Restructurations à la Protection de l’Enfance : fermeture dans l’indifférence générale d’un foyer à Artannes en Indre-et-Loire

A l’automne dernier paraissait sur ce blog un copieux dossier dédié à la Protection de l’Enfance, compétence dévolue aux Conseils Départementaux qui organisent la mise à l’abri des mineurs subissant des carences éducatives, affectives et matérielles. Il était question des mutations récentes du secteur à l’heure de la mise en compétition des structures d’accueil, de la « contrainte budgétaire » et de la nécessaire optimisation et efficience des moyens alloués. En mars, un autre article mettait en évidence les difficultés liées au confinement dans les foyers de placement pour les mineurs et le stress causé aussi bien aux jeunes eux-mêmes qu’aux personnels de l’éducation spécialisée mais aussi aux parents, l’administration naviguant à vue depuis les débuts de la crise du Covid19. Fin mai, un dernier papier alertait des difficultés financières de la Fondation Verdier qui prend en charge une grande partie des enfants placés de l’agglomération tourangelle et ce dans le contexte du déconfinement, du retour à l’école et du lien à reconstruire avec les familles.

Depuis quelques mois, donc, les comptes de la Fondation Verdier sont dans le rouge et son unique financeur, le Conseil Départemental d’Indre-et-Loire refuse de rallonger le chèque, forçant de fait les dirigeants de Verdier à trouver une solution d’urgence. Dès lors, a commencé à circuler la rumeur d’une possible fermeture du foyer d’Artannes, situé à 20 km de Tours dans un environnement naturel, accueillant une petite quinzaine de jeunes entre 5 et 15 ans. Finalement, les choses sont allées très vite et l’unité a été fermée en moins de deux mois, au cœur de l’été. Petit compte-rendu de ces dernières semaines.

***

C’est le vendredi 12 juin, lors d’une réunion du Comité social et économique (CSE) de la Fondation Verdier, que des représentants du personnel comprennent que la rumeur est devenue réalité : l’unité d’Artannes devra fermer sous peu. Deux garanties néanmoins : il n’y aura pas de licenciements et priorité sera donnée au placement rapide des jeunes dans de nouvelles unités. Le mardi 16 juin, le directeur départemental de Verdier s’invite à la réunion d’équipe à Artannes et annonce officiellement la nouvelle. Les modalités restent encore floues mais la fermeture est actée. D’abord prévue début octobre, elle est avancée au 31 août. Finalement, c’est au 10 août que le lieu devra être vidé. Le principal cadre de l’unité devra gérer l’ensemble des questions soulevées dans l’urgence, et tant pis pour ses vacances réparatrices.

Le mardi suivant, le 23 juin, nouvelle réunion d’équipe. Cette fois, on aborde les véritables sujets : quand et comment annoncer cela aux jeunes du foyer ? Qui est le plus légitime pour faire l’annonce ? Comment gérer l’orientation scolaire des mineurs qui vont tous devoir changer d’établissement ? En parallèle, les professionnels doivent penser au nouveau placement de chaque jeune dans une structure adaptée. Bien sûr, en filigrane, les interrogations sur les perspectives professionnelles de chacun vont bon train.

Début juillet, le directeur-adjoint de la Fondation qui supervise cette unité vient annoncer la nouvelle aux jeunes. Tout le personnel éducatif est présent, maîtresses de maison, éducateurs et moniteurs. C’est bien entendu pour les enfants que c’est le plus dur à encaisser. Les plus jeunes pleurent beaucoup, inconsolables. Les plus âgés, les pré-adolescents, saisissent ce qui se joue vraiment et les aspects symboliques de cette fermeture. Certains ont des réactions plus tranchées, ils se ferment les jours suivants, devenant désagréables et réfractaires, les crises de nerfs se multiplient, des comportements auto-destructeurs sont également signalés. Réactions classiques d’enfants, d’autant plus pour ces jeunes là, ayant déjà connu des ruptures dans leur parcours. Parmi les personnels, certains se montrent également très affectés, notamment par la conclusion brutale de la relation avec les jeunes qu’ils connaissent parfois depuis leur arrivée au foyer. D’autres interrompent leurs vacances pour être présents dans cette phase cruciale.

Enfants de l’Assistance Publique, années 1930

S’ouvre alors une période assez décousue où il faut jongler entre les vacances de chacun, la gestion des remplaçants et stagiaires, le quotidien du foyer, les sorties estivales avec les jeunes, la volonté d’avoir des moments de convivialité particulièrement nécessaires dans ce contexte et tout le travail administratif pour garantir une transition fluide avec les nouveaux foyers et éducateurs.

