Belko, Thomas et la bureaucratie ou comment perdre la raison pour un bout de papier

En France, 12% des 67 millions d’habitants sont nés à l’étranger, pour moitié dans des pays de l’Union Européenne. Parmi ces 12%, une moitié des personnes seulement n’a pas la nationalité française. Depuis 1990, il y a chaque année environ 55.000 étrangers de plus qui arrivent en France que de Français qui partent vivre à l’étranger, ces entrées sur le territoire représentent 0,08% de la population. En 2019, 3,5 millions de visas ont été fournis par la France, dont 20% à des Chinois. En 2019 toujours, 280.000 titres de séjour de longue durée ont été délivrés à des personnes qui en faisaient la demande pour la première fois, essentiellement à des étudiants (90.000), à des personnes qui rejoignaient leur famille en France (90.000) et à des gens qui venaient travailler (40.000). Sur les 130.000 personnes qui ont déposé une demande d’asile l’an passé, seuls 40.000 ont obtenu une réponse favorable – en Allemagne c’est six fois plus -. Environ 100.000 étrangers sont naturalisés français chaque année, notamment par mariage. On estime à 700.000 le nombre d’étrangers en situation irrégulière en France, soit 1% de la population. Parmi eux, 90.000 ont une obligation judiciaire de quitter le territoire français, mais moins de 15.000 l’ont exécutée et ils sont 50.000 chaque année à passer au plus 90 jours en centre de rétention administrative. Sans oublier les 20.000 expulsions par avion ou autocar menées à bien par les autorités chaque année.

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Cet article documentaire s’appuie sur l’examen minutieux des dizaines de documents accumulés lors des diverses procédures entamées il y a bientôt huit ans par un africain arrivé en France à l’adolescence et toujours « sans-papiers ». J’ai pu également recueillir nombre des témoignages de médecins, de professeurs, de militants, d’avocats – du jeune homme et de la Préfecture –, de fonctionnaires et de juges spécialisés.

Je laisse le soin à chaque lecteur et lectrice de trouver son propre angle de réflexion face l’histoire de ce garçon et d’en tirer des motivations pour réfléchir et agir, chacun à sa mesure. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que la machine bureaucratique tourne en silence et à l’abri des regards, produisant ce que l’on attend d’elle : des décisions administratives, des statistiques, du flux et du papier. Sauf que la matière première de cette machine, ce sont des personnes et que cette machine, elle agit en notre nom.

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Belko est né en 1995 à Freetown, capitale du Sierra-Léone, dans une famille de petits commerçants de fruits et légumes. A cette époque, une guerre civile opposant des troupes rebelles au gouvernement fait rage dans le pays depuis quatre ans. Terminé en 2002, ce conflit aura fait 120,000 morts – sur six millions d’habitants -, deux millions et demi de déplacés, des dizaines de milliers de mutilés et aura causé des ravages sociaux et psychologiques sur le long terme avec l’utilisation massive d’enfants-soldats et d’esclaves sexuelles. Tout ceci, sur fond de trafic de diamants en lien avec le Libéria de Charles Taylor, pays frontalier, et avec de grandes multinationales minières comme la De Beers. Après 2002, la situation s’est plutôt stabilisée et les forces de l’ONU ont même fini par quitter le Sierra Léone. Cependant, les stigmates de la guerre sont encore bien présents : le pays fait partie des dix états les plus pauvres de la planète, le taux d’infection par le VIH est très élevé, le PIB par habitant dépasse péniblement les 300 euros par an, l’espérance de vie n’atteint pas les 55 ans, le taux de suicide est parmi les plus élevés au monde et les spécialistes du Sierra Léone s’accordent pour dire que le démantèlement des structures traditionnelles à cause de la guerre et des déplacements de population a favorisé l’explosion de la violence sociale, devenue une caractéristique majeure du quotidien des habitants.

C’est donc dans ce contexte que Belko suit une scolarité « normale » jusqu’à obtenir l’équivalent du Brevet tout en travaillant les après-midi dans la boutique de primeurs de son père. Cependant, en 2009, tout bascule : son frère décède des suites du paludisme et le conflit religieux larvé qui oppose évangéliques et musulmans finit par s’immiscer dans la vie du jeune homme, pris dans des histoires entre la famille de son père et celle de sa mère. Belko se retrouve ainsi à la rue à 15 ans, survivant dans un premier temps grâce à un travail trouvé par son père auprès d’un autre marchand. Il est dès lors confronté à des agressions physiques régulières, à des menaces de mort et au quotidien violent des quartiers pauvres de Freetown. Assez vite, l’adolescent décide de fuir et de tenter sa chance ailleurs, fin 2011.

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Après un périple de plusieurs mois où les violences continuent au gré des étapes, Belko pose le pied en Europe et arrive en France à l’été 2012. Il est rapidement pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) après un examen de son dossier : reconnu officiellement mineur par les services de protection de la jeunesse, l’État est constitutionnellement en devoir de mettre à l’abri le jeune homme et de participer à son éducation et instruction.

En septembre 2012, Belko est donc scolarisé dans une structure spécialisée de l’Éducation Nationale dont le principal objectif est d’apprendre le français aux jeunes arrivant dans notre pays. Après quelques mois, Belko obtient un Diplôme d’Études en Langue Française (DELF) qui valide sa capacité à intégrer le système scolaire classique. Devenu majeur à l’été 2013, le jeune homme dépose une première demande de reconnaissance de statut de réfugié, s’appuyant sur les violences subies dans son pays d’origine et sur la situation géopolitique du Sierra-Léone. Délibéré dans plusieurs mois.

« En master, sur 100 étudiants en droit, il y en a 92 qui choisissent le droit privé. Parmi les 8 qui restent et se spécialisent en droit public, 4 deviennent fonctionnaires dans une collectivité et 3 se spécialisent dans le droit de l’urbanisme et des marchés publics. Résultat, on est très peu à travailler dans cette matière si spécifique qu’est le droit lié aux situations de migration. Dans mon département, on est deux à travailler dans ce domaine. (…) Ce n’est pas une vocation particulière ni un choix lié à des idées politiques, je ne suis pas un militant de la fermeture ou de l’ouverture des frontières, je me suis juste spécialisé dans une niche juridique, en fait.

