.

Benoît – Mali – 16 ans

Il habitait le petit village de Gaberi, le long du fleuve Niger, à quelques dizaines de kilomètres de Tombouctou, en plein pays Songhay. Il vivait avec ses parents, un oncle célibataire et sa petite sœur. Le père était éleveur de bœufs et la mère tenait une petite boutique adossée à la maison où elle vendait du sucre et des produits alimentaires de base. Benoît n’est pas allé à l’école, il aidait son père avec son oncle, en tant que gardien de troupeau.

Un dimanche matin d’août en 2015, ils partent toute la journée faire paître les bêtes avec son oncle. A leur retour, ils découvrent leur village dévasté dégageant encore un peu de fumée, les maisons calcinées. Un groupe djihadiste est venu attaquer Gaberi, confirmant la dégradation de la situation, deux ans après l’intervention militaire française : depuis plusieurs mois, les djihadistes cachés en brousse volaient du bétail et depuis le début de l’été, ils attaquaient régulièrement des villages, non loin de là. Cette fois, il y a dix morts, dont les parents et la petite sœur de Benoît.

L’oncle choisit alors de partir pour se mettre à l’abri, de l’autre coté de la frontière. Ils rejoignent un camp des Nations Unies prévu pour les Maliens depuis 2012, dans la région de Tillabéri, au Niger, à mille kilomètres de chez eux. Cependant, la situation est bloquée et la nourriture insuffisante. Malgré les petits boulots, l’oncle ne peut se résoudre à vivre comme ça et il prend la route vers le nord, fin 2016. D’abord le Tchad, puis, la Libye.

DSC_7997Un atelier de dessin proposé par une bénévole au campement – 1er septembre 2018 – VLP

 

Une fois à la frontière, ils sont capturés par des hommes en armes et parqués dans un camp. Une rançon est demandée : 400.000 francs CFA pour les adultes, 300.000 francs CFA, soit respectivement 600 et 450 euros. Le salaire moyen au Mali est de 80 euros par mois. Ils y restent quelques jours, avec des dizaines d’autres personnes, dans un enclos, en plein désert. L’oncle proteste et se prend des coups. Ceux qui n’ont pas de famille pour envoyer de l’argent sont déplacés pour le travail forcé, dans de grandes exploitations d’oliviers, citronniers et fruitiers.

Au bout de quelques mois, fin 2017, ils réussissent à s’évader avec l’aide d’un « ami » qui les amène sur un zodiac, une nuit. Il y a une voie d’eau dans l’embarcation de fortune et ils commencent à couler. Le bateau des passeurs, pas loin, vient les remorquer pour les déposer à proximité d’un bateau de la Croix Rouge, qui les prend en charge juste avant le naufrage.

Une fois en Sicile, Benoît et son oncle sont séparés : lui reste à Palerme pendant dix mois, l’oncle est envoyé à Milan pour l’examen de son dossier de réfugié politique, statut qu’il obtiendra au printemps 2018. Mais Benoît s’ennuie, il n’y a pas de cours et les sorties sont très rares. Un bénévole d’une ONG lui conseille de rejoindre la France et l’aide à remonter l’Italie, le laissant à Grenoble. Benoît y fait une première demande à l’ASE : refus. Il va ensuite à Lyon : refus. Il rejoint enfin Tours, cette fois avec une maladie qui s’est déclarée au niveau de sa cornée. Il ne dort plus trop et son oncle lui a fait comprendre qu’il ne pourrait pas l’aider.

C’est le seul jeune homme qui a pleuré pendant l’entretien, mais à l’abri du regard des autres, à qui il n’a même pas raconté son histoire. Cela fait un an qu’il n’a pas pu parler sa langue maternelle et que la solitude le ronge.

Il a été refusé à l’ASE dans deux villes, sans comprendre pourquoi. Il attend son rendez-vous à Tours. Ce n’est pas tout de suite qu’il pourra montrer ses yeux à un spécialiste.

Jacques – Guinée – 16 ans

Orphelin, il est à la charge de sa grande sœur, vendeuse ambulante dans la ville de Kankan, à l’est du pays. Jacques allait au collège, il devait passer le brevet en juin. Pourtant, en décembre dernier, avec de maigres économies, sa sœur décide de partir en Europe et de l’emmener. Ils prennent un minibus bondé et traversent le Sahara par le Mali pour arriver en Libye. Ils sont capturés et vendus à un potentat local. Ils sont menottés dans la cour intérieure d’une maison pendant un mois, toute la journée, subissant des maltraitances dont les cicatrices sur le corps et le visage de Jacques sont les témoignages. Il n’en sait pas plus, mais sa sœur était détachée souvent et emmenée ailleurs par le propriétaire du lieu, les nuits.

