Tribunal de Grande Instance de Paris — 23ème Chambre Correctionnelle spécialisée dans les comparutions immédiates — 21 août 2020. Voici un compte-rendu, tiré des quelques heures passées dans les dédales de ce gigantesque bâtiment moderne, porte de Clichy. Voici ce qu’est cette justice pénale du quotidien — silencieuse, expéditive et violente —, gérée par des experts, instrumentalisée de temps à autre par le pouvoir politique.
15 000 personnes passent devant la 23ème chaque année, temple de la Justice en « temps réel » et rationalisée. Cette chambre est la face émergée de la Section P12, située dans le bâtiment même du Tribunal. Il s’agit d’un pool de procureurs qui gère les flags dans la capitale et qui applique depuis une vingtaine d’années le concept de « gestion des flux judiciaires » avec des substituts du procureur qui suivent en direct, sur des plate formes téléphoniques et avec un micro-oreillette, les appels des officiers de police judiciaire de toute la ville. En moyenne, chaque substitut reçoit 85 appels par jour et peut consacrer à chaque affaire un maximum de 5 minutes. Les consignes en matière de poursuite sont issues des théories de « tolérance zéro » importées du New York des années 1980 : tout délit, même minime, doit être enregistré par la police, signalé au parquet, traité le plus rapidement possible et donner lieu à une réponse pénale afin que les délinquants soient assurés que leur déviance sera sanctionnée et améliorer ainsi le sentiment de sécurité des concitoyens.
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A la sortie du métro ou du tram, un drôle de quartier en plein travaux, des palissades et grues un peu partout. L’imposant bâtiment se profile un peu au loin, mais pour y parvenir, il faut suivre des trottoirs étroits et défoncés, parsemés de vendeurs à la sauvette pakistanais qui tentent de refourguer du maïs, des cacahuètes, des bottes d’oignons roses. Le tribunal est entouré de barrières, pas de signalisation, la principale esplanade n’est accessible que par un goulot invisible depuis l’avenue. Après quelques zigs-zags et hésitations, l’entrée principale. Première fouille vite fait, vérification des masques, lavage des mains. Deuxième fouille, portique détecteur de métaux et scan des sacs, les gourdes sont confisquées jusqu’à la sortie. Sur le mur de l’entrée, une phrase sur la présomption d’innocence, on dirait que le bâtiment se justifie déjà, c’est pas bon signe. Une fois le sas passé, c’est un peu le désert. Quelques robes noires avancent d’un pas pressé, des personnes convoquées, un papier à la main, tentent de deviner où est la salle 3.07. Il y a une caméra de BFM et trois journalistes pianotant sur leur smartphone qui suivent les auditions de l’ex-femme de Michel Fourniret. La buvette en face est vide, il n’y a personne à l’accueil, juste des vigiles de la société à laquelle le ministère de la Justice a sous-traité la sécurité du Palais. Presque tous noirs, certains parlent mal français, ils ne connaissent pas le Tribunal. On arrive devant les deux chambres des Comparutions Immédiates. La 23-1 est pleine, tu te fais refouler sous le regard réprobateur d’un avocat qui fait « chut » avec son doigt. La 23-2, plus grande, offre encore quelques places. Il y a quelques étudiants en droit venus assister à des séances, des membres des familles des prévenus, quelques avocats qui entrent et sortent au gré des affaires, tous assez jeunes, visiblement de milieux aisés. Ils sont commis d’office et touchent 163 euros par client, certains en ont plusieurs dans l’après-midi. Aujourd’hui, ils sont assez bons et semblent investis. Il y a quelques policiers, très jeunes et avec une attitude ferme, ils surveillent que personne ne sorte son portable. La salle est grande, lumineuse, sobrement aménagée, pas spécialement grandiloquente comme dans l’ancien tribunal sur l’Île de la Cité. On entend assez bien, il y a la clim. Petit bémol dans la décoration : le box des accusés, ouvert à l’habitude, est enturbanné avec du cellophane et du scotch, totalement à l’arrache, Covid oblige. Tout le monde porte un masque et l’enlève pour parler, les distances sont assurées.