(…) Ceci dit, je n’ai pas d’états d’âme, un dossier est un dossier et je travaille aussi bien pour le Conseil Départemental qui fait appel d’une reconnaissance de minorité d’un jeune migrant devant un Juge que pour un sans-papiers qui entame une procédure de régularisation. (…) Je considère la personne en face de moi, pas juste un dossier ou une statistique. (…) Ainsi, je travaille en mon âme et conscience et je n’ai jamais eu de problème moral, quand je défends le Conseil Départemental, à faire reconnaître comme majeur un migrant qui l’est de toute évidence – on voit parfois des gars de 35 ans avec des cheveux blancs passer devant le juge -. Je trouve cela utile, c’est une des bases du système judiciaire : faire reconnaître la vérité. Et puis, il faut bien comprendre les effets pervers d’une reconnaissance fausse de minorité : un adulte obligé de jouer les ados ou un adulte qui se retrouve dans un foyer avec des ados, ça fait des dégâts. (…) Certains militants, des assos ou des confrères engagés personnellement pour les droits des migrants peuvent me critiquer, voire même être agressifs lors d’une l’Audience, mais pour être honnête, je m’en fous et je n’ai jamais eu de cas de conscience en traitant ces dossiers. (…)

C’est le jeu, pour les migrants : ils arrivent en France, souvent en racontant la même histoire, soufflée par un ami ou une association, et ils entament un long parcours judiciaire, avec le soutient de militants. Ils tentent de se faire passer pour mineurs, puis ils font une demande d’asile, souvent ils rencontrent une française et peuvent avoir des enfants, ou alors ils demandent des titres de séjour pour diverses raisons en épuisant à chaque fois tous les recours, de toutes façons ils sont très rarement expulsés. Au bout de dix ans, toujours sans-papiers, ils finissent par obtenir un titre vu qu’ils ont souvent un travail, une bonne insertion sociale et qu’ils peuvent prouver être restés longtemps sur le territoire. C’est le jeu, et aussi bien les institution que les assos le savent, chacun utilise l’arme du droit, c’est de bonne guerre. (…)

Et puis, un gars qui n’est pas reconnu mineur à l’issue d’une Audience, il n’est pas envoyé en Centre de rétention Administrative et le plus souvent, il n’est pas à la rue car il est aidé par des réseaux militants. Donc non, je ne verse pas de larmes pour lui, ou en tout cas pas plus que pour un SDF français. Les deux peuvent appeler le 115, quoi. (…) En fait, depuis 2015 et la vague migratoire à laquelle est confrontée la France, les métiers à l’Aide Sociale à l’Enfance a beaucoup changé. Avant, les Éducateurs et cadres administratifs eux-même allaient défendre les rares dossiers devant le juge, le plus souvent, il suffisait de bien monter un dossier et ça suffisait : un gamin de sans-papiers qui devenait orphelin était pris en charge. Mais maintenant, avec l’arrivée massive de mineurs mais aussi de plein d’adultes qui tentent le coup de la procédure de reconnaissance de minorité, ils sont submergés et ils n’aiment pas trop endosser la posture du « méchant » à l’Audience. Du coup, depuis quelques années, le Conseil Départemental sous-traite en quelque sorte ces tâches à des avocats. On touche environ 400 euros par dossier, desquels ils faut décompter les cotisations à verser aux caisses des professions libérales. Ce n’est pas super bien payé, mais on va dire que c’est correct, ceci dit, le Conseil Départemental essaye chaque années de diminuer les sommes pour faire des économies. En général, on m’envoie le dossier à plaider par mail, je le ficèle juridiquement pour éviter des vices de forme et je représente la demande de l’institution devant le Juge, je n’ai pas de position personnelle sur le fond du dossier, c’est quand même ça la base du métier d’avocat.

(…) Bien sûr, tout ça, au fond, c’est de la politique et les politiciens sont largement débordés par la situation, alors ils font de la communication, ils donnent l’illusion de faire quelque chose, mais ils sont impuissants. (…) Moi je comprends que des gens de pays pauvres tentent leur chance pour venir en France, avoir un petit logement, une allocation demandeur d’asile, l’aide médicale d’État et la scolarisation des enfants, même dans cette situation de précarité, ils sont mieux que chez eux et on ferait pareil à leur place. (…) En réalité, en France, on n’est ni laxistes comme le dit le Rassemblement National ni des Nazis, comme le disent parfois des associations. Mais c’est vrai que c’est de plus en plus dur d’avoir des papiers. C’était plus facile sous Sarkozy que sous Hollande et c’était plus facile à l’époque Valls qu’aujourd’hui sous Macron. (…) Au fond, c’est vraiment une situation ubuesque qui fait vivre pas mal de monde, dont moi, on ne va pas se mentir. Et puis, c’est hypocrite : tout le monde sait que les sans-papiers travaillent massivement au noir, mais on ferme les yeux car on préfère ça que de leur laisser la délinquance comme seule issue. Toujours la même question, la France peut-elle accueillir toute la misère du monde ? »

Baudoin – avocat libéral spécialiste de droit public – propos reconstitués le plus fidèlement possible à la suite d’une interview de 45 min

A la rentrée suivante, en septembre 2013, Belko s’inscrit dans un Lycée Professionnel spécialisé dans les métiers de l’automobile. Ses professeurs remarquent d’emblée un élève «  appliqué, agréable, respectueux, tenace, attachant, sensible, digne de confiance, sérieux, plein de bonne volonté, investi, impliqué et assidu » même s’ils notent déjà qu’il est « réservé, vulnérable, angoissé, inquiet, ayant besoin de soutien et d’encouragements, stressé et réservé » et certains enseignants expliquent cela par ses « traumas » et par « son passé qui le torture ». Belko suit également des stages auprès de professionnels, tout à fait satisfaits par le travail fourni. Cette période sera marquée par deux événements qui vont davantage fragiliser le jeune homme, début 2014 : son père décède, sans que Belko ne puisse se rendre à l’enterrement, crispant encore les relations avec sa mère et sa sœur, à qui il n’a plus parlé depuis lors, puis il est débouté de sa demande d’asile en avril. Il lance alors avec son avocat une procédure d’appel de la décision auprès d’un tribunal administratif. Submergé par la situation, le jeune homme commence à consulter une psychologue au Centre Médico-Psychologique (CMP) de sa ville. Inquiète, la praticienne oriente Belko vers un confrère psychiatre qui note « tremblement, pleurs, des insomnies, des cauchemars, un grand sentiment de d’insécurité et de précarité, évoluant vers un état dépressif avec une tristesse aboutie et idées de mort (…) isolement, difficultés de concentration, grande peur de la violence de son pays, capacités d’adaptation limitées, immaturité. Trouble chronique anxiodépressif sur trouble de la personnalité. L’incertitude sur son statut administratif majore ces troubles ». Ces constations donnent lieu à la prescription sur la longue durée d’un traitement contre l’angoisse et la dépression. Délibéré dans quelques mois.

