Alors que depuis trois ans la situation des mineurs étrangers isolés est critique en Indre-et-Loire et que les autorités négligent leurs obligations de protection, un collectif a investi un local commercial inoccupé quartier Velpeau pour mettre à l’abri des dizaines de jeunes cet hiver. Le richissime homme d’affaires propriétaire du lieu, se définissant lui-même comme un apôtre de l’écologie et du développement durable, porte plainte au pénal et loue les services de maître Stanislas de la Ruffie pour défendre ses intérêts en justice. Ce dernier, Conseiller Régional du Rassemblement National, connu pour ses prises de position anti-migration, semble en effet l’avocat idéal pour ce juste combat. Parallèlement, la Préfète d’Indre-et-Loire, Corinne Orzechowski, met la pression pour accélérer la procédure.
Pour sortir d’une approche froide et déshumanisée de la question migratoire, j’avais proposé en septembre de courtes biographies de jeunes étrangers isolés du campement de fortune de St Pierre des Corps qui attendaient une prise en charge par les autorités compétentes (1). Cette fois, nous allons nous pencher du côté des personnes qui décident, derrière des statuts, des fonctions, des textes et des règlements.
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Depuis quelques années, et comme dans toute l’Europe, l’Indre-et-Loire voit le nombre de mineurs étrangers isolés arrivés sur son territoire fortement augmenter : ils étaient 250 en 2016, 500 en 2017, environ 1300 en 2018. Sans rentrer dans des considérations politiques, force est de constater que dans la Constitution française, tout mineur, quel que soit son statut et son origine, doit être protégé par les institutions, en l’occurrence par le Département et son service spécialisé, l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). L’absence de prise en charge digne de ce nom par le Conseil Départemental est dénoncée par les associations de solidarité et le Conseil d’État a même condamné l’Indre-et-Loire en janvier dernier pour ses manquements à ce sujet (2).
Dans ce contexte, et alors que les mineurs qui arrivaient à Tours en décembre dernier devaient attendre six semaines avant d’avoir un rendez-vous d’évaluation à l’ASE sans aucune mise à l’abri – la loi prévoit un délai de cinq jours pour cette évaluation et une prise en charge des jeunes pendant ce laps de temps – un collectif a décidé de chercher un lieu pour permettre à ces personnes d’avoir un endroit chauffé où dormir. Lors de la précédente tentative en novembre, celle de l’occupation d’un bâtiment universitaire désaffecté au Sanitas, madame la Préfète avait envoyé la police déloger les personnes au bout de 48h. Partant de ce constat, le collectif s’est donc rabattu sur un local commercial privé, vide depuis des mois et propriété d’un riche homme d’affaires. Entrés sans effraction, ayant ouvert des comptes d’électricité et de gaz afin de payer les factures et aménageant les lieux de manière respectueuse, comme a pu le constater un huissier, les jeunes ont pu être installés dignement depuis le 13 décembre.

Immédiatement prévenu par les occupants, le propriétaire, Pierre-Frédéric Coustols a répondu le 24 décembre par le dépôt d’une plainte pour violation de domicile, refusant d’établir un bail précaire. Pourtant, M. Coustols est bien éloigné de l’image d’Épinal du modeste grand-père forcé de dormir dans une caravane à cause des méchants squatteurs qui l’auraient dépouillé. Penchons-nous sur ce curieux personnage…
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Né en 1944, Pierre-Frédéric-Germain Coustols a fait fortune dans les années 70 d’abord comme cadre dirigeant du mastodonte américain de l’agroalimentaire, le groupe Cargill. Cette entreprise est une major de la production de soja qui cause en partie la déforestation de l’Amazonie mais la boîte est également connue pour sa spéculation sur les matières premières agricoles et pour des accusations de travail infantile sur ses exploitations de cacao en Côte d’Ivoire.
Après cette expérience, notre homme devient capital-risqueur, c’est à dire qu’il investit dans des entreprises en développement en échange d’intérêts confortables. C’est d’ailleurs en revendant ses parts dans Grand Optical à la fin des années 90 que Pierre-Frédéric Coustols réalise son plus beau coup, lui permettant dès lors de se consacrer pleinement à ce qu’il nomme lui-même sa « collection de paysages » (3).
Cette coûteuse passion débute dans les années 80 lorsque M. Coustols achète un village gersois presque désert, le lieu-dit du Castelnau des Fieumarcon, pour moins de 1,4 millions de francs, environ 215 000 euros. Il y investit pour la rénovation progressive d’une quinzaine de maisons et de l’église, aimant à se faire dépeindre dans les journaux comme un pionnier de la revitalisation rurale, comme un amoureux des terroirs et surtout comme un esthète (« J’ai habité tour à tour dans les 16 bâtisses, pour sentir la lumière de chacune (4)»). A l’encontre de cet émouvant story-telling parfaitement calibré, on trouve toutefois dans la presse locale des témoignages en demi-teinte : les derniers habitants de la commune semblent ne pas apprécier la volonté « totalitaire » de privatisation du village par l’homme d’affaires, ni son côté « très procédurier » (5) ni l’orientation économique du projet, tourné vers la mise en location pour des mariages flamboyants et des conventions d’entreprise pour cadres dirigeants, comme le montre clairement le site internet de l’entreprise (6).
