Protéger l’enfance #8 : Luc – 35 ans – Educateur Spécialisé en Foyer pour mineurs placés

 Pour une mise au point historique et de procédure c’est par ici. Pour comprendre les enjeux politiques actuels de la protection de l’enfance, c’est par .

Fils de parents médecins, extrêmement pris par leur travail, Luc suit une scolarité assez heureuse. Dès l’âge de dix-sept ans et avec le BAFA, il travaille dans des colonies de vacances spécialisées dans les séjours adaptées, prenant en charge des adultes avec des handicaps physiques et mentaux assez lourds.

Après le Baccalauréat, il intègre une faculté de psychologie, ne sachant pas trop quelle voie choisir. Parallèlement, il devient directeur de colonie mais rapidement, il est confronté aux limites de ce travail : la priorité donnée aux animations parfois bas de gamme qu’il assimile à une forme de mépris du public ainsi que sa volonté d’aller plus loin dans la relation des gens accompagnés l’orientent vers les concours d’éducateur spécialisé. La volonté profonde de Luc de trouver un travail utile au corps social et non basé sur un rapport marchand trouvent ainsi une voie pour se réaliser concrètement.

Au bout de quatre tentatives, il intègre une École Régionale du Travail Social où il alterne stages pratiques et cours théoriques de sociologie, de psychologie, de droit et d’histoire des institutions sociales. En réalité, ce sont surtout les cours portant sur les enjeux de la relation éducative et les groupes de parole autour des pratiques professionnelles qui ont le plus marqué Luc et qui ont été centraux pour saisir la nature profonde du métier.

Son premier stage de quelques semaines, Luc le fait en Institut Médico-Éducatif auprès d’enfants et d’adolescents présentant une déficience mentale avec des troubles du comportement et de la communication. Son premier souvenir professionnel marquant se rapporte à un enfant de dix ans en demande d’attention qui lui demande des câlins et multiplie les « je t’aime papa » à son adresse. Lors d’une réunion avec le directeur du centre afin de cadrer la relation auprès de l’enfant, ce dernier se met en colère et accuse Luc de violences. Le directeur le prend au mot et lui demande alors de porter plainte contre l’apprenti éducateur. L’enfant finit par craquer et fondre en larmes, avouant le mensonge. Luc vient alors de découvrir le rapport de transfert, classique dans la construction de la relation à l’éducateur chez les jeunes qui y voient des figures de parents par substitution. C’est la première fois que Luc peut mettre en perspective théorique son expérience auprès d’un jeune, lui permettant de « dézoomer » la situation, selon ses propres termes.

les deux petits renois

Son deuxième stage, il le fait en Foyer d’Accueil Médicalisé auprès de jeunes adultes autistes. Au cours de cette expérience de neuf mois, Luc développe encore le rapport théorie/pratique indispensable au contact de ce public si particulier avec lequel le symbolique et la communication non-verbale prennent une place centrale.

C’est au cours de son troisième stage dans une Maison Départementale de l’Enfance où sont placés de manière provisoire, sur décision d’un Juge, des enfants en danger que Luc prend conscience que c’est auprès de ce public qu’il veut travailler.

Pour son dernier stage, il intègre l’équipe d’un Institut Socio-Éducatif Médicalisé pour Adolescents, structure financée par la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la Sécurité Sociale et la Protection de l’Enfance pour prendre en charge des jeunes cumulant d’importantes problématiques psychiatriques, des actes de délinquance et un encadrement parental défaillant. Il s’initie alors aux arts-martiaux – obligatoires dans cet établissement, ce qui est rare – et il découvre un environnement professionnel vraiment satisfaisant : 5 éducateurs pour 11 jeunes, 5 véhicules à disposition, des infrastructures sportives de qualité, deux chefs de service disponibles, un psychologue, une infirmière et un psychiatre, un éducateur chargé de l’insertion sociale et professionnelle, un cuisinier et une cuisine ouverte. Le travail en équipe et les méthodes déployées, principalement celle dite « de l’école de Palo Alto », lui font découvrir d’autres rapports éducatifs qui l’éloignent des conceptions de l’acte éducatif comme projet de poser un cadre. Avec ce type de public très éloigné du cadre légal et affectif classique, il ne s’agit pas de poser un diagnostic psychiatrique et un protocole thérapeutique mais de travailler sur les interactions sociales et sur le rapport au monde du jeune, sans attendre que les conventions sociales et légales finissent par rentrer de gré ou de force dans leur tête.

