Coup de fatigue à l’École Buisson-Molière

En ces temps de rentrée agitée, les problématiques sanitaires liées à la crise du Covid19 ont effacé la question des moyens et des dispositifs pédagogiques proposés aux écoles primaires. C’est le cas à l’école Buisson-Molière, place de la Liberté à Tours, qui affronte depuis des années les politiques libérales et la logique comptable à l’œuvre à L’Éducation Nationale. Parents et profs se mobilisent pourtant afin de garantir des conditions d’enseignement dignes et efficaces pour les enfants mais l’administration ne semble pas se mouvoir dans les mêmes réalités.

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L’école Buisson-Molière se trouve à la limite entre le quartier populaire du Sanitas d’où viennent 70% de ses élèves et le quartier plus aisé en voie de boboïfication qu’est Febvotte. L’établissement est né de la fusion entre la maternelle Buisson et l’école Molière en 2012, permettant quelques économies dans l’organisation administrative et une meilleure coordination pour la transition Maternelle-CP, moment charnière dont on connaît l’importance pour la maîtrise de la lecture. Environ 400 enfants y suivent des cours de la maternelle au CM2, dont une vingtaine d’allophones, c’est à dire de jeunes dont la langue maternelle n’est pas le français et qui souffrent de lacunes importantes. Il y a également plusieurs élèves en situation de handicap qui sont intégrés totalement ou partiellement aux classes, selon le principe de l’inclusion porté par le ministère depuis quelques années. On compte également 16 professeurs des écoles dans l’établissement, essentiellement des personnels expérimentés, dont un a la charge de directeur. On y trouve aussi une psy scolaire et des maîtres spécialisés, tous à cheval sur plusieurs établissements. Il y a, enfin, des agents territoriaux spécialisés dans l’enseignement en maternelle (ATSEM) et quelques personnels techniques pour l’entretien et la cantine le midi.

L’école n’est pas spécialement défavorisée, même si l’on compte des familles en situation de grande précarité et des difficultés récurrentes en CP dans le processus d’apprentissage de l’écriture et de la lecture. Pour autant, Buisson-Molière n’est pas inscrite au réseau d’éducation prioritaire (REP) comme d’autres écoles non loin de là. L’explication est sociologique – la proportion de familles pauvres n’atteint pas le seuil nécessaire pour un classement REP – et géographique : l’établissement n’est pas situé sur un territoire concerné par le plan national « politiques de la Ville », contrairement au Sanitas, situé à quelques encablures. « Vous n’êtes pas du bon côté de l’avenue », résume un jour un responsable académique au directeur de l’école.

Du reste, la pertinence d’un classement REP suscite le débat : les équipes enseignantes préfèrent conserver un statut classique pour éviter de fragiliser la réputation de l’école et ainsi causer le départ des enfants issus des classes moyennes dans les établissements privés – essentiellement Sainte Jeanne d’Arc – et concentrer par conséquent davantage de difficultés à Buisson-Molière. Cette peur s’appuie aussi sur la baisse progressive ces dernières années de la mixité dans l’établissement, pointée du doigt par certains professeurs et parents.

Cette école somme toute lambda constitue au final un bon point d’observation pour analyser globalement l’évolution des politiques éducatives. Franck Gagnaire, nouvel adjoint PS à l’éducation depuis juillet dernier, élu sur la liste de l’écologiste Emmanuel Denis, constate à l’échelle de la ville un « sous-investissement chronique depuis une vingtaine d’années qui a produit une dégradation progressive de locaux devenus parfois vétustes, notamment avec l’arrivée en fin de vie d’écoles construites dans les années 70 dans les quartiers populaires pour faire face à la poussée démographique de l’époque ». Certains établissements sont même «  dans une situation  honteuse » ajoute un responsable syndical. « Les écoles sont sous-équipées en informatique car même si elles sont reliées à la fibre, peu de classes ont un accès direct à Internet. Par ailleurs, certains établissements sont de véritables passoires thermiques. Cela étant dit, les budgets en équipement et rénovation sont en augmentation depuis deux ans et un plan école assez conséquent a été lancé par l’équipe sortante. On parle ici d’un projet sur dix ans avec la destruction-reconstruction d’au moins deux écoles, Claude Bernard au Sanitas et Jean de la Fontaine à Tours Nord, pour une facture avoisinant les 20 millions d’euros. D’autres établissements devraient bénéficier d’une extension, vu l’augmentation constante des effectifs, à Tours Nord notamment. En ce qui concerne les équipements informatiques et l’amélioration des performances énergétiques, il faudra accélérer le mouvement, en allant chercher des financements de l’État, de l’Europe et du plan de relance post-Covid. Mais le processus prend du temps, surtout que parfois la présence d’amiante vient compliquer les chantiers » poursuit Franck Gagnaire. Interrogé au sujet du mode de financement de ces reconstructions et alors qu’à Marseille, par exemple, se développent les chantiers d’écoles en Partenariats Public Privé (PPP) associant la municipalité à des entreprises privées, l’adjoint à l’éducation clarifie : «Il n’y aura pas de PPP. Nous passons par la procédure classique avec le choix d’un architecte sur proposition d’un projet et le recrutement des entreprises pour les travaux. Le tout financé par de l’argent public venant de la ville et de subventions de la région et de l’État via les fonds pour le renouvellement urbain notamment. »