Quelques années plus tard, en 1994, M. Coustols investit dans un bâtiment du XVème siècle à Lisbonne, le palais Belmonte (7) qu’il fait rénover à grand frais, le transformant en hôtel de luxe à plus de 1000 euros la chambre, avec restaurant huppé, centre culturel et tous les attributs de l’élégance et du bon goût, les médias spécialisés saluant l’aimable projet (8).

Fort de cette expérience, M. Coustols lance ensuite une structure – non domiciliée en France – qu’il nomme, prophétique, Design a Sustainable Tomorrow, qui regroupe à la fois les lieux d’exception acquis par l’homme d’affaires ainsi qu’une sorte de club de réflexion/bureau d’études produisant des discours, analyses et conseils qui donnent de la substance au projet commercial de l’ensemble. On y lit même une critique écologique du capitalisme, véritable manifeste éthique où sont convoqués des prix Nobel d’économie, Keynes, Locke, Levy-Strauss ainsi que l’Agenda 21 des Nations-Unies (10).
Suivent alors des projets de réhabilitation, de conservation de la nature, d’éducation et de résidences d’artistes dans un village-jardin – Jiu Xian en Chine – et à Ban Song en Thaïlande. A noter également des bâtiments éco-durables en Russie et au Maroc ainsi que des éco-quartiers au Portugal (11). Dès lors, Pierre-Frédéric Coustols, ou plutôt « Fred » (12), se met systématiquement en scène comme visionnaire, dispensant même dans la presse des conseils de politique économique à l’Union Européenne et au Portugal (13).
Parallèlement, M. Coustols est gérant de plusieurs sociétés immobilières en France dont celle qui est propriétaire du local commercial quartier Velpeau. C’est à ce titre, et avec l’aide de son frère, qu’il porte donc plainte le 24 décembre pour violation de propriété.
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Le 24 janvier, un mois plus tard, Mme la Préfète d’Indre-et-Loire, très engagée dans les questions de sécurité et de contrôle migratoire enjoint par courrier M. Coustols de mettre fin au présumé trouble au voisinage et à l’ordre public causé par l’occupation. Ceci, sous peine de voir requalifier le local commercial en « établissement recevant du public », avec la menace d’amendes pour non respect des normes propres aux lieux d’habitation, poussant le propriétaire à entamer une procédure au civil contre les occupants, avec désignation d’un huissier qui se présentera d’ailleurs le 13 mars, accompagné de policiers.
Mais qui est donc cette implacable gardienne de la légalité républicaine ? Après avoir fait Sciences-Po Grenoble et avoir échoué à l’oral de l’ENA, Mme Corinne Orzechowski sort bien classée d’un concours exceptionnel de recrutement de sous-préfets en 1988 et intègre derechef ce corps de l’Etat. Après quelques expériences dans des préfectures, elle rentre dans le cabinet du Ministre de l’Intérieur avant de retourner à la Préfectorale. En 1997, elle intègre le cabinet du directeur général de la Police Nationale et s’occupe brièvement des « relations sociales » dans la maison. Quelques mois plus tard, virage important : elle devient chef de cabinet du nouveau ministre des transports, le communiste Jean-Claude Gayssot. Au bout d’un an, en 1998, elle prend le poste de conseillère transport auprès de la représentation permanente de la France à l’UE puis, en 2000, elle part à la SNCF où elle devient cadre supérieur, chargée de la stratégie du fret puis directrice des affaires européennes de la SNCF, dans la grande tradition du mélange des genres – ou des compétences, chacun se fera son idée – de la haute fonction publique française. En 2007, retour à la Préfectorale pendant cinq ans avant de réintégrer les cabinets ministériels, cette fois à l’Agriculture et plus précisément dans le domaine de l’industrie agroalimentaire dont elle devient déléguée sous Stéphane Le Foll, menant d’importantes négociations dans la filière pour favoriser les aides à l’investissement dans la mécanisation, l’exportation et la sauvegarde de la production de volaille. A l’été 2014 elle retourne à son administration d’origine. En 2017, après un très éphémère passage à la direction générale des Outre-Mer elle est nommée Préfète d’Indre-et-Loire.

Dès son entrée en fonction, le message est clair : il s’agira de mettre le paquet sur la sécurité (14). La première semaine, elle dirige un entraînement grandeur nature simulant une attaque terroriste, elle visite un commissariat, une gendarmerie, la sécurité civile et les services du renseignement, le tout annoncé en grande pompe dans la presse. Comme pour ses autres postes, elle communique sur son caractère bien trempé, assumant tout à fait la dimension répressive de sa tâche. Et en effet, on le verra quelques mois plus tard avec la « gestion » du mouvement des Gilets-Jaune, ce côté « main de fer dans un gant de velours », sans mauvais jeu de mots au sujet du manifestant ayant perdu sa main le samedi 1er décembre à la suite de l’explosion d’une grenade GLI-F4 utilisée pour le « maintien de l’ordre » (15).