Au bout d’un mois, ils sont emmenés de nuit sur une plage, un sac sur la tête, jetés au fond d’un zodiac. Il y a déjà de l’eau au fond : le bateau a visiblement une fuite. Dès le départ, les autres compagnons d’infortune s’agitent et la sœur de Jacques tombe à la mer, sous ses yeux. Elle ne sait pas nager. Elle disparaît.

Quelques heures plus tard, en pleine mer, le bateau commence à couler. Un canot de la Croix Rouge arrive un peu trop tard, seul Jacques est repêché. Le souvenir de la bouée de sauvetage le plonge comme dans un état hypnotique, il décrit à plusieurs reprises les plus infimes détails de la bouée, les yeux dans le vague.

DSC_7792-1Un jeune du campement qui attend le déjeuner à la table de Jeanne-Marie – 1er septembre 2018 – VLP

Il est emmené en Sicile puis, reconnu mineur par les autorités italiennes qui l’envoient à Turin, il se retrouve seul dans un petit appartement, sans cours, sans soins. Au bout de quelques semaines, un homme que Jacques ne sait identifier mais qui semble faire partie des services sociaux locaux l’emmène à la gare, lui met un bracelet en plastique qui semble être une sorte de laisser-passer, et le met dans un train pour Paris.

Une fois à Paris, une femme lui conseille de ne pas rester là et de filer dans une ville plus sûre. Elle lui paye un billet dans le premier train qui part d’Austerlitz et il descend au terminus : Tours.

Jacques ne dort pas, il a des maux de tête en permanence mais reste souriant, un homme en Italie lui a dit que « ça ne sert à rien de pleurer », alors il se retient. Il doit attendre encore un mois avant d’être reçu par l’ASE. Parfois, il prend du doliprane que des bénévoles pensent à amener. Il attend la venue du médecin les mardis avec impatience, peut-être qu’un médicament pourra le faire dormir.

Aucun accompagnement psychologique n’est prévu pour ces jeunes, dont on ne peut évaluer le véritable état psychique ni les effets à long terme sur leur équilibre et leur santé.

Marc – Niger – 16 ans

Marc vient d’Arlit, plus grosse mine d’Uranium exploitée – 25 % de la production mondiale -, essentiellement gérée par Areva et donc servant directement à la production de l’électricité chez nous. Le site est fortement militarisé depuis les années 2000 à cause de conflits avec des Touaregs qui entendaient faire valoir leurs droits de pâturage dans la zone et avec AQMI (Al Qaïda au Maghreb islamique) qui a organisé des enlèvements dans la région. La ville est également le symbole de la corruption française en Afrique : Areva a offert un avion à 15 millions d’euros au président Mahamadou Issoufou, lui même ancien employé d’une filiale d’Areva, élu en 2011, après un coup d’état militaire qui a renversé le président Tandja, avec l’aide officieuse de la France en 2010.

Marc est issu d’une famille très pauvre, sans emploi, vivant de petits boulots et de l’aide humanitaire. Il a même travaillé une fois pour AGS déménagements, qui s’occupe de l’installation des cadres d’Areva dans les quartiers sécurisés. Il en est d’ailleurs particulièrement fier, lui qui voue un véritable culte pour la France.

DSC_7760-1Un jeune du campement – 1er septembre 2018 – VLP

 

A 14 ans, et avec le soutien de sa famille, il part travailler en Libye. A Tripoli, il est emprisonné en tant que clandestin et condamné au travail forcé dans les champs. Il réussit à s’évader par une fenêtre avec des camarades au bout de trois mois et il apprend le décès de son père au téléphone lors qu’il peut enfin donner des nouvelles. Sa mère lui demande de continuer à chercher du travail à l’étranger, pour envoyer de l’argent et ainsi aider sa petite sœur.

Marc part alors pour l’Algérie et travaille pendant six mois comme manœuvre mais le salaire est si faible qu’il ne peut presque pas envoyer du cash à sa mère. Il file donc au Maroc mais il est très difficile pour un noir de trouver du travail là-bas. Il se cache dans la forêt et tente pendant des mois de passer à Ceuta ou Melilla, enclaves espagnoles au Maroc. Il y subit les violences policières systématiques et constate que la Police se met dans la poche ce qui est censé être l’aide humanitaire de l’UE.