Ceci dit, là encore, Buisson-Molière se situe dans la moyenne et n’est pas identifiée comme nécessitant des investissements prioritaires, même si des parents signalent aussi des problèmes de manque d’équipements en sanitaires et points d’eau. En 2019, le plan-école de l’ex-maire Christophe Bouchet faisait déjà l’impasse sur l’établissement… mais une mobilisation des parents et la perspective d’élections proches ont motivé l’ancien édile à faire changer en urgence une douzaine de fenêtres.

En outre, l’école manque aussi de personnel : les professeurs du réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficultés (RASED) – réseau largement démantelé sous Nicolas Sarkozy (2007-2012) – sont débordés, à cheval sur plusieurs établissements et avec trop peu d’heures pour se consacrer de manière satisfaisante à leur tâche, en sous-effectif chronique. Le gardien est parti à la retraite, remplacé par un agent de jour, pas toujours présent. Les psys scolaires doivent s’occuper chaque année d’un nombre plus important d’élèves, alors même que les problématiques familiales liées à la pauvreté et à la précarité rendent leur rôle indispensable. D’ailleurs, la psy scolaire qui s’occupe du secteur où est située l’école Buisson-Molière a vu le nombre d’élèves dont elle doit assurer le suivi passer de 1300 à 1700. Désormais, les rendez-vous avec les élèves les plus en détresse se tiennent une fois toutes les trois semaines…

Sous François Hollande et Najat Vallaud-Belkacem (2012-2017), la situation s’était améliorée avec l’embauche, grâce aux emplois aidés et aux services civiques, d’une secrétaire de direction et d’une aide pédagogique qui pouvait intervenir dans les tâches administratives, le rangement et certaines activités, par exemple dans la petite bibliothèque qui fait aussi office de salle informatique. En plus, en 2013, pour faire face à l’augmentation des effectifs, est mis en place le projet d’aide pour la réussite des élèves (PARE) avec l’embauche d’un enseignant supplémentaire en CP afin de dédoubler les effectifs et favoriser ainsi les petits groupes d’élèves lors de la phase initiale d’apprentissage de la lecture.

Mais, depuis 2017 et l’arrivée du tandem Macron-Blanquer – ce dernier ayant fait ses armes dans la haute administration de l’Éducation Nationale sous Nicolas Sarkozy – la situation s’est rapidement dégradée. La très forte limitation des emplois-aidés et services civiques a mis un terme à l’aide administrative et pédagogique et désormais, toute la charge bureaucratique repose sur les épaules du directeur. De même, les réformes du statut des accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) ont produit de fortes pénuries de personnel et nombre d’élèves ne peuvent bénéficier d’un suivi adapté, ce qui pèse sur leur capacité à s’intégrer dans les classes et alourdit la charge de travail des professeurs qui doivent gérer les spécificités de ces jeunes, sans avoir d’ailleurs de formation spécifique. Pour les plus petits, les ATSEM qui aident au quotidien les professeurs sont rarement remplacés en cas d’absence, même si celle-ci est prévue de longue date, et avec des classes à 30 lors de la rentrée 2020, on comprend les problématiques générées. De leur côté, les élèves allophones ne jouissent que d’un accompagnement ponctuel, le professeur spécialisé n’étant pas présent à temps complet. Enfin, depuis 2018, les postes PARE ont été supprimés, mettant fin à cette expérience dont les résultats étaient salués par tous les acteurs de la communauté éducative. Grâce à la mobilisation des parents, un demi-poste PARE a pu être conservé à Buisson-Molière quelque temps, mais il est définitivement supprimé lors de cette rentrée. Pourtant, les enseignants et les parents interrogés sont unanimes, le dispositif PARE était plus que satisfaisant : maîtrise de la lecture par tous les élèves à la sortie du CP, groupes de CP réduits à douze élèves, bonne formation continue pour les enseignants du dispositif – organisée et soutenue par l’Inspection -, souplesse du dispositif, pédagogie plus ludique, participative et innovante. Bref, que du positif, sans parler de l’amélioration de l’ambiance scolaire et de la confiance des parents, doublées d’un sentiment valorisant pour l’équipe pédagogique.