Belko ne baisse cependant pas les bras et il obtient à l’été 2014, en lien avec son contrat jeune-adulte signé avec l’Aide Sociale à l’Enfance, une chambre dans un hôtel passablement défraîchi afin de poursuivre sa scolarité, ainsi qu’une maigre allocation d’insertion – 40 euros par mois – versée par le Conseil Départemental qui reconnaît le mérite du jeune homme.

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Un an plus tard, à l’été 2015, Belko dépose une nouvelle demande d’asile et reçoit dans les jours qui suivent la réponse du Tribunal Administratif au sujet de son appel pour sa première demande : son statut de réfugié est refusé et la Préfecture prend dans la foulée un arrêté d’Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF), actant l’illégalité de la présence du jeune homme en France.

Parallèlement, Belko obtient le renouvellement de son contrat de jeune-adulte afin de poursuivre sa scolarité à la rentrée 2015. En décembre, la Préfecture annule son arrêté d’OQTF, revirement qui sera enregistré par le tribunal administratif qui annule la procédure de demande d’asile et condamne l’État à payer l’ensemble des frais de justice engendrés. Cependant, comme le statut de Belko n’est pas réglé, la Préfecture reprend un arrêté d’OQTF contre le jeune homme, arrêté qui sera validé par le Tribunal Administratif en août 2016.

« « C’est triste et dur mais c’est la loi », c’est une phrase que j’ai pu entendre quand je me suis rendue dans ce service. Au delà de cette approche assez répandue chez les juristes et fonctionnaires, il faut savoir que beaucoup sont mutés dans ce service sans forcément que leur avis ait été demandé.

Il faut comprendre aussi comment fonctionne le droit : quand les personnes ont reçu la décision leur ordonnant de quitter le territoire français, si celle-ci n’est pas respectée, c’est considéré comme une menace à l’ordre public, ce qui en droit administratif est une note très forte, et justifie la quasi-totalité des décisions administratives qu’on formulait dans le service. En ce qui concerne les immigrations pour regroupement familial, il y a une vraie évaluation des ressources et du logement à l’arrivé sur le territoire. Le moindre signe peut jouer surtout quand il y a un manque d’honnêteté pour rentrer dans les clous de la part des immigrés. Par exemple, je me souviens lors d’une Audience qu’une mère qui se disait très malade et qui voulait être au près de son fils qui était en Allemagne, mais qui s’est levée pour parler pendant l’audience et qui n’était pas assise en attendant le juge. Cette attitude est passé comme « en fait elle est pas malade », et « pourquoi en France alors qu’elle est arrivée par X pays et que son fils est en Allemagne » ?

Laura – employée dans des services préfectoraux

Au printemps 2017, Belko rencontre Thomas qui devient son parrain citoyen dans le cadre d’un réseau associatif de solidarité envers les jeunes étrangers isolés dont la situation s’est fortement dégradée en France depuis quelques années. Ce concept de ce parrainage est « simple » : il s’agit d’une présence fiable, d’un soutien moral, d’un accompagnement dans le quotidien pour se nourrir, se vêtir, se former, se soigner, se cultiver, faire du sport… et d’un soutien dans les démarches administratives. Régulièrement, même si cela va au-delà des règles, les parrains aident financièrement les jeunes – téléphone, carte de bus, argent de poche – et Thomas confie avoir parfois donné un peu d’argent de poche, pour que Belko s’achète un jeu vidéo ; parce que « il a aussi le droit d’avoir des moments de gamin de son âge et de jouer à Fifa ». Ceci dit, cela ne va pas sans poser question : «  c’est cet aspect là (évidemment essentiel) qui a été le plus dur pour lui comme pour moi. On en a pas mal parlé pour essayer de « normaliser » le truc (j’avais l’impression d’être le petit blanc paternaliste bienveillant à la Tintin ; il avait l’impression de nous être redevable de quelque chose). Bref, on a parlé sur le don, l’entraide, la promesse d’une vie meilleure avec des papiers et l’idée qu’on l’accompagne jusque là et qu’un jour, il y aurait un retour. Et que le retour, le contre-don, c’était d’abord qu’il aille mieux. »

« Après une classe prépa littéraire à Versailles, j’ai décidé de m’inscrire à Nanterre et non à Paris IV Sorbonne où je devais normalement aller, en lien avec la sectorisation de l’époque. J’ai demandé une dérogation pour rejoindre Paris X, bien moins cotée à l’époque, pour y suivre des enseignements et des profs qui correspondaient davantage à mes intérêts philosophiques, sociaux et politiques. En gros, pensée de gauche, droit-de-l’hommisme radical, spécialistes du marxisme et du matérialisme, etc. On est très vite être en pleine période Lois Debré, église Saint-Bernard. Disons, que sans prendre une part active à l’occupation et aux mouvements de l’époque (ce que je regrette en partie – d’où l’engagement aujourd’hui ?), je vais être initié et intéressé aux enjeux et au problème. A quoi s’ajoute un écho familial : la famille de mon grand-père maternel est polonaise. Lui-même immigré dans les années 30 au moment de la vague. Arrivé dans le Nord de la France puis fixé en région parisienne, à Arpajon (91), là où mes grand parents ont toujours vécu, dans leur petite maison du quartier « logement social ». Récit des invectives, insultes, discriminations. Grand-père décédé à 63 ans, étouffé par la poussière des briques respirée pendant des années dans la briqueterie du coin.

Au printemps 2017, je co-organise activement des Rendez-vous philosophiques orientés sur des questions politiques et sociales, l’édition de cette année-là portait sur la question des étrangers. Parmi les différents événements prévus, il y a une rencontre avec Rozenn Le Berre, autour de son livre De rêves et de papiers. La lecture de son livre (des récits et portraits de migrants venus frapper à la porte de l’ASE où elle bossait – tests de minorité et récits de parcours) m’avait vraiment marqué. Bref, j’anime la rencontre avec la responsable d’une librairie et là, y a plein de monde et notamment pas mal de membres d’assos et surtout des jeunes migrants, qui prennent la parole. Et c’est très intense, très émouvant, très instructif, pour moi en tout cas. Le réel en pleine figure ! Rozenn Le Berre raconte simplement ce qu’elle a vécu ; les migrants et les militants témoignent. Je suis un peu retourné. Le soir, après la rencontre, on se retrouve pour la plupart d’entre nous dans le kebab du coin. Et les membres d’une asso nous parlent du « baptême républicain » qu’ils organisent : mise en place d’un parrainage auprès de jeunes migrant.e.s volontaires. Je leur dis que je suis intéressé. Faut voir. Une réunion préparatoire est prévue une dizaine de jours plus tard.