Sur la question des mineurs non-accompagnés, le message là aussi est clair :
« (…) mais on ne peut pas imaginer que l’on ouvre des places en fonction des arrivées car on n’arrêterai pas le flux. Voilà pourquoi je travaille avec les forces de l’ordre sur les filières. Je ne vous en dirai rien mais cela avance. On n’est pas obligé d’avoir une posture qui facilite la vie aux passeurs et aux trafiquants. Les jeunes n’arrivent pas seuls, c’est faux. Ils sont orientés par des gens qui les font payer. Et une fois arrivés, la moitié du temps ils sont récupérés par des réseaux qui les font trafiquer… Ce n’est pas un monde de Bisounours. »
Pas étonnant donc que les consignes soient fermes et systématiques : tous les lieux occupés depuis avril 2018 (Eglise désaffectée St Libert, campement à St Pierre des Corps, CLOUS au Sanitas) ont été vidés à plus ou moins court terme. Sans violence et avec un relogement à l’hôtel pour quelques jours, mais sans jamais régler la problématique de fond, toujours renvoyée à de nébuleux réseaux, jusqu’ici jamais démantelés ni même mis en évidence. La proximité avec les éléments de langage du gouvernement et de M. Jean-Gérard Paumier, président du Conseil Départemental, peut laisser quelques doutes quant à la spontanéité des propos, par ailleurs jamais confirmé par des procédures judiciaires ni par des rapports d’experts.
Dans tous les cas, un mois après l’occupation du local commercial quartier Velpeau, Mme la Préfète reprend la main en demandant sous peine d’amende à M. Coustols de faire le nécessaire pour vider les lieux. Et nul doute que Mme Orzechowski dont le parcours témoigne d’une exécution fidèle des ordres – dans l’administration, dans l’entreprise, de droite, de gauche – saura faire preuve de pugnacité.
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Du reste, c’est avec l’accélération de la procédure que l’on apprend que l’avocat choisi par Pierre-Frédéric Coustols est maître Stanislas de la Ruffie. Même si ce dernier a délaissé quelque peu la robe à cause de son élection en tant que conseiller régional du Centre Val de Loire en 2015 sur la liste du Rassemblement National, il continue ses activités juridiques, notamment dans le domaine immobilier, à 200 euros de l’heure au sein du cabinet Saint-Cricq situé à Tours (16).
M. de la Ruffie, père de famille nombreuse et très catholique, s’investit dès 2007 en politique auprès de Philippe de Villiers avant de passer au Front National en 2014. Il n’hésite pas à partager sur les réseaux sociaux sa nostalgie de la monarchie, son attachement au vin et à la volaille de Touraine, son soutien aux automobilistes supposément persécutés par la majorité « écolo-bobo » et sa détestation des immigrés, y compris mineurs dont il brocarde leur soi-disant train de vie, sur le mode « et nos sdf alors ? ». Plus récemment, il affiche sans réserve son soutien aux Gilets Jaunes et il met en avant leur filiation supposée avec les manifestants parisiens du 6 février 1934, rappelons-le, essentiellement des membres des ligues d’extrême-droite fascisantes ou royalistes qui appelaient ouvertement à la destruction de la république parlementaire.
Flirtant avec l’aile droite du Rassemblement National, M. de la Ruffie partage nombre de publications de sites extrémistes tels que Français de Souche et Riposte Laïque, où il a d’ailleurs été longuement interviewé (17). Il félicite également les identitaires tourangeaux pour leur actions de « solidarité » même si de fait, il semble moins proche de leur chef, Pierre-Louis Mériguet. En effet, ce dernier a été condamné par la justice pour avoir giflé Stanislas de la Ruffie à la sortie d’une messe, à la suite d’une altercation de nature politique en 2015 (18).
Nul doute que M. de la Ruffie saura défendre les intérêts de son client et faire de cette procédure une bonne tribune judiciaire et médiatique pour ses positions politiques au sujet de l’immigration, gratifiant ses fans de quelques selfies pris au tribunal, comme il aime tant à le faire sur les réseaux sociaux.
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Avec la fin de la trêve hivernale, il est fort possible que la procédure s’accélère et aboutisse à l’expulsion des jeunes du local occupé, encore en recours ou en appel de la décision de l’Aide Sociale à l’Enfance et donc présumés mineurs, avec le risque de voir se reconstituer un campement de fortune comme ce fut le cas l’an dernier dans un jardin paroissial à Saint Pierre des Corps, avec les risques sanitaires et la vulnérabilité des personnes que cela implique.
Mais en tout cas, l’essentiel est sauf : autorité, ordre et propriété n’auront pas à pâtir de la solidarité et de la dignité. Et pour cela, merci à nos trois protagonistes. En effet, ce n’est vraiment pas un monde de Bisounours.
Un commentaire sur “Procédure d’expulsion des jeunes mineurs étrangers à Tours. Petites biographies des gens de bien.”