Les membres de la Cour : la huissière qui gère les dossiers est très jeune, détendue, baskets Balenciaga aux pieds, elle tutoie les policiers et ouvre sa robe dès qu’elle quitte la salle pour prendre une pause. A un moment, elle a fait tomber tout un tas de papiers, sourires des juges. La greffière, on ne la voit pas, elle est jeune aussi mais cachée derrière son ordinateur, on entend surtout son clavier claquer tout au long des audiences. La Procureure est très jeune, même pas trente ans, probablement sortie de l’école de la magistrature depuis peu. Elle est à la mode, lunettes et boucles d’oreilles dorées, chignon haut, légère coloration indian sun. Ses interventions sont sèches, elle parle vite mais dans une langue accessible, un peu avec la voix et le style de Rachida Dati. Elle interpelle les gens dans la salle qui sortent un portable et rabroue les prévenus qui osent lui répondre. Sinon, elle fait des réquisitions lambda, à charge du prévenu, normal. Une fois assise, elle travaille le dossier suivant en alternant avec des sms sur son portable à peine dissimulé. Il y a trois juges, la présidente est une femme élégante d’une petite cinquantaine d’années, avec un type bourgeoise parisienne. Elle est polie et regarde les prévenus, essayant d’être plutôt bienveillante, parfois un rire, un énervement ou un mot soutenu lui échappent, mais elle se reprend. A sa gauche, un juge de soixante ans, tout rouge. Il intervient peu mais semble globalement énervé par les prévenus et n’aime pas trop répéter les questions. A droite de la présidente, la dernière juge, un petite dame de près de 70 ans. On dirait ma mamie à qui on a mis une hermine. Elle digresse longuement, commente, rigole beaucoup, s’avoue elle-même dépassée par la technologie et demande des traductions de « langage de jeune » à la Procureure.
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Affaire 1 : 14h25
Dans le box, un jeune homme, la vingtaine bien entamée, il est noir. Sans domicile fixe, il travaille épisodiquement mais cumule essentiellement des périodes de chômage entrecoupées de petits actes de délinquance. A la suite de violences répétées sur sa compagne, mère de ses deux enfants, il est condamné en février dernier à quitter le domicile conjugal et une mesure de protection l’oblige à ne plus rentrer en contact avec sa concubine. Le Juge aux Affaires Familiales a doublé ces décisions d’une mesure portant sur les enfants : l’accusé ne peut plus les voir qu’une fois tous les quinze jours, dans les locaux d’une association, en présence d’un éducateur pour médiatiser la rencontre. Début juillet, il a craqué et il a envoyé 23 messages à son ex-compagne, dont trois vocaux : insultes, menaces de défiguration à l’acide, harcèlement, volonté de possession, demandes pour récupérer ses enfants. Le 7 juillet, il est arrêté par la police à la suite d’un dépôt de plainte, il est en détention provisoire depuis lors.
La présidente lui demande s’il a bien reçu la notification de ses obligations à la suite de la condamnation de février, vu qu’il est sans domicile fixe, mais essentiellement hébergé par sa mère, là où a été envoyé le courrier. Elle lui demande également s’il sait lire et s’il a bien compris le document. Le jeune homme, agité, parle mal et s’énerve, croyant que la juge l’a traité de mal-élevé, mettant donc en cause sa mère. Son avocat le calme.
Vient le tour de la victime, une jeune femme aux très longs cheveux, cernée et le visage très dur. Elle vit un enfer depuis des années, elle n’a pas d’emploi mais est depuis peu aidée par une association qui la loge, pour le moment. Elle souffre d’angoisses, de stress chronique, d’anémie et d’insomnies. Elle veut reconstruire sa vie et surtout ne plus jamais croiser la route de cet homme. Son avocat demande…1000 euros de dommages et intérêts. La Procureure, enchaîne avec des mots très durs et requiert un an de prison dont six mois ferme avec mandat de dépôt et deux ans de sursis avec probation. L’avocat du prévenu, trentenaire, impeccable brushing, grosse montre et chaussures de marque la joue profil bas et multiplie les marques de déférence envers le tribunal. Il rappelle que les violences évoquées par la victime n’ont jamais donné lieu à dépôt de plainte, que son client n’a pas reçu la notification des modalités de sa condamnation de février et que de toutes façons le courrier est trop compliqué pour quelqu’un qui éprouve des difficultés de lecture. Il regarde la victime et ose un « mais oui mais madame, il ne faut pas répondre aux SMS ». L’accusé prend enfin la parole : il se dit en dépression et que c’est la « dette et la misère sociale qui sont responsables de la situation ». Délibéré après la pause. La victime sort en pleurs dans les bras d’une amie, soutenue par son avocat, ils tentent de la consoler devant la salle d’Audience. Affaire suivante.