Entre-temps, ça cogite dur ; j’hésite un peu : j’ai été touché par la lecture, la rencontre, les récits, les personnes rencontrées, les misères individuelles, l’injustice d’État, la pudeur aussi de ces jeunes, l’humilité , la pugnacité et l’enthousiasme à toutes épreuves des militants. Et puis, à titre perso, je me dis ; j’ai fais quoi, jusqu’à présent ? J’ai milité au PS pendant près de 10 ans, avec le succès que l’on sait (on est en 2017… je me suis entré au PS en 2005, genre Gauche du Non, Montebourg, Filoche). J’ai co-organisé les rendez-vous philosophiques sur l’étranger. Pratiquement 20 ans que je suis prof. J’ai manié des concepts, convoqué des auteurs, pseudo-alerter des consciences. C’est très bien. C’est mon rôle de prof de philo et je ne le regrette pas. Pas d’autoflagellation. Mais quand même : après, je rentre tranquille chez moi continuer ma petite vie d’intello « fraction dominée de la classe dominante ». Bref, petite interrogation personnelle sur le sens à donner à sa pratique et à ses mots, la cohérence du tout. Comment vivre en accord avec ce que l’on pense et professe ? Et puis, comme je le dis aux élèves, philosopher, et j’y crois un peu quand même, c’est toujours essayer de penser sa vie et de vivre sa pensée. Alors… j’y vais , je m’engage dans ce drôle de truc qu’est le parrainage.

Mais en même temps, j’ai été vacciné par 10 ans de militantisme au PS et n’ai vraiment pas envie de revivre des soirées et des réunions où tu parles, tu parles, c’est cool, on t’écoute, tu écoutes et à la fin, c’est là haut que Manuel Valls, François Hollande et toute la tribu décident… Mais surtout, j’ai peur de l’inconnu : je ne savais pas trop où je mettais les pieds, ce que ça allait donner sur le plan de l’engagement (temps ; ressources ; disponibilités) ; sur le plan de ma famille (mon fils était au collège, donc moins besoin de moi, mais quand même je suis présent à ses côtés) ; mon épouse est carrément derrière moi pour la cause mais ne souhaitait et ne souhaite pas s’engager perso, par peur de la publicité, des « risques », par prudence ou réserve et donc peur de dissensions, qu’il n’y a pas eu ; sur le plan personnel (peur de ne pas être à la hauteur de l’engagement humain attendu) ; peur de ne pas savoir quoi faire ou comment le faire ; peur de ne pas tenir dans la durée ; peur de trahir alors la confiance qu’un jeune t’aurait donnée ; peur que le collectif ne mette trop de pression ; peur d’être embrigadé malgré moi et de perdre un peu de mon libre-arbitre ; peur aussi et surtout que ça ne colle pas avec le jeune – que je ne connais pas et qui ne me connais pas ! (ici, peur de l’inconnu dans tous les sens du terme). Par contre, pas peur pour ma « réputation » ni mon métier (la chance d’être prof ou fonctionnaire peut-être), sans oublier une question à la noix, mais quand même je me la suis posée : pourquoi cet engagement plutôt qu’un autre ? Pourquoi les migrants et pas d’autres personnes en souffrance ? Pourquoi cette cause et pas mille autres possibles et tout aussi légitimes ? Mais bon, je me suis dit (et je me le dis encore) que c’est le type de raisonnement qui te paralyse et te justifie à ne rien faire du tout.

Donc j’y vais. Réunion qui a lieu un samedi après-midi, dans une salle au sous-sol. On est assez peu nombreux (un quinzaine?). Quelques militants organisateurs et quelques personnes, comme moi, qui ont répondu à l’appel du parrainage. On se présente un peu (il y a du plus jeune que moi ; du couple ; mais aussi du jeune retraité – à vue d’œil de la CSP moyenne à plus). On nous explique en quoi le parrainage devrait consister, qu’il n’y a pas obligation à incarner un « héros du quotidien » (surtout pas!) , que l’on peut cesser à tout moment, que le collectif est là pour aider et que c’est en son nom que l’on parraine. On nous présente aussi la cérémonie qui aura lieu. Et surtout on nous dit que l’on peut co-parrainer un jeune. Et que l’on sera donc épauler par un « vieux de la vieille », militant un peu aguerri et habitué à ce genre d’engagements. Et ça a été déterminant pour moi. Je me suis senti un peu rassuré, par rapport aux craintes et angoisses du « pas être à la hauteur » et « me sentir nul, impuissant, maladroit » : ce serait donc Paul-Emile, médecin retraité, engagé depuis des années dans ces réseaux. A la fin de la réunion, il me fallait prendre une décision (la cérémonie avait lieu quelques jours après). Je me suis donc lancé. Et puis, de toutes façons, la décision était déjà prise : le fait de venir à la réunion… Que le temps était venu à ce moment là de ma vie et de mon parcours. Que tout ça était en gestation et que voilà, il m’est apparu impossible pour moi de ne pas aller au terme du processus, de rester sur le bord du chemin.

Le « baptême républicain » a eu lieu un samedi après-midi, début juin je crois. Il y avait vraiment pas mal de monde. Quelques journalistes, des politiques de « gauche », des militants ; des jeunes migrant.e .s.. Un discours de la présidente de la Cimade en personne. Un petit buffet. Et je me retrouve dans tout ça: je ne sais toujours pas qui je vais parrainer et avec qui. On me dit que je serai aux côtés de Belko et, je me rappelle très bien, certains commentaires qui me disent que « ça va pas être facile » ; « un garçon très réservé », « sans trop d’esprit d’initiative » ; « il a vraiment besoin d’être parrainé », « oh la la, depuis 2012, il se galère », « situation administrative compliquée » etc. Bref, le truc bien rassurant… Ensuite, c’était un peu le bazar. Difficile de trouver Belko. On me le désigne. Pas vraiment de première impression très nette ni marquante, sinon que c’est un jeune qui ressemble à tous les autres. On se présente. Il n’est effectivement pas causant du tout. Et a même tendance à fuir le regard. Gêné et réservé. Bref, petit silence pas trop cool pour un début.