On en vient à se demander comment les services de l’Éducation Nationale justifient-ils ces mesures ? En fait, il s’agit d’abord d’une question de répartition des moyens humains. Avec la promesse d’Emmanuel Macron de garantir le dédoublement des classes de CP et de CE1 dans les écoles prioritaires, sans augmenter pour autant les embauches, il a bien fallu trouver les personnels quelque part. Ainsi, nombre de dispositifs innovants créés sous François Hollande ont été démantelés afin de dégager des moyens humains…et c’est comme cela que les postes PARE ont disparu en deux ans d’Indre-et-Loire. Pour le cas de Buisson-Molière, la suppression du poste n’a pas signifié le départ de l’enseignant concerné, qui a pu rester dans l’école par le jeu des mutations, mais dans d’autres établissements, des professeurs ont dû tirer un trait sur 5 ans de travail, d’expériences accumulées et subir une mutation non voulue dans un autre endroit.

La direction académique des services de l’Éducation Nationale en Indre-et-Loire n’a pas souhaité répondre à mes questions mais un cadre qui veut rester anonyme indique que des moyens sont tout de même mis dans les quartiers populaires : ouverture de sept classes à Tours dans les quartiers périphériques, mise en place du dispositif « réussite cycle II » qui permet d’alléger les effectifs en CP dans des écoles non classées REP mais avec des effectifs importants et débuts des dédoublements des classes de grande section de maternelle. « En lien avec l’association Coup de Pouce et la Caisse d’Allocations Familiales, il est aussi proposé à une soixantaine d’élèves en difficulté trois ateliers hebdomadaires d’1h30 pour travailler la lecture », signale Franck Gagnaire. A noter, pour ceux qui ne connaissent pas, que Coup de Pouce fait partie de ces structures hybrides avec lesquelles le ministère de l’éducation développe des partenariats depuis quelques années. En effet, il s’agit d’une association à but non lucratif qui bénéficie de dons de fondations privées (Bettencourt, Aéroports de Paris, AG2R, Française des Jeux, Auchan, Grand Orient de France, la Poste…) et d’entreprises (Bouygues, Carglass, CIC, Orange…)… « Il y a également les contrats locaux d’accompagnement à la scolarité (CLAS) portés par des associations (AFL, VERC, centre social Maryse Bastié et Courteline) avec un financement de la ville et les études surveillées portées par la ville dans toutes les écoles élémentaires », poursuit l’adjoint à l’éducation.

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Au fil des entretiens, une impression se dégage, celle de la lassitude qui confine à l’épuisement. Que ce soient les parents, les professeurs, les représentants syndicaux ou les cadres de l’Éducation Nationale qui se confient en « off », tous semblent éprouvés par cette situation. Au delà du caractère fatiguant du combat mené depuis des années maintenant, certains parents semblent aussi troublés par le résultat de leur action. « On sait très bien qu’on déshabille Pierre pour habiller Paul, si on a gardé plus longtemps un poste PARE à Buisson-Molière, ça veut dire qu’une école a perdu des moyens quelque part dans le département». Et puis, très classiquement, c’est un petit groupe d’une vingtaine de parents qui s’investit fortement dans ces revendications et, même si les pétitions et actions sont globalement soutenues, une majorité de parents, souvent issus des quartiers populaires, n’ont ni le temps, ni les codes, ni l’énergie pour participer davantage à ces luttes politiques.