Sur les dix enfants présents au Foyer au moment de la décision de la fermeture, neuf sont transférés en ville, un seul rejoint une structure dans un environnement rural comparable. Tous changent d’établissement scolaire et ils sont répartis dans différents foyers, le groupe éclate donc définitivement. Seulement quatre gardent leur référent ou un éducateur qu’ils connaissaient déjà. La majorité change donc de lieu de vie, d’école, d’adultes et de camarades. Et ce parfois à 8 ans, après des parcours compliqués.

Il s’agit tout de même pour les équipes de gérer tous ces aspects le mieux possible. Certains éducateurs se chargent des réunions de passation où ils présentent en une heure maximum chaque jeune avec son historique, ses problématiques, ses perspectives et projets aux nouvelles équipes, elles-mêmes prises dans leurs contraintes et sous-effectifs liés aux vacances. « Lorsque l’on doit faire vite parce que les collègues ont plein de trucs à gérer et qu’on suit le jeune depuis des années, c’est difficile et frustrant d’expédier ça comme ça ». Souvent, les éducateurs se débrouillent pour contacter au préalable des membres des nouvelles équipes qu’ils connaissent afin de réaliser une passation plus consistante. Sur leur temps libre, bien sûr.

« C’était proprement déchirant, surtout concernant ceux qui grandissaient depuis plus de 5 ans à Artannes. C’est le lieu dans lequel ils avaient passé le plus de temps de leur vie… On leur a clairement pris leur maison. Ils ne voulaient carrément pas entrer dans le nouveau foyer le jour de leur accueil. Accompagnés par trois de leurs educs qui essayaient de relativiser le truc en étant tout autant touchés ceci dit, ils ne voulaient pas les lâcher. J’ai mangé avec certains le premier soir, c’était beaucoup trop violent de débarquer là-dedans, en ville, avec des inconnus à qui ils n’avaient aucune envie de s’attacher… Y’en a un qui a pleuré pendant facile 4h de rang. Le lendemain, rebelote, yeux gonflés dès le réveil, impossible d’évoquer l’après, la rentrée, sans refaire sortir les larmes… Parce qu’en dehors de leurs éduc et de leur maison, ils perdaient aussi et surtout le monde dans lequel ils avaient grandi, les copains de primaire qui restaient les copains du collège… Vraiment rude, il aurait fallu les filmer, pour pouvoir montrer ça aux politiques et surtout à Jean-Gérard Paumier. Bon, au bout de quelques jours, on a commencé à voir quelques sourires, parce que l’équipe bienveillante a fait son max pour… Mais c’était pas évident. D’ailleurs aux premiers vrais sourires, j’ai transféré les trognes à leurs anciens éducs, parce que je savais que ça allait aussi leur faire du bien. Ils en ont tous bien bavé dans l’histoire… »

témoignage d’un éducateur

Se pose aussi la question de la passation auprès des parents des jeunes placés. Pour certains, c’est difficile de rompre le lien patiemment construit avec les éducateurs d’Artannes, «  notamment ceux en grande difficulté sociale ou réfractaires au placement de leurs gosses.  Parfois, lorsque c’est possible au milieu de tout ce qu’il y a à faire, des rendez-vous sont organisés avec l’ancien et le nouveau référent, la famille et les enfants, afin de montrer des adultes soudés et collaborant en bonne intelligence ». Globalement, les parents sont bien ennuyés par la situation : il faut de nouveau changer d’interlocuteur et d’habitudes. Les peurs peuvent se raviver et il faut se montrer particulièrement rassurants, bien prendre le temps d’expliquer les situations singulières, notamment pour les familles qui ont des mesures d’aides judiciaires à la gestion du budget familial (MJAGBF), encadré aussi par des référents de l’assistance sociale.

Enfants d’une colonie agricole, années 1930

Fin juillet, les premiers départs d’Artannes ont eu lieu. Les éducs et moniteurs ont aidé chaque jeune à faire ses cartons et valises puis les ont accompagnés dans les nouveaux foyers et y ont passé quelques heures à chaque fois afin de faire le lien avec les équipes et marquer le moment avec un goûter ou un repas convivial. Parfois des éducateurs d’Artannes ou des lieux d’accueil ont pris sur leur temps libre pour mener à bien ces moments de transition, multipliant les heures supplémentaires. Du reste, il a été décidé de ne pas faire de soirée d’adieux à Artannes, les départs individuels étant déjà suffisamment tristes comme ça mais de nombreux dîners festifs ont été organisés à la discrétion des éducs pour adoucir un peu la période.