Notre première rencontre, ce jour-là, fut assez brève. On a parlé cinq minutes pour se présenter et faire le point de la situation. Belko n’était vraiment pas très causant, au point que je me suis demandé s’il était vraiment volontaire pour ce parrainage. J’ai eu peur – et je me rappelle en avoir parlé le jour même à des responsables – qu’on lui ait un peu « forcé la main ». En fait, non. Il s’était, m’a-t-on-dit de lui-même déclaré volontaire. Mais il était effectivement très silencieux, renfermé sur lui-même.

Bref, on décide de se revoir quelques jours plus tard, à la terrasse d’un café. Fin de la cérémonie : tout le monde s’en va et j’en profite pour m’entretenir un peu avec une responsable, je lui dis que je ne le sens pas trop. Elle me présente un peu plus Belko, son histoire, sa situation présente, son portrait. Bref, un peu d’info.

Thomas, parrain citoyen de Belko

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A l’été 2017, nouveau virage dans le parcours : la cour administrative d’appel confirme la décision prise en août 2016, l’OQTF pesant de nouveau sur la tête du jeune homme et c’est exactement au même moment que Belko passe son Bac Pro auquel il échoue, malgré l’aide de Thomas. Il n’est pas improbable que l’anxiété administrative et le manque d’assurance pointés par le psychiatre aient pu jouer dans cet échec.

Sans formation, papiers ni diplôme, Belko cherche tout de même des stages et un emploi en tant que vendeur ou commercial. Thomas, qui l’a accompagné dans ces démarches, témoigne : « vaines tentatives puisque le contrat d’apprentissage, donnant lieu à rémunération, est un contrat de travail qui nécessite … un titre de séjour. Il aurait fallu qu’un employeur s’engage à demander à la Préfecture, en son nom (ou au nom de sa boîte), de régulariser Belko et lui permettre d’avoir un titre de travail temporaire. On a tenté dans le domaine automobile. Sans succès. On y a cru avec une petite épicerie, spécialisée en produits exotiques. Belko a eu un entretien avec le responsable. Mais sans suite ». Le jeune homme se débrouille pour gagner un peu d’argent en travaillant au noir, en distribuant des prospectus, mais la situation devient critique.

Le jeune homme est de plus en plus en proie aux crises d’angoisse et la psychologue du CMP alerte les services sociaux de la situation en recommandant de proposer à Belko une chambre dans un Foyer de Jeunes Travailleurs, plus calme et permettant plus d’autonomie qu’un hôtel social. Les services compétents valident la demande et l’emménagement se fait dans la foulée, avec l’aide de Thomas.

En janvier 2018, Belko dépose en Préfecture une demande de titre de séjour au motif de ses besoins en soins psychiatriques, devenus de plus en plus lourds avec le temps. « On est un matin, dans les locaux de la Préfecture. On a tout préparé, j’ai payé les 50 euros de timbres fiscaux (sympa pour un sans papier qui, par principe, ne bosse pas), et tout et tout. Et c’est là que tu comprends, au niveau de l’accueil, en tout cas, la différence entre l’institution et les personnes. On est là, avec notre ticket d’attente et de rdv. Plein de monde, dés l’ouverture. Et pas du CSP ++ en majorité. Et la personne qui nous reçoit est une jeune (25-30 ans, je dirais), très souriante, aimable et sympathique. On peut parler. Elle interroge un peu Belko mais plus pour s’inquiéter de sa situation que pour vérifier je ne sais quoi. Et elle nous dit que ce n’est pas possible de laisser un jeune pendant tant d’années dans cette précarité organisée par l’administration elle-même. Bref, hyper empathique. Jusqu’à me dire qu’elle n’est pas à sa place et qu’elle va pas mal souffrir si elle reste là, dans ces dispositions. Mais bon, voilà. Ça ne change rien à la procédure et au résultat et quand on y est retourné (2-3 fois), je ne l’ai pas recroisée » se souvient Thomas.

Et de poursuivre : « c’est dans le cadre de cette demande de titre que j’ai accompagné Belko au Centre Médico Psychologique. Rdv avec une docteure. Je ne croyais pas assister au rdv. Je voulais juste lui parler 5 minutes au début pour expliquer la démarche initiée (demande de titre de séjour pour raisons médicales) et la nécessité d’un certificat médical attestant de la nature des troubles psychiatriques ou psychologiques ainsi que la mise en danger de la vie même de Belko (risque de suicide, notamment) s’il y avait retour au pays. Et c’est là que j’ai assisté à toute la séance – ce qui ne me paraît pas très réglo par rapport à l’impératif du secret médical. J’ai demandé à quitter le cabinet et la docteur m’a dit de rester. Et là, elle était hyper froide, hyper insistante dans ces questions sur « pourquoi vous ne souhaitez pas revenir au pays », « vous savez que vous n’êtes pas chez vous ici »… Et Belko était à bout. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état de stress, de pleurs, de tremblements. Et moi, j’étais hyper mal et hyper angoissé. Je l’ai dit au Dr, qui a continué son entretien. Ça m’a paru duré une éternité (et de fait, c’était long). Une vraie torture, en première impression. Et puis, la médecin a rédigé le certificat. Et finalement, je crois que c’était pour voir jusqu’où Belko était capable d’aller, de tenir. Bref, pour le tester (et moi aussi, avec). La preuve, le certif ‘ est limpide et sans ambiguïté. Mais on a eu du mal à s’en remettre, je me souviens. On est allé prendre un café après. C’était dur ».