Côté pédagogie, d’une part, on constate un certain désenchantement des professeurs qui enchaînent réformes permanentes, injonctions hiérarchiques contradictoires, discours médiatiques dévalorisants et qui croulent sous un travail toujours plus technique et bureaucratique, avec son lot de paperasse, d’évaluations et d’indicateurs. Pour sa part, un responsable syndical confie que parmi les plus jeunes enseignants, un certain individualisme se développe, probablement en lien avec les profils des recrutés. « Le métier, ses conditions d’exercice et sa rémunération sont de moins en moins attrayants et dans un contexte de chômage de masse, certains étudiants passent les concours davantage pour rechercher de la sécurité que par vocation ». D’autre part, un responsable associatif en charge de l’organisation du temps périscolaire se plaint des choix politiques de l’équipe de droite sortante, celle des maires Babary puis Bouchet, qui n’avaient pas donné suite aux nombreux projets éducatifs et d’animation qui ont été proposés pour les enfants de Buisson-Molière et du Sanitas. « Le sous-investissement dans les bâtiments, les retards dans l’adaptation aux normes, le manque de vision politique et le choix fait de commencer à privatiser le temps périscolaire ont fait beaucoup de mal. Pourtant, on avait de beaux projets, en investissant aussi le temps méridien, ce qui permettait aux animateurs de créer de véritables liens quotidiens avec les enfants. Mais finalement, ça ne s’est pas fait ». De son côté, Franck Gagnaire annonce que la nouvelle équipe municipale entend relancer l’activité éducative périscolaire (7h30-8h30 ; 16h30-18h) à l’échelle de la ville. « Tous les acteurs du secteur seront invités autour de la table afin d’organiser un projet global qui a du sens, alors que depuis 2017 et la fin des Temps d’Activité Périscolaires (TAP), il n’y a plus de cohérence et trop de disparités entre établissements sont apparues». Dans cette perspective, se posera en 2022 la question de la poursuite ou non du travail avec les prestataires de l’accueil périscolaire choisis par l’ancienne majorité de droite, Telligo devenu Kids Attitude (groupe Sodexo) et Charlotte Loisirs, sélectionnés essentiellement sur des critères de coûts et non de projet éducatif, au détriment des acteurs historiques tels l’asso Courteline qui avait dû procéder à des licenciements en 2018, alors que Telligo n’avait pas tenu ses obligations d’embauches d’animateurs.

Signe d’un trouble assez profond, même les cadres de l’Éducation Nationale que j’ai pu interroger, confient à mots couverts leur ras-le-bol et l’impression d’être de simples rouages dont le travail n’est pas considéré. Tout le travail de formation continue et d’innovation pédagogique lié aux postes PARE sont passés à la trappe, et l’on sait à quel point il est difficile de tenter des expériences pédagogiques dans cette énorme structure qu’est l’Éducation Nationale, d’autant plus à l’heure de l’ultra-libéralisme macronien qui envisage chaque sujet par le prisme des coûts et de l’efficience des moyens publics. La crise du Covid à permis de rappeler à chacun l’importance des services publics et du caractère non marchand de certaines choses : l’éducation des plus petits ainsi que la lutte contre les distorsions sociales font partie de cela. Le plan de relance annoncé par le gouvernement le 3 septembre semble ouvrir la porte à une relance des emplois aidés qui pourront peut-être venir décharger les directeurs d’école ça et là, mais encore une fois, de manière transitoire et précaire.

« Avec le confinement, on a perdu le contact avec certaines familles et à la rentrée, on va se retrouver avec des élèves qui auront quitté la sphère scolaire depuis presque 6 mois. Cela aurait été intéressant et pertinent de conserver des postes PARE pour organiser avec souplesse des rattrapages, remises à niveau et travaux plus individualisés » témoigne une enseignante. Mais bon, l’important c’est de tenir les engagements budgétaires et de rajouter une couche de tâches à faire et donc de stress pour les enseignants, les parents et les enfants. Et encore une fois, ce seront les milieux populaires les plus touchés.

Un commentaire sur “Coup de fatigue à l’École Buisson-Molière

  1. Merci pour cet article reflétant la réalité de notre école, tout en prenant le recul à une analyse globale de la ville de Tours, du contexte vécu par le système scolaire depuis plusieurs années et de la question éducative en générale. Un parent d’élève de Buisson-Molière

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