En ce qui concerne la gestion des personnels, les salariés d’Artannes ont d’abord reçu un mail de la direction présentant les pôles de la Fondation où il y avait des postes vacants, sans précision particulière sur les unités concernées. « Oui, enfin, « postes vacants », c’est vite dit : on parle en fait de postes occupés par des salariés en CDD de « remplacement » qui sont  clairement considérés comme des variables d’ajustement par les ressources humaines, au mépris de la relation que ces éducs précaires peuvent avoir tissé avec les familles et les jeunes parfois pendant plusieurs mois, voire années. Ce ne sont pas les titulaires qui payent la facture sociale de la fermeture d’Artannes mais les précaires, par une sorte de jeu de chaises musicales. Ca se voit beaucoup moins et puis, on les imagine mal protester, si jamais ils veulent un jour obtenir un CDI » analyse un connaisseur du secteur social.

Ensuite, chaque salarié d’Artannes a rédigé une lettre présentant sa situation, ses contraintes et ses souhaits puis a été reçu individuellement par le directeur général. Mi-août, tout le monde était fixé sur sont sort, et la plupart du temps, les souhaits des salariés ont été respectés. La majorité des personnels ont rejoint d’autres foyers de la Fondation Verdier, certains dans les Services de Suivi Extérieur pour accompagner les jeunes adultes qui bénéficient d’un appartement mais ont besoin encore d’un cadre pour les démarches d’insertion et de formation. D’autres salariés ont intégré le dispositif Cap’Ados qui prend en charge dans des petites structures des jeunes réputés plus difficiles, souvent avec un suivi judiciaire. On le voit, même si la direction a globalement fait de son mieux et qu’on n’a pas à déplorer officiellement des licenciements, pour certains salariés, notamment les plus fragiles ou ceux en fin de carrière, il faudra se familiariser rapidement avec d’autres publics, d’autres collègues, d’autres manières de faire, et ce avec le stress qui va avec.

Chambre de l’Assistance Publique, 1918

Depuis le 10 août, le site d’Artannes est donc fermé. Il aura fallu deux jours pour s’occuper de la partie administrative, des dossiers papier et informatique. Une partie du matériel sera réutilisée par les autres pôles de la fondation Verdier, le reste sera jeté. Mais la véritable question reste celle du sort du bâtiment, estimé à plus de 750,000 euros, dans un contexte où les comptes de la fondation sont déficitaires, alors même que la Croix Rouge est gestionnaire mandaté de Verdier depuis 2019, dans la perspective de préparer une fusion des deux structures. L’enjeu financier est très fort car en janvier 2021, la Croix Rouge devra se prononcer sur la suite : reprendre un mandat de gestion de deux ans pour continuer l’évaluation et l’audit de Verdier ? Se retirer du projet ? Fusionner au plus vite ? On comprend donc que la direction de Verdier est prise à la gorge et doit absolument viser des comptes à l’équilibre pour ne pas voir tomber à l’eau la fusion avec la Croix Rouge, fusion largement encouragée par le Conseil Départemental qui pourrait totalement lâcher la fondation si la Croix Rouge décide de se retirer du processus en janvier prochain.

***

Ainsi va la Protection de l’Enfance en Indre-et-Loire, dans la plus totale déconsidération des jeunes et des personnels. Difficile d’évaluer les risques à long terme pour ces enfants qui ont été la variable d’ajustement des choix budgétaires réalisés par la majorité Les Républicains conduite par Jean-Gérard Paumier, lui-même ancien directeur général des services du Conseil Départemental et passionné de comptabilité davantage que d’humain. Un cadre de l’ASE nous confie que ces jeunes sont très résilients de par leur parcours, mais qu’on ne sait pas comment ils vont réagir sur le long terme, surtout pour les plus silencieux et réservés d’entre eux qui risquent de développer des comportements de mise en danger.

Pour les personnels, il existe un danger psychique car cet épisode laissera des traces et malgré leur professionnalisme et leur discipline, il va de soi qu’ils se sont attachés aux enfants qu’ils ont suivi pendant des années et on ne peut pas attendre d’eux un comportement de robot interchangeable. Pire, comment peuvent-ils vivre sereinement le fait de tenir devant les enfants des discours et postures imposés par le pouvoir politique qui opère des choix financiers, alors que cela va à l’encontre de leurs principes, de leurs valeurs et de l’intérêt éducatif des jeunes qu’ils ont en charge ?

En tout cas, les élus du Département, de droite comme de gauche, sont soigneusement restés à l’écart de tout ça. Pas une visite, pas un coup de fil, pas un mail. Rien. Plus facile de voter des lignes budgétaires entre technocrates que d’assumer les effets de sa politique devant les enfants et salariés. Peut-être manquent-ils tout simplement d’éducation ?

2 commentaires sur “Restructurations à la Protection de l’Enfance : fermeture dans l’indifférence générale d’un foyer à Artannes en Indre-et-Loire

  1. Félicitations pour cet article sincère, anti-conventionnel, plein de sensibilité et documenté. On aimerait pouvoir en lire plus souvent. Courage, l’encre vit…

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