Vers une politique municipale de la nuit : le « consensus nocturne » arrive-t-il à Tours ?

 Article paru sur le site la Rotative en mai 2015. Il a été actualisé en novembre 2019.

L’objectif de cette série de rééditions est de revenir sur le bilan politique de la majorité sortante pour donner des clefs de lecture aux citoyens face aux choix qui se dessinent pour les municipales de 2020. Que ce soient les méthodes ou les orientations de M. Babary puis de M. Bouchet, il y a matière à penser un projet différent pour l’avenir de la ville.

Espérons que les gauches et l’écologie sauront tirer des leçons de ces six années d’administration de la cité par la droite et que les aspirations populaires de participation à la prise de décision seront entendues. Pour ce premier volet, on abordera la question de la gestion de la vie nocturne…

***

Depuis 2010 on a vu se développer dans certaines grandes villes un discours jusque là inconnu et qui reste encore assez confidentiel : le monde de la nuit serait en crise, les contradictions et tensions qui y naissent posent problème et les pouvoirs municipaux ont décidé de se saisir vaillamment de la question. Des « conseils de la nuit » apparaissent ça et là, regroupant des acteurs triés sur le volet par les mairies et l’on négocie entre gens de bonne compagnie, dans un consensus souriant, l’avenir de la vie nocturne. Tours est entré depuis quelques mois dans ce processus et un cycle de réunions doit se dérouler sur toute l’année 2015. Il n’est peut-être pas inutile de se pencher avec précision sur le sujet pour comprendre ce qui se joue réellement ici.

Une nuit optimisée

La nuit – pour reprendre le droit du travail français, le laps de temps entre 21h et 7h – a connu des évolutions majeures, d’abord techniques puis économiques, sociales et enfin politiques. D’un moment totalement dévolu à la reproduction des forces de travail – repas, sommeil, sexualité, encadrement des enfants, travaux domestiques- replié sur le noyau familial ou villageois et porteur de la culture du groupe au Moyen Age par l’intermédiaire des veillées, on est passé à un espace plus complexe où se superposent et s’entrecroisent les activités, les fonctions, les classes sociales, les intérêts, d’où naissent des conflits et où l’État entend se poser en médiateur, dépassant son rôle traditionnel du maintien nocturne de l’ordre sous l’Ancien Régime.

Avec les débuts de la Révolution Industrielle, la production de masse et l’organisation scientifique du travail nécessitent de lourds investissements dans les machines et donc d’en maximiser l’utilisation. Dès lors, une course à l’électrification a permis de se passer du soleil et de la lumière naturelle dans l’essentiel de l’activité économique. Le temps du travail s’allonge donc, devient fixe et réglé précisément avec le développement du salariat moderne qui entend rationaliser l’utilisation de la force de travail des individus, par exemple avec l’extension du système des trois-huit. La nuit devient un espace contractuel de production et donc un espace de rapport de force et de lutte sociale, encadrée par un État qui légifère de plus en plus sur la question, par exemple avec l’interdiction du travail des femmes la nuit en 1892.

Dans la société urbaine qui grossit avec l’arrivée des populations rurales venues chercher un travail dans l’industrie et avec le grossissement des rangs de la bourgeoisie, les modes de vie sont bouleversés, d’autant plus avec l’augmentation des salaires et du temps libre qui produit une extension de l’activité marchande avec la consommation de masse. La nuit devient un espace en friche qui offre des opportunités que la journée ne peut plus contenir. On voit alors arriver les temples de l’amusement moderne (le Moulin Rouge ouvre en 1889 à Paris), « l’industrialisation » de la prostitution encadrée par les services préfectoraux (on compte 700 maisons closes à Paris en 1936), la multiplication des salles de spectacle, théâtres populaires puis des salles de cinéma (ouverture du théâtre de Chaillot en 1937, du Cinéma Grand Rex en 1932…), les restaurants qui restent ouverts après les spectacles (ouverture du Restaurant Bouillon Chartier sur les boulevards en 1896), les Grands Magasins qui étendent leurs horaires d’ouverture pour accueillir une clientèle salariée, de plus en plus féminine (ouverture des galeries Lafayette en 1894).