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En septembre de la même année, un collège de médecins nommés par l’Office Français de L’immigration et de l’Intégration (OFII) examine le dossier du jeune homme afin de statuer sur sa demande puis deux généralistes le reçoivent pendant dix minutes. Voilà pourtant quelques extraits du dossier psychiatrique transmis par l’avocate de Belko et rédigés par les psys l’accompagnant depuis 4 ans  :

« il s’agit d’un jeune homme qui n’a plus beaucoup d’attaches avec son pays depuis le décès de son père, et qui du fait d’une personnalité fragile, renfermé, à faible estime de soi et tendances anxio-dépressives, ne présente pas les capacités d’adaptation nécessaires à un changement total de mode de vie. »

« un retour dans son pays d’origine le mettrait dans un danger de décompensation psychologique grave et de mise en danger de sa vie »

« Il présente d’intenses symptômes post-traumatiques avec anxiété, méfiance, troubles du sommeil, troubles de la concentration pouvant retentir sur ses apprentissages, cauchemars et reviviscences traumatiques des violences et menaces de mort reçues dans son pays. Il fait des efforts pour sa scolarité et parvient à tisser des liens mais son état clinique vient se compliquer, devant l’insécurité de sa situation administrative et l’impossibilité de trouver un employeur, d’un syndrome dépressif sévère avec anxiété et idées suicidaires récurrentes. Un traitement antidépresseur et anxiolytique lui est prescrit. Son état clinique nécessite la poursuite des soins en France avec un traitement médicamenteux, un suivi psychiatrique et psychologique et une sécurisation de sa situation administrative.»

Un mois plus tard, en octobre 2018, Belko écrit à la Préfecture, n’ayant toujours ni date de réponse ni même accès aux conclusions du rapport du collège d’experts de l’OFII. Ce n’est qu’en novembre que la décision tombe : il est reconnu que Belko a besoin de soins mais que leur interruption « ne devrait pas entraîner des conséquences d’une exceptionnelle gravité » et qu’il pouvait retourner au Sierra Léone. Un nouvel arrêté d’OQTF est délivré au jeune homme qui décide de faire appel en attaquant la procédure alambiquée de la Préfecture ainsi que la faible prise en considération de l’avis médical. Et son avocat de se scandaliser : «  Le seul hôpital psychiatrique du pays ne peut accueillir qu’une centaine de personnes et les conditions y sont déplorables ! », « il suffit de faire une recherche internet pour comprendre qu’il n’existe pas de spécialiste capable de bien accompagner ces troubles post-traumatiques ».

« En ce qui me concerne, quelques axes de réflexion purement personnels : (i) les réalités perçues par le prisme de la mise en œuvre d’une politique donnée sont toujours biaisées par le fait que les services administratifs sont surexposés aux cas les plus difficiles / négatifs, à la fraude, etc., et donc construisent un point de vue très différent de celui du public et (ii) paradoxalement, les services des étrangers sont un des derniers îlots du contact avec le public en préfecture, qui a par ailleurs beaucoup diminué à la suite du Plan Préfectures Nouvelle génération en 2015, ce qui a mon avis a pu avoir des conséquences à plusieurs titres — découlant, globalement, du fait que les préfectures sont de moins en moins des guichets et de plus en plus des coordinatrices d’autres acteurs. Sur le temps long, la dématérialisation et la fermeture des guichets sont des tendances fortes, et le président a annoncé la dématérialisation de toutes les procédures pour 2022. Cela dit, on observe aussi une forme de rééquilibrage ces dernières années afin de maintenir un accompagnement physique et des services d’accueil. Je n’exclus donc pas que la donne change un peu dans les prochaines années, sans pouvoir prédire à quel point.

En ce qui concerne les problématiques de gestion des titres de séjour, je pense qu’une partie de l’explication est juridique et organisationnelle. Historiquement, les titres de séjour étaient accordés mécaniquement sur production de pièces (ex. : contrat de travail obtenu après un visa), dans le cadre de filières d’immigration légales, si bien que le travail était surtout documentaire. Aujourd’hui, sous l’influence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le droit français a inclus toute une série de titres de séjour liés à la personne (santé, etc.) dans une logique finalement proche de l’asile, que l’ancien système en Préfecture traite peut-être moins facilement en comparaison aux procédures d’asile classiques qui impliquent notamment un entretien mené par des fonctionnaires habitués à l’exercice »

Guillaume, juge

Un petit groupe de soutien à Belko se structure, avec la participation active de Thomas et une pétition est lancée début 2019, recueillant bientôt plus de 600 signatures. Parallèlement, la psychologue du CMP se mobilise – avec succès – et constitue un dossier pour que le jeune puisse rester encore au Foyer des Jeunes Travailleurs, alors même que la Préfecture a laissé entendre qu’il devrait quitter sa chambre à court terme. Des attestations de professeurs et de proches de Belko sont également compilées afin de les joindre aux dossiers du jeune homme et témoigner de ses qualités ainsi que de sa bonne intégration sociale, en vue de la procédure d’appel. Une réunion de parrains a lieu à ce moment-là : « On était dans une petite salle, finalement assez peu de parrains/marraines présents, par rapport à la foule du jour du « baptême citoyen ». Et pour le dire d’un mot, des situations humaines très différentes. Certains parrainages ont très vite avorté, par refus du jeune et/ou distance du parrain/marraine. Plus de nouvelles. D’autres ont abouti à des titres de séjour. Et puis, quelques uns, comme moi, qui durent, avec des liens assez forts qui se sont établis, mais sans succès sur le plan administratif. Et effectivement, je me rappelle avoir évoqué le sentiment d’impuissance et d’épuisement. Mais même maintenant : t’as l’impression de remuer des montagnes, de multiplier les démarches, les lettres, appels à mobilisation etc. pour qu’à la fin ça débouche une fois encore sur un refus, de l’indifférence, du mépris (la Pref connaît et suit Belko depuis 2012 – un dossier gros comme ça). Donc, pas de découragement mais un vrai sentiment d’impuissance. T’as l’impression de parler à un mur. Et en attendant, tu as un jeune adulte devant toi dont tu vois l’inquiétude, le traumatisme toujours présent, la misère du jour le jour, mais aussi la volonté de s’en sortir, de vivre enfin, comme il dit, « normalement » : avoir des papiers, un petit job, un studio, des copains, copines, une vie amoureuse aussi (il s’était mis avec une fille venue de Sierra Léone il y a un an je crois, mais ça n’a pas tenu, m’at-il dit : pas de papier, pas de thunes, pas de sortie, plan pas cool…). Et tu te dis, que ça n’est pas près d’arriver. Ou pas demain en tout cas. »

Une nouvelle audience se tient au Tribunal Administratif en septembre 2019 et un mois plus tard, la décision tombe : l’appel est rejeté et Belko est de nouveau sous la menace d’une OQTF. Les choses se précisent cette fois et sous la pression de la Préfecture, la direction du foyer où se trouve la chambre de Belko notifie à ce dernier son obligation de quitter les lieux avant le 15 février 2020.