Luc y vivra son souvenir le plus marquant, qui le hante encore régulièrement. Une jeune femme de quatorze ans ayant déjà connu deux grossesses avortées à la suite de viols de son oncle et de son père, placée pour des violences, rentre un jour dans une colère noire lorsqu’elle apprend qu’un de ses camarades a volé l’enveloppe allouée aux sorties du groupe pour le week-end. Détestant viscéralement l’injustice, elle entend tuer le responsable et s’arme d’un couteau dans la cuisine. Elle assomme d’un coup de porte au visage l’éducateur sportif qui voulait la stopper puis elle tombe ensuite sur Luc et elle tente de le poignarder au cou pour continuer son chemin. Il réussit à l’esquiver et à lui faire une clef de bras pour la plaquer au sol. Il ne se souvient pas vraiment de la confrontation mais il a lu la pulsion meurtrière dans les yeux de la jeune femme et cela, impossible de l’effacer, même des années après. Il n’a pas porté plainte et assure aujourd’hui qu’il ferait pareil, « la plainte n’ayant aucun sens pour cette gamine trop éloignée de la loi et puis, ce n’est pas moi qu’elle visait, j’étais juste un obstacle sur sa route ».

PARIS 2018 (7)

En sortant de l’école, Luc est embauché en CDD puis en CDI dans une Maison d’Éducation à Caractère Social (MECS) dans laquelle il travaille depuis bientôt cinq ans. Avec 170 collègues, Luc s’occupe de l’accueil et du suivi de jeunes en contrat d’accueil provisoire, avec l’accord des familles, de jeunes placés sur décision d’un juge, de pupilles de l’État et de mineurs étrangers non-accompagnés. Il y travaille environ 35h/semaine et perçoit environ 1700 euros par mois, avec son ancienneté.

Ses horaires sont très variables et changent d’une semaine sur l’autre, même s’il a toujours deux jours consécutifs de repos. Les mardis sont consacrés aux réunions d’équipe afin de coordonner le travail de tous les acteurs concernés. Le matin, il s’agit de faire le point avec les psys, les chefs de service, les éducateurs, les moniteurs-éducateurs et les maîtresses de maison sur les jeunes pris en charge : faire le point sur le déroulement de leur vie en général, analyser l’aspect organisationnel de la vie du groupe, suivre les questions cliniques portant sur la personnalité des jeunes, évaluer leurs modes relationnels aux adultes, aux pairs et à l’école. L’après-midi sert à préciser les plannings des équipes et à produire les synthèses semestrielles du suivi de chaque jeune, utilisées par les Juges lors des audiences mais aussi pour affiner le projet du jeune sur le plus long terme.

Luc travaille de 3 à 5 jours par semaine, soit lors du service de 6h à 14h ou de 14h à 22h. Il dispose aussi d’un à deux jours par semaine pour répondre aux convocations aux auditions des juges et caler des rendez-vous avec les éducateurs et référents de l’ASE, les familles, les profs et les soignants qui côtoient les jeunes placés. Il faut aussi compter lors de ces journées le temps de rédaction des notes de suivi et des recommandations au sujet du projet de chaque jeune. Luc travaille également un week-end sur deux, le dimanche étant payé double.