Affaire 2 : 15h10
Comparaît un jeune homme de 21 ans, militaire depuis deux ans, originaire de Lille mais en garnison à Clermont-Ferrand. Il est d’origine colombienne, adopté. Célibataire, sans enfant. Il s’est fait attraper dans le train en revenant de Lille avec 80 grammes de cannabis et six cachets d’ecstasy, il est débarqué à Paris. Il avait aussi de la poudre d’opium et des médicaments mais il a une ordonnance médicale, à la suite d’une blessure au genou lors d’un stage. Il a été suspendu mais conserve sa solde de 1300 euros mensuels en attendant la décision de justice. Il a déjà été condamné pour usage de stupéfiants et dégradation de domicile mais il a été dispensé d’inscription au casier B2, ce qui lui a permis de rentrer tout de même dans l’armée.
Lors de la garde à vue, il dit revenir d’une opération au Mali où il a vu des choses horribles, des cadavres, des enfants morts déchiquetés. Après vérification, c’est faux, le jeune homme n’a jamais quitté Clermont-Ferrand. Policiers et juges apprécient peu. Toujours en garde à vue, les enquêteurs saisissent son téléphone et y trouvent l’application Signal, très utilisée par les dealers. Des dizaines de messages échangés avec un interlocuteur anonyme évoquent un trafic de LSD, kétamine, ecstasy et cannabis avec des intermédiaires et des livreurs ainsi qu’un prochain achat de stock à hauteur de 5500 euros et de matériel de cuisine pour couper la kétamine. Il y est question également d’armes, de la vente d’un Beretta à 450 euros et de faux billets. Ça, les juges, ils n’aiment pas non plus.
Les magistrats tentent de faire avouer au prévenu qu’il s’agit bien de tout évidence d’un trafic. Le jeune homme, en position militaire de repos à la barre, nie maladroitement. « Je prenais juste des nouvelles », « je n’ai rien fait », « tout le monde fume à l’armée de toutes façons », « j’avais mal au genou c’est pour ça la drogue », « militaire, c’est mon métier de rêve, je ne veux pas le perdre, j’ai besoin de ce cadre », « je suis bête ». Les juges le grondent : « ça ramollit de partout, le cannabis, tout le monde sait ça », « vous êtes un militaire, vous devez être exemplaire, si vous voulez faire n’importe quoi libre à vous, mais quittez l’uniforme ». La Procureure, expédie les réquisitions et balaye d’un revers de main la supposée vocation militaire du jeune homme : « il n’est que soldat première classe après deux ans ». Elle veut 10 mois d’assignation à résidence avec port d’un bracelet électronique et inscription de la condamnation au B2, synonyme d’exclusion de l’armée dans la foulée.
L’avocate du jeune homme est une dame de presque cinquante ans, elle semble ne pas trop être dans son élément en Correctionnelle et entame une longue plaidoirie, erreur fatale à la 23ème Chambre où chaque minute compte lors de ces séances-fleuve. Elle évoque le passé d’enfant adopté en manque d’affection de l’accusé, « il ne sait pas dire non » . Toute cette conversation sur Signal, « ce n’est qu’un moyen pour lui de se la péter et de montrer que c’est un dur ». D’ailleurs, elle considère que le trafic n’est en rien constitué puisque ni substances ni échange d’argent n’ont été constatés, elle plaide donc la relaxe pour le chef d’inculpation de trafic. « Qui ne tente rien n’a rien » conclue-t-elle en s’avançant vers les juges, sans masque, avant de se faire rappeler à l’ordre. Délibéré après la pause. La suite.
