Protéger l’enfance #2 : enjeux actuels en Indre-et-Loire

 En France 20%, des mineurs vivent sous le seuil de pauvreté ; 20% des jeunes quittent le système d’enseignement sans diplôme qualifiant ; sans diplôme, on a trois fois plus de risques d’être au chômage, en CDD ou en intérim ; 15% des mineurs déclarent manquer gravement d’affection ; 20.000 mineurs sont agressés sexuellement chaque année ; 100.000 sont victimes de violences ; 300.000 mineurs sont pris en charge à divers degrés par l’Aide Sociale à l’Enfance, le chiffre a augmenté de 15% en 15 ans ; les parents bénéficiant d’une assistance éducative ont des profils sociaux spécifiques : ils sont 35% à n’avoir aucune qualification, 35% à vivre sous le seuil de pauvreté, 30% ont des problèmes d’alcool et/ou de drogue et 15% ont des troubles psychiatriques  ; 65.000 mineurs sont placés en dehors du domicile familial par les services de L’État ; 40% des SDF de moins de 30 ans étaient des enfants placés ; 70% des enfants placés n’ont pas de diplôme ; 135.000 mineurs ont à faire à la Justice l’an dernier soit 3,5% des moins de 18 ans ; 4000 mineurs sont en détention dont les trois-quarts en maison d’arrêt ; non-diplômés, chômeurs et sdf constituent 75% de la population carcérale en France

Cette litanie de chiffres finalement peu connus peut sembler décousue mais elle révèle pourtant une réalité qui ne nous frappe plus : la vie est dure pour les enfants et les adolescents. A une époque où l’on pense que les problématiques de la misère ont été vaincues, l’enfance n’est plus un sujet pensé par le politique. On se contente de banalités sur l’innocence, la pureté et l’espoir qu’elle porte ou alors on multiplie les lieux communs, au choix, sur cette « jeunesse pourrie-gâtée qui n’a plus le sens de l’effort » ou sur la figure du jeune délinquant – le gavroche, le zonard, l’apache, le blouson noir, le sauvageon, la racaille – qui incarne l’angoisse collective d’une violence incontrôlée, bestiale. La politique à destination de la jeunesse est en panne depuis 20 ans et elle s’apprête, sous la présidence d’Emmanuel Macron, à subir une attaque en règle, comme d’autres pans de cet « ancien monde » bâti par l’État-Providence de l’après-guerre.

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Je proposerai dans les jours qui viennent des portraits de travailleurs du secteur afin d’incarner et rendre sensible l’action invisible quoi qu’indispensable des personnes qui s’occupent de l’enfance en difficulté. J’ai pris pour cela des exemples dans l’éducation prioritaire, l’éducation spécialisée, la santé, la prévention et l’animation, tous au contact quotidien de jeunes, tous travaillant pour l’épanouissement de la jeunesse et participant à la construction d’un idéal d’égalité de conditions et de traitement pour assurer une citoyenneté pleine et autonome à l’âge adulte. Mais avant cela, il semble important de comprendre le cadre, le contexte, l’histoire et les enjeux actuels liés à la protection de l’enfance pour cerner l’ampleur de la question.

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La protection de l’enfance à l’heure du libéralisme

Comme d’autres secteurs publics, la protection de l’enfance est prise dans le processus de mutation profonde du fonctionnement de l’État, avec une inertie propre à la complexité des problématiques et à la multitude des acteurs et échelles mises en jeu. Deux grandes lois ont des effets indirects mais essentiels pour comprendre les évolutions récentes :

  • La Loi Organique relative aux Lois de Financement (LOLF) de 2001 qui introduit la notion d’équilibre budgétaire et d’évaluation de l’efficacité de l’action publique et de l’argent dépensé. Une multitude d’indicateurs de performance qui auraient pour vertu de quantifier les effets d’une loi on été introduits à cet effet.

Cette loi accélère l’importation dans le secteur public des méthodes manageriales du privé, chose déjà ancienne dans les pays anglo-saxons, au nom de l’efficience du travail des fonctionnaires. Ce que l’on appelle le New Public Management instaure donc un ensemble d’indicateurs d’évaluation pour chaque fonctionnaire, des entretiens individuels annuels pour la fixation de nouveaux objectifs chiffrés et une part de la rémunération indexée sur la performance individuelle.

Malo

Dans le secteur social c’est la loi du 2 janvier 2002 dite de modernisation et de rénovation de l’action sociale qui transforme profondément l’action de l’État, sacralisant le principe d’évaluation et d’adaptation des politiques publiques aux besoins des usagers et introduisant le concept de performance dans le travail social…

  • La réforme universitaire dite LMD de 2002, qui uniformise à l’échelle européenne les grades et harmonise la multitude des diplômes délivrés par les écoles spécialisées.