Lorsqu’il comprend que la voie est bloquée, il s’éloigne de la côte et se met à vendre des cigarettes de contrebande pour économiser et se payer la traversée. Lui aussi connaîtra l’embarquement de nuit sur un zodiac, les heures sur l’eau avant d’être récupéré par la Croix-Rouge espagnole. Il est débarqué et gardé trois jours en observation puis expédié à Barcelone où, par manque de place, il est laissé à son sort avec un peu d’argent. Après deux semaines à errer dans la ville, il monte dans un bus et descend à Toulouse puis continue en train et arrive au hasard à Tours.

Marc aimerait apprendre à lire et à écrire et surtout trouver un travail pour envoyer de l’argent à sa mère et à sa petite sœur, toujours à Arlit.

Charles – Guinée – 16 ans

Il vient de Bokaria, petit village au sud de la Guinée. Il est parti de chez lui il y a un an et demi.

Sa mère est décédée il y a quelques années, il vivait donc seul avec son père cultivateur de riz et d’arachide et sa petite sœur. Il a été à l’école par intermittence jusqu’en classe de Quatrième, mais il devait aider son père au champ et, à défaut de pouvoir payer une scolarité dans le privée, il devait se rendre à pieds dans un établissement public éloigné.

Peu avant ses quinze ans, et comme des milliers d’autres jeunes de son pays, il arrête l’école et part travailler dans les mines d’or de Siguiri, exploitées par une multinationale d’Afrique du Sud. Il a gagné un peu d’argent et a décidé de rejoindre l’Europe en passant par le Mali puis l’Algérie et enfin le Maroc.

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Lors de la traversée du désert en Jeep, une panne le contraint avec son petit groupe a trois jours de marche, sans réserve d’eau suffisante. Au moins deux camarades y resteront. Une fois en Algérie, il travaille comme ferrailleur et dort plus d’un mois dans la rue avant de passer au Maroc où il subit des violences policières qui lui valent une grosse blessure mal soignée au genou. Son rêve de football s’arrête là.

Avec cinq compagnons de fortune, il achète un petit bateau et passe clandestinement en Espagne. Il paye un ticket de train vers le nord puis il traverse les Pyrénées à pieds. Côté français, il se fait prendre par les gendarmes qui le refoulent en Espagne où il est détenu. Avec l’aide la Croix Rouge et d’un avocat bénévole, il est relâché et traverse de nouveau la frontière, cette fois avec succès. Par le hasard des trains, il arrive à Tours et s’installe dans le campement de St Pierre.

Il attend le rendez-vous de l’ASE pour être fixé sur son sort. Il veut faire un apprentissage, travailler et trouver une femme, envoyer de l’argent à son père et faire venir sa petite sœur.

“Il faut nous aider, c’est la misère qui fait partir. Tout le monde veut rester chez lui”.

Il me montre une photo récente de son père. Trop maigre, il ne peut plus du tout travailler. Et Charles y pense tout le temps. 

Sébastien – Côte d’Ivoire – 16 ans

Sébastien vient d’un village non loin de Yamoussoukro, il ne connaît pas son père et sa mère est journalière dans les champs. Issu d’une famille musulmane très pauvre de l’ethnie Dioula, le jeune homme a toujours vécu dans un contexte politique très difficile. En effet, la guerre civile ivoirienne (2002-2011) qui a opposé musulmans du nord pro-Ouattara et chrétiens du sud pro-Gbagbo avec l’intervention militaire massive de la France (opération Licorne) a considérablement aggravé la situation des populations rurales dans le centre du pays, sur fond de crise économique profonde causée par la faillite de milliers de petites exploitations dédiées à la culture du cacao, frappées par la chute des prix et par la concurrence brésilienne dans les années 90.

Il y a deux ans, Sébastien décide de partir pour fuir la misère et le climat inter-ethnique violent qui empêche les musulmans d’aller à l’école publique, leur laissant pour seule éducation celle proposée par les écoles coraniques privées.

DSC_7876-2Un jeune en gare de Tours – 1er septembre 2018 – VLP

 

Il s’arrête d’abord au Burkina-Faso où il a de la famille, mais le travail manque. Il passe ensuite par le Niger, mais la situation est pire encore et il ne reste que deux semaines. Une fois en Algérie, il vit de petits boulots notamment le ramassage de canettes pour les consignes. Le travail est dur et il paye mal, Sébastien passe alors au Maroc, à Nador. Là non plus, pas de boulot. Sébastien passe une année à mendier et à tenter de fuir la police et, avec de lentes et patientes économies, il réussit à payer le passage vers l’Europe.