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Parallèlement, l’État étend son encadrement social sur la vie nocturne, principalement par le biais de la police, dont il faut rappeler qu’elle est historiquement liée à la nuit et à la vie urbaine — Louis IX crée en 1254 la première police de Paris, composée de bourgeois et chargée d’assurer l’ordre la nuit, notamment par la lutte contre les marginaux et mendiants —. Cet encadrement nocturne se complète par un ensemble de services publics qui ne dorment jamais : l’Assistance Publique et Hôpitaux de Paris, le premier hôpital psychiatrique, la prison de la Santé, les premières lignes de bus et de métro favorisant les déplacements des salariés…tout cela s’est constitué entre 1830 et 1900.

Une nuit embourgeoisée

Plus tard, le processus de désindustrialisation touchant d’abord l’industrie traditionnelle située dans les centre-ville (textile, métal, automobile, chimie…) laisse de grands espaces pollués à l’abandon, des axes de communication souvent tortueux, des habitations vétustes et des infrastructures collectives vieillissantes. Les populations et les activités quittent donc les centre-ville dans les années 1960 et 1970, s’appuyant sur la massification de l’automobile et l’élévation générale du niveau de vie. On voit se dessiner dès lors une spécialisation et une rationalisation de l’espace urbain voulue par un État particulièrement entreprenant dans le domaine : zones industrielles, zones commerciales et premiers hypermarchés, quartiers HLM, quartiers d’habitat pavillonnaire, banlieues dortoirs et cités administratives se côtoient et se succèdent le long des périphériques flambant neufs. Dans ces nouvelles extensions contemporaines de la ville, la nuit ne soulève plus les problématiques du centre et les mairies s’en préoccupent peu.

C’est dans ce contexte, dans les années 1980, que les centre-ville vont connaître une série de mutations qui s’articulent autour de quatre dynamiques distinctes qui entretiennent néanmoins des rapports étroits :

- une dynamique sociologique par l’arrivée importante dans les centre-ville dévalués de nouvelles catégories sociales dans les années 80 : étudiants, artistes, galeristes, professions libérales, antiquaires, professions de la communication et des médias, professeurs du secondaire et des universités, de plus en plus nombreux avec la massification de l’enseignement, fonctionnaires territoriaux…

- une dynamique urbanistique avec l’extension des espaces verts et piétons, le remembrement et les rénovations de logements, la patrimonialisation des paysages urbains, la réduction de l’emprise automobile, l’architecture de prestige et de rayonnement – futuriste mais pas trop -, les bâtiments HQE (Haute Qualité Environnementale), les nouveaux quartiers modernes en Zone d’Aménagement Concerté…

- une dynamique politique qui porte le Parti Socialiste et ses alliés locaux plus ou moins proches de l’écologie et du « communisme » au pouvoir dans de très nombreuses villes de plus de 100.000 habitants depuis la fin des années 1990

- une dynamique de gouvernance avec ses propres effets de mode et son conditionnement lié au profil des maires des grandes villes, souvent passés par le filtre d’un nombre réduit de grandes écoles parisiennes, aux ambitions parfois nationales et pris dans le jeu de la vie interne de leurs partis. C’est ainsi que l’on voit se diffuser la mode des tramways, des salles de spectacle subventionnées, de la vidéosurveillance, des festivals d’arts de la rue, des guinguettes, des fêtes de quartier, des polices municipales, des arrêtés anti-mendicité, anti-chiens ou anti-vente d’alcool, des télévisions et magazines locaux, de la valorisation du tourisme culturel et d’affaires…

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Le centre-ville devient un théâtre social aux décors subtilement travaillés, à l’éclairage soigné et au casting exigeant. Le metteur en scène sait qu’il y a d’autres théâtres plus loin, alors il faut rendre le spectacle désirable et rentable, que chacun joue son rôle avec conviction et avec l’attitude qui convient pour séduire le public de citoyens-électeurs-consommateurs-entrepreneurs. Il y a tout juste assez de place pour les VIP au premier balcon, alors l’équilibre est précaire.