Affaire 3 : 16h05
Trois très jeunes hommes à peines majeurs comparaissent – deux noirs, un maghrébin -, dont deux laissés en liberté à la suite d’un renvoi début juillet. On ne saura pas de quoi ils sont accusés. Celui qui est détenu depuis des semaines demande un nouveau renvoi, « mon avocat est en vacances, il répond pas ». Un des deux autres n’est pas venu à l’audience, il est parti lui aussi en vacances en Côte d’Ivoire et son père y est décédé, il attend l’enterrement le 28 août. Les juges sont gênés, ils auraient aimé régler ça aujourd’hui. L’avocat de la première affaire propose de s’occuper du prévenu incarcéré, mais il demande que l’affaire passe en dernier, en début de soirée, afin d’avoir le temps de lire le dossier et de s’entretenir avec l’accusé. La procureure n’est pas opposée au renvoi. La présidente finit par se décider « on renvoie à fin septembre, désolée monsieur, mais vu ce que vous avez fait, vous restez en détention ». Affaire suivante.
Affaire 4 : 16h15
Le prévenu arrive dans le box, débraillé, la tête baissée. Il a 42 ans, d’origine algérienne, il est SDF et résidait ces dernier mois chez sa mère. C’est la douzième fois qu’il comparaît devant un juge : outrages, rébellion, conduite en état d’ivresse, refus d’obtempérer, violences en réunion et exhibition sexuelle. Il est au chômage et, depuis un accident de moto, il est handicapé à 80% et pris en charge par la MDPH. Son avocat précise avec un sourire entendu qu’il « tourne parfois dans des courts-métrages, dans des rôles de caïd, avouez qu’il a la tête de l’emploi ». Il est séparé, il est père de quatre enfants, dont le dernier est né il y a quelques mois.
En février dernier, après avoir insulté sa compagne, il est pris à parti dans un bar. Il sort un couteau et, totalement ivre, il se prend des coups et passe à travers la vitrine de l’établissement. Après la garde à vue de tous les protagonistes, la police s’intéresse à sa relation amoureuse et enquête auprès du voisinage et du patron de bar. Ils découvrent qu’il a été signalé sur la plate forme internet dédiée aux violences faites aux femmes. Il est accusé de gifles et bousculades, d’avoir causé des hématomes sur les bras, le visage, les hanches, de l’avoir traitée de « sale pute » et de « serpillière », de l’avoir traînée au sol par les cheveux dans le bar et d’avoir jeté par la fenêtre d’innombrables objets appartenant à la victime. Fait rare signalé par la juge, presque tous les voisins ont accepté de témoigner, mettant en évidence le dépérissement progressif de la dame, les cris et les bruits de casse depuis deux ans. Finalement, lors d’une de ces nuits, la victime part se réfugier au commissariat et le lendemain, un médecin lui donne une ITT de 17 jours pour des blessures et un état psychologique incompatible avec la travail. Quelques jours plus tard, la police débarque chez la mère du prévenu à 6h du matin et fait sauter la porte au vérin hydraulique afin d’embarquer le gars et le placer en détention en attente du procès.
La victime, la quarantaine, habillée en tailleur très ajusté, talons aiguilles et maquillage impeccable s’avance vers la barre. « Enlevez votre masque, sinon on va rien entendre ». Actuellement en recherche de contrats, la dame est titulaire d’un double master en marketing, a travaillé comme cadre dans une chaîne hôtelière et possède sa petite société de consulting.
La victime précise d’emblée « j’aimerais minorer ma déposition, j’avais bu, je n’avais dormi qu’une heure et demi et on était dans une relation passionnelle et fusionnelle ». Elle tente de dépeindre un contexte difficile, elle avait perdu des contrats à cause du Covid puis s’est fait licencier de sa boîte. Il y a eu des décès dans sa famille, elle n’allait pas bien, elle buvait trop. « Il a un gros potentiel » et puis « moi aussi j’ai été violente », une fois, c’est même elle qui l’a « giflée en premier ». Les juges se décomposent progressivement à l’écoute de ce revirement et lui lisent son témoignage, lui rappellent les faits, la dépendance à l’alcool et au cannabis de son compagnon, ses jeunes maîtresses, sa jalousie maladive, la MST contractée à cause de lui et qui l’a rendue stérile, les bagarres, le fait que pendant leur vie commune, l’accusé a eu un enfant avec son ex-femme. Ils lui demandent à huit reprises si elle compte s’installer avec lui de nouveau, pour lui arracher à demi-mot que ce n’est peut-être pas une bonne idée. Elle parle de partir en province, mais ses clients sont à Paris. Les juges sont énervées, ils la font se rasseoir et mettre son masque, comme une gamine. « Vous avez le comportement typique de la femme battue madame, c’est grave vous ne vous rendez même pas compte que vous l’excusez ». « On s’aimait très fort » répond-elle d’un souffle.