Parti de nuit en zodiac, il est récupéré avec les autres migrants par la Croix-Rouge espagnole et emmené dans un camp. Sébastien s’y ennuie, ne peut travailler et ne voit pas de perspectives, il s’enfuit et monte en stop à Madrid avant de prendre un bus jusqu’à Paris. Une fois dans la capitale française des gens lui conseillent de partir, le quotidien étant trop dur. Le voilà désormais à Tours.

Sa mère n’a plus jamais eu de nouvelles de lui. Sébastien aimerait aller à l’école, apprendre à lire et à écrire et trouver enfin un travail.

Daniel – Guinée – 15 ans

Daniel est le petit dernier que ses parents se sont décidés à avoir sur le tard. Ses sœurs aînées ont 30 et 22 ans, elles sont casées. Son père est décédé il y a quelques années et sa mère, ancienne sportive de haut niveau, la cinquantaine, est malade. Elle a besoin d’argent pour ses soins, mais Daniel va à l’école et ne ramène rien à la maison. Les petits boulots ne peuvent suffire, il faut se résoudre à partir. Loin.

Il va au Mali, puis la Libye, l’Algérie et enfin, le Maroc, où il trouve un travail, à la campagne, dans les énormes exploitations du nord du pays qui fournissent nos légumes de grande surface, les tomates pas cher en plein hiver, les oranges pour les jus si bons pour la santé le matin. Il vit dans une petite bicoque avec quatre autres ouvriers et une bonne partie de leur salaire passe dans le loyer – 18 euros chacun – mais ils peuvent tout de même mettre un peu de côté, la vie étant moins chère qu’en ville.

Dans l’été 2017, des groupes de migrants bloqués dans ce cul-de-sac qu’est devenu le Maroc préparent un passage de force dans l’enclave espagnole de Ceuta, située dans l’extrême nord du pays. Depuis quelques mois, c’est devenu un point de passage important pour réussir à toucher le sol européen et pouvoir demander l’asile : presque 10.000 personnes ont traversé en quelques mois cette frontière terrestre, au péril de leur vie.

DSC_7982-2Deux jeunes du campement – 1er septembre 2018 – VLP

 

Daniel, comme les autres, cotise 20 euros pour permettre au groupe d’acheter des pinces coupantes, des scies et des barres de fer ; ils font aussi des stocks de pierres. Un matin d’octobre, très tôt, ils sont des centaines à se précipiter contre la frontière ultra-sécurisée de Ceuta, sous le regard médusé des Garde-Frontière espagnols, armés et flanqués de chiens. Les migrants, en bloc compact, lancent les pierres, provocant la panique des surveillants qui s’enfuient, quelques uns sont d’ailleurs légèrement blessés. Les premiers migrants arrivés au pied des grillages commencent à les couper et, une fois le trou suffisant, ils s’y engouffrent. Mais cela ne va pas assez vite et la peur du retour des militaires espagnols avec des renforts pousse les derniers à grimper sur leurs camarades pour escalader à main nue les structures surmontées de fils barbelés à plus de six mètres de haut. Daniel fait partie de ceux-là et il se blesse – ses multiples cicatrices visibles en témoignent -, ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être interviewé par la télé espagnole, à l’hôpital. Le moment est violent et en dit long sur le désespoir des assaillants. « Chacun pour soi et Dieu pour tous », dit Daniel au sujet de cet épisode.

Une fois enregistré par les autorités, il est transféré en Andalousie où il reste plusieurs mois dans un camp. Il s’y ennuie : aucun cours, aucune activité n’y sont proposés. Il entend une famille malienne parler d’un possible passage vers la France et il se décide à les suivre. D’abord en bus, puis en train. Ils sont tous arrêtés à Bayonne et placés en garde-à-vue. Daniel dit qu’il est mineur et les policiers le relâchent immédiatement, lui permettant de filer de nouveau vers la gare, probablement pour éviter de le rajouter à la longue liste d’attente de l’ASE de Pau.

Il arrive à Bordeaux assez tard et il se résout à dormir dans la gare avant de reprendre le premier train pour Paris le lendemain. Une fois dans la capitale, on lui conseille de rejoindre un centre de la Croix-Rouge mais une fois dans les rues, les gens ne s’arrêtent même pas pour répondre à ses questions, croyant qu’il fait la manche. Découragé, à la fin de la journée, une dame finit par lui dire de ne pas rester à Paris et d’aller tenter sa chance dans une plus petite ville. Il prend un train au hasard, en gare d’Austerlitz et descend à Orléans mais, effrayé par la ville, il continue et arrive enfin à Tours.