La nuit à Tours : enjeux et tensions

Maintenant que le décor est planté, il faut analyser la pièce qui se joue depuis quelques mois à Tours. Le scénario est passionnant quoique quelque peu brouillon, la fin n’est pas écrite et l’ambiance dans la troupe des acteurs est inégale.

Depuis les années 2000, on entend dans toutes les grandes villes et à Tours en particulier de nombreuses critiques plus ou moins fondées sur la nuit et ce qui s’y passerait.  Petit extrait de cette litanie hétéroclite entendue lors de mon enquête : « il est de plus en plus difficile de faire la fête en plein centre » ; « les contrôles d’alcoolémie de police se multiplient à la sortie de Tours » ; « on ne peut plus acheter d’alcool après 21h dans le centre » ; « dans le temps il y avait des concerts partout en ville, on pouvait encore écouter du vrai rock très fort en fumant des clopes et en buvant des pintes au Bateau Ivre » ; « la police municipale interrompt régulièrement des concerts dans les bars » ; « la police et l’Urssaf font des descentes dans les bars lors de soirées » ; « la Sacem fait payer avec véhémence les droits d’auteurs aux patrons de bar » ; « les jeunes mettent le bazar et hurlent ivres la nuit » ; « ras le bol des « boum-boum » de la musique de jeune qui sort des bars » ; « les patrons de bar ne payent pas les musiciens » ; « la mairie fait du favoritisme », etc…

Pour mettre un peu d’ordre dans ces ressentis et comprendre les rapports de force, je vais rentrer dans la question par le petit bout de la lorgnette, en prenant appui sur les enjeux liés à l’économie du jazz, non pas que ce milieu ait un intérêt ou une importance spécifiques mais parce que les logiques et les mécaniques qui l’animent sont tout à fait généralisables et permettent de saisir par le concret les problèmes qui se posent. Le choix du jazz n’est pas non plus totalement anecdotique car Tours se pose en pôle européen de cette musique, particulièrement vivante ici depuis au moins quarante ans et qui a l’intérêt de croiser différentes problématiques qui montreront la complexité de la situation qui mêle intérêts économiques, stratégies territoriales, monde de la culture et qualité de vie.

- Les lieux de diffusion de musique : ces lieux sont extrêmement divers dans leurs stratégies, leurs capacités d’accueil et leurs objectifs. Ils vont de la salle subventionnée au rayonnement national comme le Petit Faucheux qui cumule des missions de service public de médiation culturelle en plus d’une programmation assez dense, souvent avant-gardiste, à quelques bars qui programment des concerts en rémunérant souvent les musiciens au noir mais qui ont le souci d’être des lieux culturels qui ne pensent pas qu’en termes de rentabilité. On trouve aussi des bars, plus nombreux, dont la programmation de jazz répond avant tout à une stratégie commerciale pour attirer une clientèle huppée : cette programmation peut être ponctuelle ou hebdomadaire, et rares sont les bars qui déclarent les musiciens conformément à la législation. On trouve enfin des lieux informels (cave, salon, chapiteau, grange…) tenus par une association ou un simple particulier qui font payer des entrées, une adhésion ou des consommations et qui essayent tant bien que mal de rémunérer les musiciens, même si parfois le public est assez nombreux et séduit par cette entreprise culturelle non commerciale.