Ainsi, la formation des éducateurs spécialisés a été réformée en 2004 puis 2007 pour la caler sur un niveau Bac+3. Depuis quelques mois d’ailleurs, des rumeurs insistantes – qui m’ont été confirmées en off par des responsables du Conseil Régional du Centre Val de Loire – donnent à penser que les Instituts du Travail Social (ITS) laisseraient la place à des formation universitaire plus classiques, sachant que la formation a déjà connu des évolutions profondes, avec l’apparition des cours de management d’équipe et de gestion pour les futurs éducs.

Voilà pour la théorie, voyons ce que cela donne dans le concret, avec le cas de l’Indre-et-Loire d’où sont issus la plupart des témoignages à suivre dans le dossier.

La protection de l’enfance en Indre-et-Loire

Dans le département, ce sont des associations qui ont reçu depuis les années 1950 des délégations de la part des pouvoirs publics, pour remplir les missions qui incombent à l’ASE. Ainsi, la fondation Verdier, l’Association Départementale pour la Sauvegarde de l’Enfance, la Croix Rouge, l’association Montjoie et quelques autres ont construit depuis des années un solide réseau de foyers, de groupes d’éducateurs spécialisés et de savoir-faire dans le domaine de la protection de l’enfance.

Avec la loi du 2 janvier 2002, le Conseil Département (CD) a du se résoudre à normaliser et contractualiser le lien avec ces associations pour rentrer dans le cadre légal. Étant donné la profondeur de la mutatution, le processus a été long. En une quinzaine d’années on est passé de négociations ponctuelles entre le CD et les associations autour du critère principal du prix alloué par journée et par jeune à un Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens (CPOM) servant à formaliser davantage les missions éducatives des associations délégataires à partir de 2010.

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En 2017 étape suivante, très symptomatique de l’orientation générale des politiques publiques : le Conseil Départemental fait appel à un cabinet d’audit privé – le groupe Eneis – pour établir un schéma départemental en faveur de l’enfance et de la famille. Cette boîte fondée en 2006 par Cyrille Billaud, ancien de Sciences Po Paris et Stéphane Durin, passé par HEC, réalisait près de quatre millions d’euros annuels de chiffre d’affaires avant d’être absorbée en 2018 par KPMG, énorme groupe d’audit américain pesant plus de 26 milliards de dollars. Une interview de M. Durin nous en apprend plus sur ces visionnaires de la protection de l’enfance : les mineurs non-accompagnés pris en charge par les ASE ? « Ils sont les futurs entrepreneurs de demain ! ». A croire que notre expert ne connaît pas le sort réservé à ces jeunes dans le département ; le manque de places dans les foyers ? « Il faut développer le placement à domicile ». « Il s’agit de laisser les enfants dans leur famille et d’étayer les parents par le passage très intensif, c’est-à-dire plusieurs fois par semaine, de travailleurs sociaux. ». En effet, on imagine les perspectives d’économies en fermant des Foyers d’accueil…et tant pis pour les « passages très intensifs » si avec 25 jeunes à suivre en moyenne les éducs ne pourront se rendre à domicile qu’une fois par mois au mieux.

En tout cas, à l’issue de cet audit, le Conseil Départemental établit en 2018 un cahier des charges précisant ce qui est attendu à destination des parents et enfants accompagnés par l’ASE. A cet effet, le territoire a été découpé en cinq lots à attribuer avec différents types de mission, aussi bien dans le placement de jeunes en foyer que dans des dispositifs d’accompagnement éducatif ou d’insertion. Un appel à projets par lot est organisé et les associations spécialisées voulant travailler avec le CD ont dû déposer des dossiers synthétisant leurs stratégies et méthodes pour remplir le cahier des charges ainsi qu’une fourchette de prix de facturation à la journée. A l’issue de cette phase de mise en concurrence, le CD sélectionne une association délégataire de ces missions de service public.

L’objectif de cette mise en compétition est assez clair : même si le CD avance surtout l’idée d’un processus vertueux qui joue sur l’innovation et l’émulation crées, il s’agit de faire baisser les coûts en obligeant les principaux opérateurs associatifs à rationaliser leur organisation ou à fusionner pour faire des économies, surtout auprès des cadres et personnels de direction, en général assez bien payés. Ainsi, pour remporter la plupart des lots, L’Association Départementale de Sauvegarde de l’Enfance (ADSE) a absorbé l’asso Montjoie, raflant la mise dans les secteurs ruraux. Comme la politique n’est jamais loin, on ne sera pas trop étonné du parcours du Président de l’ADSE, Jean de Fouquières, issu de l’aristocratie, fier patriarche d’une famille nombreuse, catholique, entrepreneur, conseiller municipal de Cinq-mars-la-Pile, ancien membre de l’Union des Indépendants (UDI) avant de passer chez Nicolas Dupont-Aignan et son très droitier Debout la France. Autant d’éléments de compatibilité et de proximité avec Jean-Gérard Paumier, patron LR du Département et catholique pratiquant.