Vient le tour de l’accusé. Il susurre dans le micro et regarde de temps à autre sa sœur venue le soutenir. Elle est assise juste derrière la victime et elle acquiesce dès que son frère répond aux questions des juges. « J’ai été excessif », « c’est la première fois que je connais la prison, c’est difficile. J’ai pu voir un psy et un addictologue, j’ai eu le temps de réfléchir ». Il reconnaît les insultes, mais les attribue à son état alcoolique. Les violences, par contre, il nie. « J’ai pris beaucoup de coups aussi ». Et puis, « les bleus ont pour origine nos ébats » et « les murs sont fins et nos voix portent beaucoup, les gens ne savent pas ce qui se passe derrière la porte ». Il regrette quand même et s’excuse auprès de la victime, il promet de rester chez sa mère – « elle est malade diabétique » -. La procureure, glaciale, demande 9 mois avec sursis et mise à l’épreuve avec injonction de soins, elle estime les mesures d’éloignement de protection inutiles, « ces deux personnes sont des adultes ». L’avocat de la victime prend la parole, navré. « Je pense que tout le monde comprend ce qui se passe ici. Mais ma cliente n’est ni sous tutelle ni sous curatelle, on doit donc la suivre. Pourtant, elle est encore sous l’emprise de l’accusé. Regardez, elle refuse ma plaidoirie, elle fait non de la tête ». Il porte à la connaissance des juges la demande de sa cliente : « un euro symbolique de dommages et intérêts ». Il se rassoit, dégoûté. L’avocat de la défense, très habile et éloquent sort le grand jeu. Le signalement sur la plate forme gouvernementale ? « de la délation ». Les témoignages des voisins ? « rumeurs et effets de meute ». L’avenir de son client ? « dans quelques jours c’est la rentrée en sixième de sa fille aînée, il veut absolument être présent ». Bref, une histoire d’amour qui a dérapé, des torts partagés, un avenir à reconstruire. Décision après la suspension de séance. Affaire suivante.
Affaire 5 : 17h10
Comparaît prisonnier un homme de 38 ans, né en France de parents marocains. Il est SDF depuis son adolescence, il parle mal le français, il a perdu ses papiers, il n’a jamais touché le RSA, il n’a pas de carte vitale. Il prend du crack, du valium, du subutex, du cannabis et de l’alcool. Il met un point d’honneur à dire qu’il prend aussi de la coke et qu’il peut se le permettre : « avec un pote on met 20 balles chacun et on en a pour la soirée, c’est plus si cher que ça, faut pas croire ». La présidente répond que ce n’est pas noté sur sa fiche de suivi, « si vous savez mieux que moi ce que je consomme, alors… », coupe l’accusé. Il n’a plus beaucoup de liens avec sa famille, « des fois ils m’envoient 200 balles pour cantiner mes clopes en prison, mais je ne vais pas non plus les embêter avec mes soucis, ils ont autre chose à faire, ils ont des gamins ». Le travail ? « J’ai eu du boulot qu’en prison, là on m’en trouve, mais dehors, jamais ! ». Il a été condamné une trentaine de fois, toujours pour vol par ruse ou pour vol à la tire, jamais de violences. Cela fait un mois qu’il est en maison d’arrêt, à cause d’une autre affaire.
Il y a quelques jours, il se fait contrôler dans un magasin informatique pendant qu’il tente de revendre un ordinateur portable. Il dit qu’il l’a trouvé sur un muret, juste devant un centre communal d’action sociale du douzième arrondissement. Il s’agit de l’ordinateur d’une employée du musée du Louvre qui s’est fait voler sa valise dans le train, valise retrouvée non loin du centre social. L’accusé nie en bloc le recel. « Je suis tombé sur cet ordinateur, Dieu me l’a donné ». Les juges retiennent un rire et la vieille magistrate répète même la phrase pour s’assurer que la présidente l’a bien entendue. « Vous m’écoutez ? Je suis en train de parler et vous me coupez ! » lance le prévenu. « Ne vous vexez pas, continuez monsieur », répond la juge en reprenant tant bien que mal son sérieux.
