Protéger l’enfance #9 : Audrey – 35 ans – Psychologue dans un Centre Médico Psychologique spécialisée dans l’adolescence

 Pour une mise au point historique et de procédure c’est par ici. Pour comprendre les enjeux politiques actuels de la protection de l’enfance, c’est par .

Le père d’Audrey était agriculteur et sa mère s’occupait du foyer avec quatre autres frères et sœurs, non loin de Bourges. Audrey parle d’elle même comme d’une mauvaise élève : peu intéressée et investie en cours, elle passe un Baccalauréat Technologique dans une branche commerciale tout en travaillant régulièrement depuis le collège, enchaînant baby-sittings et remplacements dans le secteur socio-culturel et éducatif. Elle a également dès l’enfance un goût prononcé pour les Arts – le dessin, le théâtre et la musique – qu’elle pratique le plus souvent possible. En Terminale, la rencontre avec son professeur de philosophie est une sorte de révélateur qui convainc Audrey que la voie commerciale n’est pas faite pour elle.

Après le Bac et le refus de sa mère de la laisser faire une classe d’arts appliqués, Audrey hésite entre la Philosophie et la Psychologie. Son goût pour les maths et son manque de confiance dans le domaine littéraire finissent de la convaincre : elle s’inscrit en fac de Psycho à Tours où elle finira quelques années plus tard par obtenir un Master de Psychologie Clinique. Elle multiplie dès la licence les stages dans différents types de structure mais elle sent très vite qu’elle veut bosser avec des enfants et des ados. C’est aussi à cette époque qu’elle découvre la cause freudienne, association de psychanalyse d’influence lacanienne et elle monte un groupe dans sa ville avec quelques étudiants et professionnels rencontrés en stage. Audrey revendique ce tropisme pour la psychanalyse, chose assez rare chez les psychologues/psychiatres qui insistent souvent sur la dimension scientifique, méthodique et médicale de leur pratique, l’opposant à un supposé quasi-charlatanisme de l’analyse freudienne. Pour autant, Audrey place cette approche au centre de sa pratique, prenant la parole du patient et la relation avec le thérapeute comme éléments de base pour aller vers une amélioration de l’état général des personnes souffrantes. Audrey s’astreint également a une analyse avec un superviseur qui, au delà des problématiques personnelles, permet de repenser en permanence sa pratique et son rapport aux patients et à ce qu’elle entend en consultation. Car c’est un métier difficile où l’on rencontre les traumas des autres sans en sortir indemne et cela doit faire l’objet d’une attention rigoureuse pour ne pas se laisser entrainer vers le fond et continuer de proposer des thérapies constructives.

Après son Master 2, Audrey trouve un poste dans un Centre d’Accompagnement Polyvalent spécialisé dans l’adolescence où sont écoutés des gamins placés par l’ASE ou repérés par des Éducateurs Spécialisés. Elle travaille ensuite en tant que psychologue dans un foyer pour jeunes filles placées où elle s’occupe aussi du suivi des éducateurs dont le travail et les conflits avec les jeunes nécessitent souvent des moments d’analyse pour ne pas être dévorés par le travail et l’impression de ne jamais en faire assez.

X-up+croquage de chocolat

Un peu plus tard, Audrey embauchée dans un Hôpital Psychiatrique qui expérimente la méthode dite institutionnelle, fondée dans les années 1970 en opposition à l’enfermement psychiatrique classique dans lequel le malade est réduit à l’état d’objet de soins, souvent médicamenteux. Dans cet établissement qu’elle intègre en 2013, on met l’accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. L’idée est d’humaniser le fonctionnement des établissements psychiatriques, afin que les patients reçoivent un soin de meilleure qualité, qu’ils circulent librement et qu’ils partagent nombre de moments avec d’autres patients mais aussi avec les soignants, quelle que soit leur position hiérarchique et leur formation. On trouve ainsi dans ces centres des artistes, artisans et agriculteurs qui intègrent les équipes de soins et permettent d’enrichir considérablement les interactions avec les patients.

Après deux années de cette expérience intense, Audrey intègre un Centre Médico-Psychologique (CMP) spécialisé dans l’adolescence. Cette petite structure est rattachée à l’Agence Régionale de Santé et regroupe dans ses locaux des éducateurs, des pédopsychiatres, des infirmières, des internes, des psys, une assistante sociale et des personnels administratifs. Le CMP reçoit de jeunes patients gratuitement sur demande du médecin traitant, d’un infirmier scolaire, de la maison des adolescents ou d’éducateurs. Le premier rendez-vous se fait généralement avec les parents afin de mieux comprendre le contexte familial et ne pas couper les proches du processus thérapeutique. Ensuite, il y a trois ou quatre séances afin d’évaluer la problématique et les besoins du jeune avant de préconiser des soins, essentiellement des consultations psy ou des groupes de parole.