C’est dans cet établissement que Luc se souvient avoir vécu ses plus beaux moments professionnels, souvent simples, mais visiblement bien ancrés dans sa mémoire : une séance de préparation d’œufs au bacon un dimanche matin devant Rasta Rocket avec les groupe de jeunes qu’il avait en charge ou alors un concert de Kery James où il avait emmené un jeune qui assistait pour la première fois de sa vie à un concert. Naïvement, je pensais que c’est la reconnaissance ou les remerciements d’un jeune qui constitueraient les épisodes les plus forts mais non, Luc m’explique que le rapport aux jeunes n’est pas fondé sur l’aide, encore moins sur l’idée de sauvetage et de toute-puissance de l’éducateur. Le métier nécessite de la modestie et beaucoup de recul sur les situations, ce sont donc les moments de joie partagée dans le long accompagnement visant l’autonomie du jeune qui alimentent le sentiment d’épanouissement professionnel et d’utilité concrète.

PINK KID

Depuis quelques années, avec les réformes portant sur le financement et l’organisation de la protection de la jeunesse, Luc a pu constater les évolutions de son métier et du management imposé par la hiérarchie. Les premiers postes qui ont disparu des Foyers à la suite de redéploiements de moyens pour faire des économies sont ceux de secrétaires. Désormais, ces dernières sont regroupées au siège et gèrent le secrétariat de plusieurs Foyers, ce qui impacte leur relation aux éducateurs, la qualité de l’accompagnement administratif et la durée de traitement des demandes. Résultat, ce sont les éducateurs qui s’occupent le plus souvent de la gestion des mails, des fax, de la mise en page des calendriers concernant les jeunes et de la mise en forme des courriers administratifs, délissant pendant ce temps-là la vie quotidienne du Foyer.

En interne, c’est une nouvelle répartition des tâches qui émerge peu à peu : les chefs de service sont moins présents auprès des équipes et des jeunes, se consacrant à d’écrasantes tâches d’organisation des plannings et de suivi administratif, les éducateurs spécialisés s’occupent davantage des relations avec les familles des enfants placés et à la rédaction des rapports pour les juges, les maîtresses de maison tiennent désormais un rôle éducatif, mais sans en avoir la formation.

Cette mutation s’opère également dans l’administration départementale depuis le transfert des compétences de protection de la jeunesse en 2002. C’est l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) qui assure donc ces missions de suivi des jeunes présentant des difficultés sociales, physiques ou mentales. Les éducateurs spécialisés de l’ASE sont centrés sur le lien avec les services de la Justice, sur l’administratif, les droits de visite et le suivi des fratries éclatées alors qu’avant ils avaient en charge le lien avec les familles, désormais dévolu aux éducateurs des structures d’accueil et des foyers.

Ces évolutions du métier laissent Luc assez songeur quand aux perspectives futures. Au delà de la question de la baisse notable des moyens en matériel et en personnel, c’est le rôle de l’éducateur qui l’interroge. « On est tout-puissants maintenant : on suit les jeunes au quotidien, on rédige les rapports aux Juges qui valident presque toujours nos recommandations et on incarne l’Institution auprès des parents avec qui il faut néanmoins construire un projet pour le jeune. On concentre trop de pouvoir par la fusion de ces tâches, d’autant plus depuis que l’ASE ne s’occupe plus des relations avec les familles, ce qui permettait de dissocier les actes éducatifs et les actes plus formels de rappel aux devoirs des familles qui dysfonctionnent. Éducateur, juge et policier, ce n’est pas simple à porter et ça ne participe pas à garder la distance nécessaire pour le bon exercice du métier. On ne prend plus tellement en compte les besoins des jeunes mais plutôt les moyens mis à disposition et on se débrouille avec». Ce qui le dérange le plus, c’est « qu’on mette face aux jeune du personnel de moins en moins qualifié et formé pour comprendre les enjeux de la relation éducative. Cela impacte directement les jeunes, dans des situations familiales et sociales de plus en plus critiques »

Dans dix ans, Luc se verrait bien formateur, ou alors dans une structure au service d’un autre public. Ou alors changer totalement de branche si les mutations s’accélèrent.

Images © Copyright 2019 Clarisse Robin, Martin Daguerre, Vanessa Lamorlette-Pingard et YG | Tous droits réservés

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s