Une fois en garde à vue, les policiers l’interrogent sur un vol de téléphone portable qui a eu lieu la veille dans le quartier. Il y a des images de vidéo-surveillance, mais elles sont floues. Les victimes du vol, ivres au moment des faits, le reconnaissent le lendemain – deux jours après les faits – lors d’un tapissage au commissariat. Aucun trace du téléphone portable. La juge fait mine de lire un document et demande à l’accusé de préciser ce qu’il a dit lors de l’enquête sociale : « vous déclarez vous sentir bien en prison monsieur ? ». « Bah ouais, on a été traités comme des chiens pendant le confinement. Y’avait rien, on crevait la dalle, fallait m’aider mais le SPIP ne faisait rien. Et quand on était dehors, les flics nous tapaient dessus. Pas moyen d’être propre, on puait au bout de deux jours. Alors ouais, depuis un mois en prison je prends deux douches par jour, j’me détends, ça m’a fait du bien ». La procureure, un peu gênée, rebondit sur cette déclaration et entame ses réquisitions. « La détention lui permettra d’avoir un cadre et de faire les démarches pour avoir des papiers et ensuite demander le RSA ». « Pourquoi j’pourrais pas faire ça dehors ? » réagit le prévenu. « Je ne vous ai pas demandé de me couper, monsieur. Vous n’avez pas de domicile, dehors ». « Il faut qu’on me loge, au moins une place en foyer, ça fait des années que je demande ! » continue tout de même l’accusé. « Oui, oui, vous voulez d’un monde où tout est gratuit, c’est ça ? » conclut la présidente d’un hochement de tête. La Procureure continue et demande 10 mois de prison dont 4 mois avec sursis et une période probatoire de deux ans. « Quoi ? Six mois pour avoir trouvé un portable et parce que les flics veulent me mettre le vol de téléphone sur le dos ? C’est pas moi sur les images ! ».
L’avocat de la défense prend la parole. Il est outré et parle de mascarade judiciaire. « Il n’y a pas de preuve que mon client savait que l’ordinateur était volé, il est juridiquement impossible de qualifier cela de recel ». Il enchaîne : « pour le téléphone, c’est pire, on ne voit rien du tout sur les images, on n’a pas retrouvé l’appareil et rien ne prouve que les présumées victimes, ivres, ne l’ont tout simplement pas perdu en rentrant chez eux ». « Oui, mon client est tout à fait capable de commettre un vol, mais ce n’est pas la question. Il faut des preuves et là, il n’y a rien dans le dossier. En droit, le doute bénéficie à l’accusé ». Sa colère monte et les juges l’évitent du regard. Il demande la relaxe. Affaire suivante.
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Depuis que j’ai commencé à aller aux comparutions
Il y a un mois et quelques
Tous les jours
Les gars envoyés en détention
Se réveillent en prison
Se couchent en prison
Dans les piaules blindées de monde
Avec les douches pas tous les jours
Les saloperies
Les cris
Les coups contre les portes
Les conditions de merde.
Tous les jours
Et certains pour encore 2 mois
Et d’autres pour encore 2 ans et 4 mois.
Tous les jours
Pendant que moi je me grouille pour pas être à la bourre
Que je me reprends une compote ça fait plaisir
Que je cause du tafe
Que je me fous de la peinture partout
Que je pionce tranquille
Que je check Facebook à répétitions
Eux
La prison
La prison
La prison
Pour un putain de téléphone volé
Pour avoir fouillé dans une voiture la nuit
(Et on lui a pété l’œil pendant la GAV)
Pour un demi kilo coke dans le bide
Pour être fou
Pour être addict au crack
Pour avoir volé un putain de téléphone
La prison
Pour être à la rue sans papier
Pour avoir fait de la prison
La prison.
Personne ne se rappelle de leur visage
Le lendemain du jugement.
Poème de Robin Trémol
Illustrations tirées des carnets de Marie-lou S.
Quand écriras-tu un livre Joséphine ? Tu ne peux pas laisser ta plume uniquement dans les articles, bien que je les apprécie beaucoup. Bref. Pensée du soir. Après une de tes énièmes lectures.
Bye Céline
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déprimant en diable… le monde des comparutions immédiates montre à quel point il est impossible de vivre serein en 2020 au cœur de cette affligeante misère. Merci de nous informer des réalités de notre brillante « civilisation »
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