Michel– Guinée – 16 ans

Michel vient de Labé, grande ville du centre du pays. Son père était un important grossiste avec un magasin réputé dans toute la région. Sa mère est femme au foyer et il a trois petits frères. Il y a un an, son père décède et c’est son oncle paternel, conformément à la tradition, qui vient s’installer dans le foyer pour s’occuper des affaires et de la famille.

La relation entre Michel et son oncle se dégrade très rapidement : ce dernier, très croyant, oblige le jeune homme à quitter l’école publique – il allait passer son brevet – pour rejoindre une école coranique éloignée. Il se montre violent et ne laisse pas à la mère son mot à dire au sujet de l’éducation des enfants. Michel part donc en internat dans l’école coranique mais les choses se passent mal : il n’aime pas l’enseignement dispensé, l’ambiance très stricte et le fait de « devoir travailler pour manger et pour donner de l’argent au Calife » qui dirige l’école. Il finit par quitter l’école en mars de cette année mais l’oncle le vire de chez lui et Michel se retrouve à la rue.

DSC_7995-2Un cours de français au campement – 1er septembre 2018 – VLP

 

Un ami de son père qui gère une société d’import-export avec le Maroc lui propose de l’emmener là-bas et de le faire passer en Europe. Michel saisit l’opportunité et il se retrouve rapidement à Casablanca, enfermé dans une maison avec d’autres candidats au départ. L’ami vient le nourrir chaque soir. Après deux semaines, l’ami l’emmène dans un hôtel à Nador et la nuit suivante, Sébastien embarque sur un zodiac. Il est récupéré quelques heures plus tard par un navire de la Croix-Rouge et emmené à Almeria où une ONG l’aide et lui donne des cours d’espagnol.

Comme il parle bien le français, Sébastien décide de rejoindre la France, d’abord en bus, puis en train. C’est comme ça qu’il arrive par hasard à Tours.

Michel aimerait passer son brevet et trouver un métier, pour faire sa vie ici. Hors de question de retourner à la rue à Lobé.

Thierry – Algérie- 18 ans

Originaire de Mostaganem, il est arrivé il y a presque un an.

Fils de parents qu’il a toujours connus au chômage, il est le petit dernier d’une fratrie de trois. Son grand frère a 40 ans et il est peintre sur des chantiers, au black, son autre frère de 34 ans vit de petits business, notamment l’achat et la revente de baskets. Thierry s’est dit à 17 ans qu’il ne voulait pas de cette vie-là et avec une dizaine de copains, ils ont projeté de partir en Europe. Ils on dégoté un petit bateau de fortune de trois mètres de long et ils ont pris la mer. Échoués en Espagne, des gens de la famille d’un des gamins sont venus les chercher depuis Valence et les a remonté en France, là où le petit groupe s’est séparé. Thierry a pris ensuite un train et est arrivé totalement au hasard à Tours où l’ASE à mis du temps à le prendre en charge, puis il a été transféré à Amboise puis Paris. Le lendemain de ses 18 ans, il y a quelques jours, il a été mis dehors de son foyer et s’est retrouvé à la rue, il a alors décidé de revenir à Tours pour retrouver les bénévoles qui l’ont aidé à son arrivée et ainsi fuir les groupes de petits délinquants qui gravitent autour de certains foyers à Paris et qui offrent, de fait, des moyens immédiats de survie.

Il dit être venu tenter sa chance dans le foot en France mais il est prêt à travailler dans n’importe quel domaine. Il est en contact quotidien avec ses parents grâce à son téléphone portable. Il n’est pas contre l’idée de retourner chez lui, même s’il veut des papiers car il angoisse d’être obligé de faire le retour de manière clandestine et surtout de monter de nouveau sur une si petite barque.

Il aimerait faire un apprentissage et trouver une femme, en tout cas, ne pas avoir la même vie que sa famille au pays.

Maurice – Guinée – 34 ans

Il vient de la capitale, Conakry. Il est parti il y a une petite année.

Issu d’une famille assez aisée de diamantaires, il vivait avec son père et sa belle-mère, depuis le décès de sa propre mère. Il a onze frères et sœurs dont quatre seulement sont restés en Guinée. Il a fait des études secondaires puis des petits boulots, notamment de l’électromécanique.