- Les musiciens : les musiciens de jazz sont une petite centaine dans l’agglomération, en très grande majorité des hommes de moins de quarante ans. Ils ont recours à la poly-activité le plus souvent en cumulant cachets, cours et petits boulots plus ou moins déclarés ; d’ailleurs, ils sont très peu nombreux à ne vivre que du jazz. Ils se doivent d’être très mobiles à l’échelle nationale et la plus grande partie de leur activité professionnelle de représentation se déroule la nuit. La culture traditionnellement individualiste du milieu des musiciens de jazz explique en partie le faible taux de syndicalisation et un assez faible attrait pour les partis politiques classiques, d’où des difficultés pour porter leurs intérêts auprès des pouvoirs publics.

- Les lieux de formation de musiciens : Tours possède une école associative de musique spécialisée dans le jazz parmi les plus influentes de France, Jazz à Tours, une Faculté de Musicologie avec un cursus de Jazz et un Département de Jazz dans le Conservatoire à Rayonnement Régional Francis Poulenc. Une soixantaine d’élèves suit chaque année un parcours diplômant financé par la Région et l’État, une trentaine de professeurs spécialisés dans le Jazz, possédant parfois un diplôme reconnu travaillent à Tours. Les trois structures sont en partenariat étroit et bénéficient d’un accompagnement de la Ville pour construire un important pôle de Jazz. Il est évident que cette configuration favorise le rayonnement culturel de la ville et attire des étudiants ; parfois ce sont les structures elles-mêmes qui organisent des évènements culturels, tous se déroulant la nuit. Les structures déplorent régulièrement d’ailleurs le manque de lieux en ville pour jouer de la musique live, ce qui pénalise la professionnalisation des étudiants.

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- L’administration : le point intéressant à soulever ici est le manque de concertation entre les services administratifs municipaux concernés par les questions nocturnes : police municipale, équipement, transports et culture. La communication interne est assez faible, les fonctionnaires se connaissent peu et une vue d’ensemble sur certaines problématiques globales de la nuit manque clairement, comme le confirment de multiples partenaires extérieurs de la mairie. Il faut également évoquer quelques particularités de ce champ : les rapports entre administration et élus peuvent être plus ou moins tendus en fonction de la coloration politique des adjoints et de la personnalité de celui qui dirige les services administratifs, fonctionnaire titulaire qui reste en poste quelle que soit l’équipe élue. Les mutations sont fréquentes, sur un plan national et certains fonctionnaires changent régulièrement de service, ce qui ne favorise pas le suivi et la bonne connaissance des dossiers, des lieux et des acteurs. Le cas particulier de la culture fait que la plupart des événements ont lieu le soir, hors du temps de travail des fonctionnaires : leur participation est ainsi largement renvoyé à leur bonne volonté.

- Le milieu associatif : on citera le très influent Collectif Anti-Bruit du Vieux Tours, assez proche de l’ancienne équipe municipale, qui milite et communique autour des nuisances sonores subies par les riverains. Son action s’est soldée par une campagne d’affichage et par l’appel systématique à la police en cas de tapage : les témoignages de rappels à la loi et de fermetures administratives par les patrons de bar du vieux Tours sont nombreux. On peut citer également, mais à l’inverse, une foule d’associations organisant des concerts et bals participant largement à la réputation de Tours comme « ville qui bouge ».

- Les politiques : la culture est un élément de prestige, de puissance, d’image moderne et de popularité supposée, elle a donc été un des axes importants des mandats à la mairie et à l’agglomération de M. Jean Germain (PS) et de son adjoint à la culture, M. Jean-Pierre Tolochard (parti en 2007), dont la stratégie a été d’institutionnaliser certaines pratiques musicales et artistiques par une politique ambitieuse d’équipements culturels (Temps Machine, Nouvel Olympia, Petit Faucheux, 37ème Parallèle, le CCCOD, le Point Haut pour le pôle des arts urbains…) et de liens forts avec certaines associations et compagnies fortement subventionnées avec la participation du Département, de la Région et de l’État. Parallèlement, le nombre de concerts informels dans les bars et cafés-concerts a eu tendance a diminuer depuis la fin des années 1990, avec la multiplication des plaintes pour tapage, des contrôles, amendes et fermetures administratives.