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Le collectif de soutien se mobilise et obtient la veille de Noël un entretien en Préfecture afin de tenter de déposer un nouveau dossier de titre de séjour. Pour mettre toutes les « chances » de son côté, Belko a suivi les conseils et a trouvé un petit boulot pour montrer sa volonté de travailler. Bien sûr, il s’agit d’un travail au noir et la mode étant aux livraisons a vélo, le jeune homme pédale désormais chaque jour contre une maigre rémunération, grâce à une bidouille avec un ami qui lui prête sa licence d’auto-entrepreneur quand il ne travaille pas.

Tout début 2020, l’avocat de Belko dépose une requête exceptionnelle pour demander l’annulation de l’OQTF et envoie un argumentaire détaillé pour montrer l’urgence de la situation. Quelques jours plus tard, le jeune homme se rend à l’accueil de la Préfecture pour déposer une nouvelle demande de titre de séjour, cette fois pour raison privée et familiale, mais la responsable fait la sourde oreille et après une longue attente elle refuse de prendre l’enveloppe, arguant que l’attestation de domicile au Foyer des Jeunes Travailleurs n’est pas valable. Sous les conseils de l’avocat, Belko expédie alors le dossier sous recommandé avec accusé de réception. Les soutiens du jeune homme multiplient les courriers à la Préfecture, notamment un petit groupe de militants vivant en colocation et qui connaissent Belko depuis longtemps, l’invitant chaque semaine pour passer la soirée ensemble et partager un repas. Ce même petit groupe s’engage d’ailleurs à accueillir Belko après le 15 février, fournissant une adresse stable et une preuve de bonne intégration, conditions centrales pour l’obtention d’un titre de séjour.

Sans aucune réponse de la Préfecture, Belko quitte sa chambre dans le Foyer et intègre le logement d’une bénévole. Thomas organise alors en urgence un hébergement solidaire tournant avec quelques militants et en tant que parrain, il fournit alors à la Préfecture une attestation sur l’honneur confirmant la nouvelle adresse de Belko, certifiant que ce dernier n’est ni à la rue ni en fuite. Plus troublant, le jour de l’état des lieux de la chambre de Belko, la direction du foyer suspend tout et laisse les clefs au jeune homme, totalement déstabilisé. En accord avec son avocat, il quitte tout de même la chambre pour se conformer à l’injonction du Préfet, en plein examen de sa requête. Le lendemain, un rassemblement de soutien couvert par la presse se tient devant la Préfecture et une délégation avec Thomas est reçue par la cheffe de service du bureau de l’Immigration : « je ne rentre pas dans les détails de l’audience. Mais disons que je n’étais jamais entré sous les ors de la République. Bel escalier en marbre. Vue sur les jardins de la Préfecture. On est reçu dans une belle salle ; toile d’art moderne au mur. Table circulaire en bois. On s’installe et on patiente 5 minutes. Et arrivent deux cadres : la responsable du service des étrangers. C’est elle qui mène la discussion et qui maîtrise le dossier. Et la Directrice Adjointe Déléguée de la Cohésion Sociale. Trois trucs qui m’ont étonnés : 1) elles ont dossier vraiment très complet sur Belko, son historique, ses soutiens, sa situation… Et elles le maîtrisent. Bref, ce n’est pas par ignorance, manque de temps ou anonymat, indifférence qu’il est encore aujourd’hui dans cette précarité forcée. 2) On a carrément le temps de parler, d’exposer nos impressions, ressentis, points de vue et propositions. Et la cadre note tout, avec un grand sourire et des approbations, du style « je vous comprends », « oh, vous avez raison ». Une attention empathique … Du moins, c’est comme ça que je l’ai ressenti sur le moment. 3) On cherche des solutions pour l’avenir de Belko. Et truc fou et totalement contradictoire, quand on connaît le dossier et la suite, elles s’inquiétent de la situation de Belko : où dort-il désormais ? De quoi vit-il ? Des petits boulots ? Et elle approuve l’hébergement solidaire mis en place avec des phrases du style « ah, c’est bien »… Elle nous quitte en nous disant qu’elle verra le Préfet dans la soirée. Avec poignée de mains et sourire. Et moi, je sors de là, et je me dis que ça va être bon. Optimiste. J’y crois un peu ! Naïf et candide sans doute. Tu vois le truc, la contradiction (voulue ? Orchestrée ? Piégeuse ? Perverse ? Inconsciente ? Involontaire ? Ignorante ? C’est là qu’il faudrait entrer dans la tête de ces gens-là… et c’est là, que je ne comprends plus) entre la bienveillance apparente et l’écoute affichée et la réalité institutionnelle qui perdure et les suites qui vont nous tomber dessus… »

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Le jour suivant, une nouvelle demande de titre de séjour, avec la nouvelle adresse de Belko, est déposée en Préfecture. Thomas est présent : « toujours autant de monde, dés l’ouverture. Mais il y a les heureux (ceux qui ont réussi à choper un rdv sur Internet) et les autres (qui attendront longtemps). Toujours pas trop de CSP +… Deux vigiles : l’un près du distributeur de tickets, proche de l’entrée ; l’autre prés des allées où les gens attendent. La prise de rdv est le premier frein : c’est toujours complet ! Belko a dû s’y reprendre à plusieurs reprises. L’astuce, m’a-t-il dit c’est de se connecter, le dimanche à minuit, à l’heure où les créneaux s’ouvrent. Mais c’est la ruée ! Faut faire vite. Donc Belko à minuit, dans la salle informatique du foyer (il y a un ordi à dispo – faut réserver, aller demander la clé, et tout …

Bref, on est là, et on attend pas trop. On appelle Belko au micro et on nous oriente vers les petits box que l’on commence à connaître. Et toujours le même profil d’agent d’accueil : une agente, jeune, que l’on envoie en première ligne. Séparation par une vitre. Elle fait son travail, veillant à bien respecter les consignes. Les petites croix là où il faut ; les questions convenues, obligatoires et inutiles puisqu’elle a le dossier devant elle  : l’état civil, les raisons de la demande… Elle réceptionne les pièces (dont la fameuse attestation d’hébergement), sans rien dire. Photocopie le tout. Toujours aucune remarque. Elle prend les empreintes digitales des deux mains de Belko. Empoche le timbre fiscal (toujours 50 euros…). Bon, voilà, aucune info sur les délais, le détail de la procédure. C’est moi qui ai été obligé de poser la question. Officiellement, la Pref a quatre mois pour se prononcer. Mais y a du retard, ça peut prendre un peu plus de temps… On a bien attendu 10 mois lors la précédente demande. Et basta. On quitte la Préfecture. Il doit être 9h15. C’était rapide. Bien expédié. »

Quelques jours plus tard, toujours sans aucune nouvelle de l’autorité, le jeune homme retourne s’installer dans la chambre du foyer avec quelques affaires, de manière à partir rapidement si demande lui est faite. La direction du Foyer certifie ne pas avoir eu des contacts avec la Préfecture depuis des semaines et s’étonne même d’apprendre que Belko soit parti toute la semaine.