Lorsque son père est mort, les problèmes d’héritage ont fait éclater la famille, la belle-mère voulant à tout prix favoriser ses enfants. Maurice s’est retrouvé à la rue avec pour seul bien la BMW de son père.

Il part alors revendre le véhicule au Sierra Léone pour avoir des dollars et tente de trouver une situation à Conakry. Fatigué de cette vie, il utilise ses dernières économies pour passer au Maroc et tenter la traversée. L’épisode marocain est douloureux et la peur de la police encore palpables dans ses mots. Il trouve un petit bateau avec quelques camarades et ils prennent la mer. Perdus, au bout de huit heures, un navire de la Croix Rouge les récupère et les débarque en Espagne.

DSC_7890-1Entrée de l’ASE, là où les jeunes sont évalués – Champ Girault – 1er septembre 2018 -VLP

 

Une fois en centre de rétention à Cordoue, il déclare vouloir rejoindre la France, parlant la langue de par ses études. Il reste cependant trois mois sur place, vivant dans des chambres miteuses d’Hôtels tenus par des mafias locales, la facture étant payée par les services migratoires espagnols pendant la durée de la procédure. Les autorités finissent par lui donner un billet de train vers Paris mais, contrôlé à Perpignan, il est envoyé deux jours en garde à vue pour expulsion. A la suite d’un problème de procédure, il est relâché à sa grande surprise et il rejoint Paris. Ne trouvant pas de travail, il tente de partir dans une plus petite ville et débarque ainsi à Tours. Il est actuellement en procédure de demande d’asile tout en étant menacé d’un arrêté de reconduite à la frontière.

Il aime la France et n’éprouve aucun ressentiment, assez philosophe et croyant. Ayant bien saisi l’ambiance de son pays “d’accueil”, il prend un surnom pour éviter d’apparaître comme trop clairement musulman et lorsque l’on l’interroge sur la question économique et coloniale, il dit préférer se tourner vers l’avenir que vers le passé. Questionné sur le racisme, Maurice avance que “de toutes façons quand tu prends 10 gens où que ce soit, il y en a au moins 7 de mauvais” ; parfois, des gens dans le tram reniflent sur son passage, il trouve ça d’autant plus ridicule qu’il constate de par ses voyages, que ce sont les européens qui se lavent le moins.

Il veut faire des études, travailler et trouver une femme, le retour au pays n’est pas une option pour lui.

Patrick – Côte d’Ivoire – 16 ans

Sa famille, musulmane, vient d’un petit village à côté d’Odienné, dans le nord-ouest du pays, non loin de la frontière guinéenne. Ses parents étaient cultivateurs et il a un grand frère et une petite sœur. Patrick a une maladie grave qui n’est pas prise en charge au village. Il a été à l’école jusqu’en CM2 puis, avec le départ du père, la maman décide d’emmener ses trois enfants à Abidjan, la capitale économique du pays.

Ils habitent dans le quartier pauvre d’Abobo, au nord de la ville, celui qui abrite les nouveaux arrivants dans d’immenses bidonvilles où les gens se débrouillent pour survivre.

Mais la vie est trop dure et le travail inexistant, d’autant plus dans un contexte de fortes tensions communautaires entre chrétiens et musulmans, Abidjan étant un enjeu majeur dans la guerre civile intermittente qui étouffe le pays depuis 2011.

Le grand frère devenu adulte décide de partir pour trouver un moyen de soigner Patrick et améliorer leur sort. Ils se retrouvent ainsi à Bamako plusieurs mois pour rester auprès d’un guérisseur local.

DSC_7917-1Séance coiffure dans le seul point d’eau et d’électricité du campement. Ce jour-là, ils étaient 60 à y dormir – 1er septembre 2018 – VLP

 

Lorsque Patrick va un peu mieux, le frère annonce qu’ils ne retourneront pas au pays – l’avenir y est trop bouché – mais qu’ils continuent la route vers le nord. Ils restent quelque temps en Algérie puis passent au Maroc via Oujda avant de passer quelques mois dans les forêts qui environnent Nador, à dormir dans des tentes et à jouer au chat et à la souris avec la police. Patrick dit qu’il a eu de la chance : sa maladie effrayait les flics, qui le laissaient tranquille.

Une nuit, ils ont pris le zodiac et vers midi, une vedette espagnole les a récupérés en pleine mer. Une fois en Espagne, il est séparé de son frère et envoyé dans un camp de réfugiés mineurs. Rapidement, la barrière de la langue pose problème et les cours sont trop rares, en plus, aucune perspective de soin ne s’offre à lui. Il décide donc de rejoindre la France de train en train et arrive à Paris où il restera quelques semaines, dormant à la rue. De là, on lui conseille Tours, qu’il rejoint sans grand encombre.