On le voit, les logiques, objectifs, capacités d’organisation et principes sont extrêmement divergeants entre tous les acteurs de ce petit milieu dont la régulation nécessite l’intervention du politique avec une méthodologie claire qui permettra d’aboutir à un fonctionnement sain et transparent pouvant concilier finalités culturelles, conditions légales et dignes d’emploi des artistes, garanties pour les riverains et soutien aux lieux qui diffusent de la musique vivante.

« Conseillisme » nocturne

Dans certaines villes, des solutions – partielles – ont été construites sur la durée, comme c’est le cas de Nantes, ville PS-PCF-PRG à l’avant garde du consensus nocturne. A l’origine, c’est un collectif de patrons de café-concert de Loire Atlantique, le collectif Bar-Bars, qui lance une triple alerte en 2010 : la délocalisation de la fête en périphérie tue l’ambiance en centre-ville, les bars ne sont pas bien équipés ni suffisamment informés sur la législation autour du bruit et ils ont tendance à faire travailler au noir les musiciens à cause de « charges » trop élevées et de la lourdeur de la procédure administrative. A partir de 2011 des négociations sont organisées sous le patronage du pouvoir local et elles aboutissent à la constitution d’un fonds abondé par de l’argent des brasseurs industriels de bière et de différentes institutions dont le Ministère du Travail qui entend ainsi lutter contre la précarité du statut d’artiste. Le mécanisme compte de nombreux soutiens et la communication qui l’entoure va faire sortir ce projet de ses simples frontières régionales. Après une phase d’expérimentation en de suivi étatique en 2013-2014, le mécanisme a été retenu pour être diffusé à l’échelle nationale, un Groupement d’Intérêt Professionnel (GIP) a été crée à cet effet par le Ministère de la Culture le 20 avril 2015.

Dans le même mouvement, les grandes métropoles vont suivre le mouvement, mais avec un certain opportunisme et avant tout dans un objectif de communication.  A Paris – ville PS-EELV-PCF -, Mme Anne Hidalgo, reprend l’inquiétude formulée par M. Bertrand Delanoë lors des États Généraux de la nuit en novembre 2010 de voir les nuits parisiennes s’éteindre et frapper durement la réputation et le porte monnaie de la capitale. Un Conseil Parisien de la Nuit a été installé en décembre 2014 mêlant institutionnels, associations, professionnels, sociétés de transports et experts. Lille a aussi réalisé ses États Généraux de la Nuit en 2013, Toulouse s’est dotée d’un maire de nuit en 2014 et Nantes a annoncé également la constitution de son Conseil de la Nuit pour septembre 2015.

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Preuve de cet engouement pour le conseillisme nocturne, une Première Conférence nationale de la Vie Nocturne s’est tenue les 13 et 14 avril derniers, à Nantes justement. L’analyse du programme et des intervenant en dit long sur les contradictions qui entendent être surmontées dans cet espace de consensus qu’est devenue la nuit : sauvegarder la santé publique, notamment des plus jeunes, développer le tourisme, développer les activités touristiques, développer le vivre ensemble, développer la culture et garantir la tranquillité aux riverains…le tout, dans l’ambiance ouatée d’un séminaire d’université mêlant experts de l’ingénierie sociale, politiques rompus au management territorial, médecins addictologues de renom, géographes et urbanistes bon teint, pontes du monde de la nuit, industriels de la brasserie et hiérarques de l’administration culturelle. La novlangue bureaucratique tenant, bien sûr, une place de choix afin d’euphémiser ce qui se joue ici : les mots « territoire », « synergie », « citoyen » et « médiation » paradent fièrement sur le programme.