Restait à régler la question du lot concernant les foyers de placement de la ville de Tours – presque 200 places – que le CD n’avait pas attribué à l’issue du premier tour de l’appel à projets. Là aussi, la politique n’est pas loin. En effet, c’est le Groupe SOS fondé par Jean-Marc Borello – membre fondateur d’En Marche !, ami proche d’Emmanuel Macron, compagnon de la Ministre du Travail Muriel Pénicaud et pape auto-proclamé de l’économie sociale et solidaire – qui s’était porté candidat. Fort de ses 18.000 salariés et de son milliard de chiffre d’affaire essentiellement tiré de l’obtention de marchés publics (Ehpad, insertion, foyers, handicap) le groupe peut casser les prix et proposer un modèle avec une direction nationale concentrée à Paris et de simples antennes départementales, réalisant des économies d’échelle uniquement possibles pour ce type de mastodonte. Cependant, des bruits de couloir récurrents font état d’une antipathie assez profonde du président Jean-Gérard Paumier à l’égard de J.M. Borello, expliquant peut-être l’échec du groupe SOS dans sa tentative de remporter le lot….

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Par conséquent, un deuxième tour d’appel à projet fut organisé dans l’urgence et le CD engagea très fortement l’association Verdier, jusque là gestionnaire d’une bonne partie des foyers de l’agglo de Tours, à se rapprocher de la Croix Rouge qui développe depuis quelques années ses activités dans le secteur de la protection de l’enfance. Résultat : d’ici deux ou trois ans la Croix Rouge absorbera Verdier, garantissant tout de même aux éducateurs titulaires de conserver leur statut et leur convention collective, assez avantageuse. Par contre, pour les nouvelles personnes embauchées, ce sera aux conditions de la Croix Rouge… Là encore, les perspectives sont claires : réduire d’une vingtaine – soit un gros tiers des effectifs – le nombre d’Éducateurs Spécialisés à Bac+3 et leur confier un travail administratif et de gestion avec le suivi des dossiers des jeunes et la rédaction des rapports aux magistrats ; confier aux Moniteurs-Éducateurs formés à Bac+2 l’encadrement quotidien des jeunes ; augmenter le nombre de Maîtresses et Maîtres de Maison – peu formés et payés au SMIC – pour remplir les tâches d’entretien, de surveillance et de permanence dans les foyers. On imagine les économies en salaires directement produits par cette baisse de la qualification des personnels des foyers…et les problèmes éducatifs que cela peut poser, sans mettre en doute la bonne volonté des maîtresses et maîtres de maison. En tout cas, pour l’appel à projets, le pool Verdier-Croix Rouge a pu faire passer le coût de la journée de prise en charge de 180 euros à 160 euros par jeune, soit plus de 10% d’économies..

Dans cette logique de compression des coûts, des connaisseurs du secteur que j’ai rencontré signalent des fermetures des cuisines de certains foyers Verdier et l’appel à des prestataires privés pour fournir les repas, des baisses du nombre de séjours de vacances pour les jeunes placés, des diminutions des projets à l’année et des alourdissements dans les procédures pour le remboursement des frais.

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La prochaine nouvelle réforme de la protection de l’enfance portée par Adrien Taquet ne sera sans doute pas révolutionnaire mais elle ne fera que renforcer la prise en compte de la logique économique : rationalisation de l’organisation du travail, fusion des acteurs du secteur pour former de grosses structures rentables, baisse de la qualification des personnels recrutés, influence croissante des comptables et administrateurs dans la gouvernance des associations délégataires de service public, alourdissement des procédures et de la bureaucratie sous couvert de bonne gestion, montée en puissance de l’audit et de l’évaluation dans l’action publique, réduction de l’investissement public de long terme…

Deux séries de questions se posent alors en filigrane : d’abord, sur un plan moral, quel modèle de société souhaite-t-on construire par notre manière de protéger les enfants – population vulnérable s’il en est – ? Qu’est ce que cela dit de nos valeurs et la philosophie de notre régime ? ; ensuite, sur un plan plus pragmatique, est-on certains que de faire des économies dans le secteur ne sera pas facteur de dépenses supplémentaires postérieures, en termes sanitaires, judiciaires et d’emploi ? L’évaluation comptable des politiques publiques permet-elle de faire émerger des modèles de prévention et d’expérimentation dont les résultats sont par définition impossible à mesurer ?

Le silence médiatique et la faible mobilisation citoyenne de ces deux dernières années ne sont guère étonnants vu le peu de relais dont disposent les jeunes de l’ASE auprès des personnes influentes. Mais que l’on ne s’y trompe pas, le sujet est crucial et mérite une véritable concertation, sans la limiter aux professionnels du secteur ni aux politiciens-gestionnaires.

 

Images © Copyright 2019 Clarisse Robin, Martin Daguerre, Vanessa Lamorlette-Pingard et YG | Tous droits réservés

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