Patrick est dans le campement depuis cinq semaines et participe activement à la vie collective, visiblement bon cuisinier. Il attend son rendez-vous avec les services du Conseil Départemental pour avoir enfin un bout de papier qui lui permettra d’aller à l’Hôpital pour qu’on s’occupe dignement de lui.

En attendant, Patrick ne donne pas de nouvelles à sa mère, il a trop honte de sa situation.

Christophe– Guinée – 16 ans

Il est d’un petit village peul dans l’ouest du pays, fils unique d’un couple de cultivateurs très pauvres qui l’a envoyé bébé auprès d’une tante à Conakry. Christophe n’est retourné qu’une fois voir ses parents, quelques jours, il y a quatre ans.

Il a été un peu à l’école, jusqu’en Cinquième, puis, pour aider sa tante, vendeuse ambulante de glace, il s’est mis à vendre des bonbons dans la rue.

En mars dernier, face à la misère, il “part à l’aventure” avec un voisin. Ils passent par le Mali puis s’arrêtent trois mois en Algérie où les adultes du voyage travaillent sur des chantiers. Avec un petit pécule, ils filent vers Tanger au Maroc où ils trouvent à s’embarquer rapidement. Ils partent à la rame et au bout de quelques heures, le Salvamiento espagnol les récupère dans les eaux internationales.

Il est emmené en observation à Algésiras pendant quatre jours, puis il est envoyé à Bilbao. Il y reste deux semaines mais, parlant bien le français, c’est de l’autre côté des Pyrénées qu’il veut aller. Il quitte le foyer puis prend un bus jusqu’à Bayonne puis un autre qui s’arrête à Tours. Repéré par des policiers, il est emmené à l’ASE. Il doit désormais attendre six semaines pour un rendez-vous.

Eric et Alexandre– Guinée – 16 ans tous les deux

Ils viennent de la petite ville peule de Pita, dans le centre-ouest du pays. Leurs parents sont au chômage et eux travaillent comme aides pour les bergers locaux, notamment les jours de marché.

Face à la misère et dans une région d’où les jeunes partent massivement, les deux garçons décident de “partir à l’aventure”. Il rejoignent l’Algérie via le Mali et y restent trois mois pour travailler sur les chantiers, notamment comme porteurs de sable et de graviers pour le béton.

DSC_7779-2Jeune du campement – 1er septembre 2018 – VLP

 

Ils passent ensuite au Maroc et y restent trois mois, dormant à la rue et mendiant, le travail manquant pour les noirs là-bas. Ils rejoignent Nador et montent de nuit sur un zodiac. En fin de matinée, les Garde-Côtes espagnols les récupèrent et les débarquent à Malaga. Ils y restent deux semaines mais, voulant rejoindre la France, les autorités leur donnent un peu d’argent et les deux amis tracent la route vers Barcelone puis Paris.

Ils dorment dans un square quelques jours et un guinéen qu’ils rencontrent leur conseille de quitter Paris où la vie est trop dure. Ils prennent un train pour Bordeaux mais, contrôlés et sans ticket, l’agent de la SNCF appelle les policiers et descend les deux jeunes au premier arrêt, à Saint Pierre des Corps. Les policiers les fouillent et, n’ayant rien à leur reprocher, les amènent à l’ASE.

Ces deux jeunes gens attendent maintenant leur rendez-vous, fin septembre.

Simon – Guinée – 16 ans

Simon vient d’un quartier très pauvre de Conakry nomme Kaporo-Rail. Il s’agit d’une emprise foncière ferroviaire située entre le port, une énorme zone commerciale et le quartier des ambassades, devenue un bidonville abritant 120.000 personnes qui vivent de petit commerce informel, de prostitution et de débits de boisson illégaux. Le quartier est très instable : d’une part, il a été au centre des émeutes qui ont égrené les crises politiques du pays entre 1998 et 2011, d’autre part, il attise les convoitises des promoteurs immobiliers qui aimeraient partir à la conquête de cet espace idéalement situé. De ce fait, Kaporo-Rail fait régulièrement l’objet de descentes musclées de la police et de procédures d’expulsion et de démantèlement de pâtés de maison entiers, occasionnant souvent des morts et réactivant la colère populaire.