A Tours, les premières réunions d’information sur le dispositif de Bar-Bars ont commencé à l’automne 2014 et le pouvoir municipal s’est saisi du sujet, sans grand investissement ni connaissance du dossier de sa part. Les réunions préparatoires continuent ce printemps et pourraient officialiser le principe de fonctionnement et de financement à moyen terme, même s’il est peu probable que des choses concrètes émergent avant les élections régionales de décembre. Détail intéressant dans le cas tourangeau, ce sont essentiellement des musiciens qui portent le projet depuis le début, politiques et professionnels se montrant pour l’heure assez apathiques voire méfiants.

L’année 2015-2016 nous permettra donc d’en savoir davantage sur le consensus nocturne à la sauce tourangelle : il faut être fier du patrimoine viticole local mais lutter contre l’alcoolisation des jeunes ; la culture c’est bien, mais si c’est trop fort, faisons ça en périphérie ; la musique live dans la rue sans autorisation, c’est mal mais les chants de Noël dans les haut-parleurs de la rue Nationale à 8h du matin, c’est bien ; la vie de quartier c’est bien, mais pas après 19h ; le travail au noir c’est mal, embaucher des musiciens bénévoles pour le bal des pompiers du 14 juillet, c’est bien…

(edit de 2019 : le dispositif Bar-Bars survit depuis lors, abondé également par des fonds de la Région. Cependant, la communication défaillante, de gros retards dans l’accès aux aides et des pressions de la municipalité pour que les bars de la Place Plumereau soient prioritaires dans l’attribution des fonds, pour contrebalancer un peu les effets de concurrence de la Guinguette l’été, ont rendu l’expérience décevante)

Nuit sur la politique ?

Alors, comment expliquer une situation comme celle décrite ici ? Cet acquiescement à une nuit qui devient marchandise ? Ce renvoi à l’échelon local de décisions politiques qui renforceront les inégalités territoriales et donc la mise en compétition ? Cette validation de fait d’un conseil d’experts et de représentants catégoriels qui décident sans réelle concertation avec les citoyens, sous des dehors démocratiques ? Cette unanimité face aux objectifs attribués à la nuit – tourisme, fête, culture et repos en bonne entente sans que rien ne dépasse – ? Pour esquisser une réponse, il faut reprendre le recul nécessaire et voir dans l’histoire politique récente quelles sont les grandes lignes de force qui jouent en bout de chaîne à l’échelle locale.

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D’une part les lois sur la décentralisation dites Deferre en 1982 puis Raffarin en 2004 ont eu une influence décisive, renforçant les compétences, pouvoirs et financements des municipalités et des Régions, en particulier sur un plan culturel par la distribution de subventions aux associations et sur le plan de l’aménagement, avec l’effet de levier du processus de métropolisation. La mise en compétition des territoires et des agglomérations, soutenue par les politiques européennes libérales, transforme l’action publique : le politique devient un manager qui doit rendre désirable son territoire pour attirer l’activité dans un monde où la compétition est devenue soi-disant inévitable.

D’autre part, l’État prend également le tournant néolibéral dans les années 1990 et 2000 avec la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances de 2001) et la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques de 2007) qui instaurent un certain nombre de principes dans l’action publique directement hérités des expériences politiques britannique et américaine de Mme Margaret Thatcher et M. Ronald Reagan : culture du chiffre et tyrannie de la mesure ; impératif de rentabilité et d’efficacité réduite à la seule rentabilité productive ; marchandisation des biens culturels et contamination de cette logique de la mesure aux domaines qui, a priori, devraient ou pourraient prétendre y échapper. Ainsi, la culture est réduite à l’événementiel, à des coûts, à des retours sur investissement et à une fréquentation ou une couverture médiatique. Bref, le règne du calcul et de la mesure.

Une politique « d’experts » et de « barons locaux », en somme… qui va prendre lentement possession de la nuit, sans susciter d’émotion particulière.

Si à midi le roi te dit qu’il fait nuit, contemple les étoiles – Proverbe persan

Image © Copyright 2015 Aurélie Schnell | Tous droits réservés


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