Début mars 2020, le Tribunal Administratif se prononce sur la requête déposée en janvier. Cette dernière est rejetée au motif que la Préfecture n’est pas responsable de la situation de la médecine psychiatrique au Sierra Léone et que le collège de médecins n’a pas établi que Belko était directement en danger de mort en cas de retour au pays. Quelques jours plus tard, la Préfecture contacte le Foyer et demande à la direction de notifier à Belko son nécessaire départ sous quinze jours. Le 16 mars, en lien avec la pandémie de Covid-19, Emmanuel Macron annonce le confinement total de la population à partir du lendemain midi. Dans ce contexte, le groupe de soutien de Belko, la direction du foyer et le chef du service hébergement d’urgence du Département considèrent que le plus approprié est de laisser Belko dans sa chambre. D’ailleurs, les consignes nationales aux Foyers de Jeunes Travailleurs précisent que toutes les procédures de fin d’hébergement sont suspendues pour qu’aucun jeune ne se retrouve à la rue pendant cette période.

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Sans nouvelles pendant près de trois semaines, Belko et Thomas reçoivent tous les deux mi-avril des lettres de la Préfecture qui leur signale que le Procureur a été saisi afin d’engager des poursuites. Il est reproché à Belko d’occuper illégalement une chambre du Foyer – en plein confinement – et à Thomas d’avoir rédigé une fausse attestation car de fait Belko ne loge pas à l’adresse indiquée, vu qu’il est… au Foyer. Il est rappelé à la fin du courrier que sans adresse stable et fiable, aucune démarche de délivrance d’un titre de séjour ne peut être engagée.

Alertés par le collectif de soutien, des journalistes écrivent sur la situation et réussissent, eux, à avoir la position de la Préfecture. Celle-ci se fend d’un bien ironique « le départ du Foyer n’est évidemment pas à exécuter pendant la période du confinement. On le rappelle, pendant celle-ci, aucune expulsion locative, ni aucune sortie de l’hébergement d’urgence ne peut avoir lieu, n’a eu lieu et n’aura lieu ». Ni la direction du foyer ni les services de l’hébergement d’urgence n’ont été mis au courant de cette procédure, ni du courrier.

Depuis, Thomas cherche à contacter un avocat aide Belko dans ces mêmes démarches. Et Belko attend toujours dans la chambre du Foyer. Il a un plateau repas par jour et pas d’argent. Et il attend, encore et encore pendant que le collectif pense déjà à organiser l’hébergement du jeune homme dès le 11 mai…

***

« Jusqu’en 2016, l’évaluation médicale des demandes relevait des Agences régionales de santé (ARS), rattachées au ministère de la Santé. Or, la loi du 7 mars 2016 a opéré un changement radical d’approche, en transférant cette compétence aux médecins du pôle santé de l’Ofii, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Ce transfert avait fait craindre aux acteurs-rices de la santé des étrangers-ères que les logiques de maîtrise des flux migratoires ne l’emportent sur des considérations de santé individuelle et de santé publique. Ces inquiétudes s’étaient renforcées depuis l’entrée en vigueur de cette réforme, les constats de terrain mettant en évidence la multiplication des refus de protection.

Le rapport annonce que le taux d’avis favorables à la nécessaire continuité des soins en France, toutes pathologies confondues, est passé de 77% en 2014 à 52% en 2017. Derrière ces chiffres, ce sont des centaines de personnes atteintes de troubles psychiques et de maladies graves dont la protection juridique est supprimée et la continuité des soins menacée. S’agissant de la protection contre l’éloignement du territoire, seules 19% des demandes sont acceptées en rétention administrative. Une situation alarmante, alors que les pathologies et critères médicaux sont théoriquement les mêmes que pour les demandes faites en préfecture.

La rupture constatée avec les pratiques antérieures des médecins de l’ARS apparaît ainsi comme une conséquence directe du changement de tutelle ministérielle, celle du ministère de l’Intérieur produisant des effets très restrictifs sur le sens des décisions des médecins du pôle santé de l’Ofii en charge de l’évaluation.

Des moyens considérables ont été mobilisés au service de la «lutte contre la fraude»: près d’une personne sur deux a été convoquée pour une visite de contrôle médical, une pratique inédite. Or, seulement 115 cas de fraude avérée ont été dénombrés, soit 0,41% du nombre de demandes. L’ampleur de ces contrôles a des conséquences disproportionnées sur l’allongement des délais d’instruction, jusqu’à plus de 8 mois selon nos observations de terrain. En outre, elle traduit une défiance inédite à l’égard des médecins qui accompagnent les personnes dans le dépôt de leur demande. »

Rapport 2018 de la Cimade-Médecins du Monde-Médecins sans frontières

PS : Dessin de Morgane Malapert initialement issu de la publication Brun de Mâtin. Pour voir son travail, cliquez ici. Série de collages « L’homme du futur »  par Cécilia Kotula – tous droits réservés.

Pour aller plus loin, sous les conseils de Thomas :

Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre (et professeur affilié à l’université d’Irvine (Californie), Columbia (New-York) et Kingston (Londres)).
Spécialiste de l’oeuvre de Marx, dans la lignée de Louis Althusser, penseur de la démocratie radicale, il est pleinement engagé dans les débats politiques contemporains (sur l’Europe, la citoyenneté, les frontières, la violence…) comme auprès des précaires et prolétaires (les sans papiers notamment)
Parmi ses nombreux ouvrages, quelques uns portent directement sur le problème des frontières et des migrants prolétarisés :
Nous, citoyens d’Europe – Les frontières, l’Etat, le peuple (2001) : https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Nous__citoyens_d__Europe__-9782707134608.html
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2 commentaires sur “Belko, Thomas et la bureaucratie ou comment perdre la raison pour un bout de papier

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