Simon a un petit frère et une petite sœur et ils vivaient seuls avec leur mère, commerçante de rue dans le quartier, depuis le décès du père il y a dix ans. Simon est allé à l’école dans le quartier limitrophe de Kipé jusqu’en cinquième, avant d’arrêter les études pour aider sa mère à faire vivre la petite famille et garder les cadets.

A l’âge de 13 ans, Simon décide de partir rejoindre un oncle au Sénégal pour tenter d’avancer dans ses études et ainsi aider sa mère de manière plus durable. Au terme d’un voyage en voiture de trois jours, le voilà donc chez son oncle chez qui il restera une année mais le manque de travail et le prix de l’école ne permettent pas à Simon de s’en sortir et d’un commun accord avec son oncle et sa mère, il choisit de tenter le voyage vers l’Europe.

L’oncle trouve un petit convoi en partance pour le Maroc, paye les chauffeurs et donne une petite somme à Simon pour le voyage. Et voilà le jeune garçon parti, traversant le désert à dix dans le véhicule, deux chauffeurs se relayent pour rouler nuit et jour, des bidons d’essence sur le toit. Ils passent par la Maurétanie, bifurquent pour éviter le Sahara Occidental, passent par l’Algérie puis s’arrêtent à quelques kilomètres de la frontière marocaine qu’ils franchissent à pieds pour rejoindre un petit village, de nuit.

DSC_7768-3Jeunes qui attendent le repas à la table de Jeanne-Marie – 1er septembre 2018 – VLP

 

Dès le lendemain, il faut prendre un bus pour rejoindre Rabat. C’est un autre voyageur, « un grand sénégalais » qui lui permet de changer ses francs CFA en dirhams pour acheter le billet et avec qui il fera une grande partie du voyage. Ils suivent la route vers Tanger d’où ils pensent faire rapidement la traversée, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Ils resteront tous les deux à mendier dans la vieille ville pour manger et essayer d’économiser un peu d’argent, sans succès. Au bout de quelques mois, dans une impasse, Simon appelle son oncle pour qu’il lui envoie un peu d’argent pour quitter Tanger. C’est de nouveau son « ami » sénégalais qui fera office d’intermédiaire car, doté d’un passeport, ce dernier peut recevoir des mandats envoyés par l’oncle de Simon.

Les voilà de nouveau à Rabat mais cette fois, ils se séparent et Simon prend le bus pour Nador, à huit heures de là. Dès son arrivée, il monte dans un taxi avec deux autres jeunes pour rejoindre les forêts environnantes. Dans les jours suivants, il rencontre un passeur et le met en relation par téléphone avec son oncle afin qu’ils règlent entre eux les questions d’argent. En attendant le passage, Simon se rend dans les villages à proximité pour tenter de trouver des petits boulots, sans succès.

Après six tentatives infructueuses, c’est le 20 juin de cette année que le passeur fait monter Simon dans un convoi de zodiacs pour la traversée. Ils sont 37 dans l’esquif du jeune homme et c’est un passager qui conduit l’embarcation. Vers midi le lendemain, ils sont récupérés par la Croix Rouge espagnole et placés trois jours dans un camp fermé pour la procédure habituelle d’enregistrement. Simon est ensuite transféré dans un camp près de Madrid et très rapidement, on lui achète un billet de bus pour la France et de quoi remonter vers Paris ensuite.

A la frontière, il rencontre des hommes qui traînent à la gare routière et qui donnent quelques infos et aident à acheter un billet de bus, contre une petite commission. Le voilà le lendemain à Paris, sans argent. Il dort quelques nuits dans un jardin public et rencontre un jeune homme placé à l’hôtel par l’ASE de la capitale. Ils partageront la chambre pendant près d’un mois mais, ayant compris que la situation est très difficile dans la capitale, Simon se résout à repartir. On lui conseille Tours, il se rend donc à la gare d’Austerlitz et monte dans un train.

Une fois arrivé à destination, il passe par l’ASE 37, il y a quelques jours. Et là, surprise, au lieu d’être convoqué des semaines plus tard, les services sociaux l’évaluent dans la foulée, sans interprète et alors que Simon maîtrise mal le français. Il est stressé, ne comprend pas toutes les questions et s’embrouille dans les dates. Deux heures plus tard, c’est réglé, sa prise en charge est refusée par les services du Conseil Départemental et il se retrouve à la rue. Il arrive sur le campement de Saint Pierre des Corps, hagard. Lui, il voulait juste étudier et trouver un travail pour aider sa mère.

 

 

5 commentaires sur “Les chiffres, les sigles, les personnes. Rencontre avec les jeunes du camp de fortune de Saint Pierre des Corps.

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