La charge de travail est très importante, d’ailleurs Audrey est passée à temps partiel pour pouvoir se consacrer aussi à d’autres activités. Cependant, même à 3/4 temps, les semaines sont lourdes : le mardi matin est consacré à la réunion d’équipe afin de parler des cas urgents et des réponses à apporter, de se répartir les patients après la phase d’évaluation ou alors de parler des difficultés à gérer telle ou telle situation. Ensuite, les deux journées et demies suivantes sont occupées par les consultations. Audrey suit 69 patients actuellement, les recevant de manière variable : deux fois par semaines quand ça ne va pas du tout, tous les trois mois lorsque ça va mieux et que des entretiens ponctuels suffisent à avancer. Même s’il n’y a pas de spécialisation, Audrey suit plus particulièrement les mineurs étrangers non accompagnés et les jeunes femmes avec des problématiques d’identité sexuelle, de violences ou de gestion de la pression sociale. Il faut ajouter à cela des réunions régulières avec le Centre Psychiatrique Universitaire, un temps administratif pour compléter les comptes-rendus et les remontées statistiques et un temps de Formation, Information, Recherche (FIR) pour améliorer sa pratique et sa connaissance des dernières avancées du champ disciplinaire. Audrey ne compte pas ses heures mais son salaire, lui, est bien défini : 1200 euros par mois pour 26h/semaine sans heures supplémentaires, mais avec le droit à des RTT. Le temps de travail est d’autant plus difficile à calculer qu’il est difficile à cloisonner : les discussions informelles avec les collègues, l’investissement émotionnel, la culpabilité quand une séance ne se passe pas bien, les moments d’auto-analyse pour améliorer les approches, la préparation des consultation, les périodes de stress en lien avec le mal-être d’un patient – parfois c’est une tentative de suicide ou des scarifications graves qui occupe les pensées tout un week-end – si bien que « la machine ne s’arrête pas » dit Audrey en désignant sa tête avec son doigt.… Elle ne s’en plaint aucunement en disant ça, mais toujours est-il que le travail est visiblement épuisant.

MARS 2019 (11)

Depuis quelques années, Audrey a constaté des évolutions dans les pathologies et profils des patients adolescents, même s’il reste des constantes propres à cette classe d’âge et à ses questionnements. L’augmentation des arrivées de mineurs non-accompagnés qui ont connu des trajectoires migratoires très longues, avec de véritables moments d’horreur – travail forcé en Libye, violences policières dans la jungle de Nador et souvent la perte de proches sous leurs yeux lors de la traversée – confronte les psys à des problématiques nouvelles, notamment la prise en compte de la distance culturelle ou de structures familiales différentes. Le scandale sexuel Weinstein et la prise de parole de nombreuses victimes a poussé beaucoup de jeunes femmes à parler de leurs expériences traumatiques au CMP. Audrey a pu aussi voir émerger les Refus Scolaires Anxieux (RSA) avec des formes extrêmes d’enfermement de l’adolescent qui se désocialise. La hausse des phénomènes de harcèlement scolaire et la pression sociale et familiale à la réussite dans un ressenti anxiogène de l’avenir expliquent probablement en partie ce phénomène qui cause de grandes souffrances, parfois à de très jeunes personnes.

En ce qui concerne les conditions de travail, Audrey est plus critique, surtout en ce qui concerne l’autorité de tutelle, l’Agence Régionale de Santé et son approche des ressources humaines portée par des cadres qui ne sont pas issus des milieux soignants et qui passent tout au filtre de la rentabilité, des ratios de coût et de la rationalisation des moyens. Les locaux sont trop petits et tout le monde n’a pas de bureau à soi, presque tout le personnel enchaîne les CDD ou les CDI intermittents, la titularisation étant rare, les formations proposées sont souvent de piètre qualité, le nombre de patients suivis est trop important, la paperasse tend à toujours prendre plus de place… tous ces éléments pèsent sur le moral d’Audrey et de ses collègues. A ma surprise, d’ailleurs, quand elle évoque ses pires souvenirs professionnels, ils ne sont pas liés à une expérience traumatique avec un patient ou à une violence, mais plutôt aux contraintes administratives et leur absurdité qui cause des tensions avec la hiérarchie et font perdre du temps et de l’énergie à tout le monde. Un temps et une énergie qui n’iront pas à la thérapie. Audrey n’est pas sûre d’avoir de grandes réformes à proposer mais elle est sûre que le secteur de la psychologie et de la psychiatrie a besoin de plus de moyens pour exercer dans des conditions dignes et avec un salaire correct. Elle est attachée aux petites structures de soin souples qui permettent de s’adapter aux spécificités locales du public, évitant la déshumanisation et le tropisme industriel des établissements gigantesques voulus par les cost-killers qui visent la concentration des moyens sanitaires. Audrey juge également indispensable que les pouvoirs publics favorisent les expérimentations et le « bricolage » – terme qu’elle affectionne car assez fidèle à son approche artisanale de la psychologie – provenant de la base et des soignants car de là peuvent émerger les innovations thérapeutiques.

Malgré cela, Audrey aime son métier, avant tout pour la relation au patient mais aussi pour sa dimension intellectuelle et pour son exigence de travail permanent sur soi qui n’autorise ni la facilité ni la routine. Parfois, le métier laisse de beaux souvenir, comme par exemple ce jeune homme venu il y a quelques semaines la remercier pour tout le travail accompli en trois ans. Lui qui était irrémédiablement pris de crises de larmes, d’angoisses et d’idées morbides en classe de Seconde…il venait montrer son Baccalauréat obtenu avec mention. Audrey est d’ailleurs intarissable au sujet de ses jeunes patients et à leur capacité à se révolter, à ne pas encaisser en silence les contraintes sociales, à leur volonté de bricoler pour aboutir à une construction de soi plus harmonieuse et moins rigide, notamment en ce qui concerne l’identité sexuelle et amoureuse. Et c’est cette jeunesse-la qui continue de donner espoir à Audrey.

Images © Copyright 2019 Clarisse Robin, Martin Daguerre, Vanessa Lamorlette-Pingard et YG | Tous droits réservés

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