Quels noms pour les rues à Tours ?

Toutes les illustrations ont été réalisées spécialement pour cet article par Coco Roupie, un immense merci à elle. Son travail est ici ou ici

Dans le sillon du mouvement Black Lives Matter et plus largement dans un contexte de renouveau du féminisme et de l’antiracisme depuis une dizaine d’années, on a vu reparaître récemment la question de la présence symbolique dans les espaces publics. Noms de rue, statues, plaques commémoratives et lieux de mémoire redeviennent l’enjeu de luttes sociales prônant l’accès des minorités et des opprimés à une reconnaissance concrète à travers l’urbanisme. A Tours, la question a été portée par des associations et des politiques dès la campagne pour les élections municipales ce printemps, avec la revendication de nommer davantage de rues en référence à des figures féminines. Cet été même, certains s’interrogeaient sur la pertinence de conserver une « rue Colbert », ministre à l’origine du « Code Noir », compilation juridique abjecte réglant le statut des Noirs dans les colonies antillaises devenues consommatrices d’esclaves par le commerce triangulaire.

Militants, manifestants et organisations un peu partout dans le monde ne s’y sont d’ailleurs pas trompé, s’attaquant très vite à certains symboles colonialistes pour attirer l’attention sur l’ampleur de ces traces du passé qui structurent nos villes ; rappelant aussi que les noms des rues et les statues sont les résultats de choix politiques d’une époque donnée, de ses valeurs et de ses rapports de force sociaux. Du reste, ces noms ont changé avec le temps, l’espace urbain n’étant nullement figé et donc appelé à évoluer en permanence.

Boulevards, avenues, impasses, parcs, ronds-points, allées, squares, places et rues livrent donc en permanence à ceux qui les empruntent un message subliminal sur les personnages et événements qui comptent dans notre Histoire et invisibilisent par effet inverse tout ce que les pouvoirs successifs n’ont pas jugé digne d’accès à l’espace commun. L’ennui du confinement aidant, c’est ce message subliminal que j’ai voulu examiner pour connaître plus précisément ce que Tours nous raconte à travers ses 1600 noms de voies.

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Avant de passer aux résultats concrets de l’étude, peut-être n’est-il pas inutile de préciser comment ont été choisis les noms de rue que nous avons chaque jour sous les yeux, sur nos plans et dans nos conversations les plus banales.

Jusqu’à la Révolution Française, à défaut de véritable urbanisme concerté et organisé par une autorité unique, le plan général de la ville est assez anarchique. Il est rythmé par des ensembles clos liés à des ordres religieux, par de rares palais civils, par les propriétés de nobles et bourgeois, par des échoppes d’artisans et par tout un bâti précaire aujourd’hui disparu. Il n’y avait pas de rues avec un nom officiel à proprement parler et souvent, c’est la fonction de l’espace ou le bâtiment le plus notable qui en donnaient le nom d’usage. Par exemple, la Place du Grand Marché, la rue des Tanneurs ou la Place des Petites Boucheries, sont les rares vestiges actuels des noms médiévaux.

Lors de l’épisode révolutionnaire, les politiques comprennent parfaitement la valeur symbolique de l’espace public et une entreprise méthodique de transformation des noms est menée, impulsée par le pouvoir central et exécutée par des comités locaux. Les références monarchiques et religieuses sont effacées et remplacées par les nouvelles valeurs éclairées. Ainsi, la place Foire-le-Roi devient place Foire-le-Peuple, la rue Royale devient rue de l’Égalité et de la Liberté, on voit même apparaître une rue Voltaire, encore existante aujourd’hui.

Le retour à l’ordre monarchique en 1815 et la suite de cette époque marquée par l’irrésistible ascension de la bourgeoisie et de l’industrialisme va profondément marquer l’urbanisme tourangeau. La ville s’étend avec l’arrivée de populations pauvres fuyant les campagnes et recherchant un maigre salaire industriel ou du moins de quoi s’en sortir avec la débrouille. En 1831, sous Louis-Philippe Ier, les conseils municipaux sont crées, dont les membres sont des notables sélectionnés par la Préfecture. Trente ans plus tard, prenant exemple sur les transformations radicales de Paris sous l’impulsion autoritaire du préfet Haussmann, la plupart des villes de province entendent aussi rationaliser leur espace, favoriser la circulation des individus et marchandises tout en améliorant le contrôle des prolétaires à mesure que grèves, émeutes et revendications politiques coagulent dans le monde du travail. Il s’agit d’une part de garantir l’hygiène publique dans une ville qui se densifie et qui connaît encore des épidémies récurrentes et d’autre part d’assurer une hygiène morale au peuple. La ville devient davantage encore une mise en scène du pouvoir, un élément de prestige et de puissance, dont les noms des voies forment une sorte de mise en récit qui saura édifier les petites gens. Haussmann organise alors une commission à Paris pour réfléchir aux noms à donner à tous ces axes et nouveaux lieux qui émergent des travaux titanesques entrepris. Le parterre de notables et de gens de bien qui forment cette commission arrivent à la conclusion qu’il faut mettre en avant des figures exemplaires : militaires, aristocrates éclairés, artistes académiques et religieux seront donc plébiscités. Tours calque son évolution sur celle de Paris et la plupart des noms de voies, places et jardins du centre élargi actuel sont issus de cette époque (1850-1880).

Georges Eugène Haussmann

Sous la Troisième République qui institue la démocratie à l’échelle locale avec des élections municipales telles que nous les connaissons aujourd’hui (1884), on note quelques mutations. Au-delà des rues nouvelles qui résultent des extensions urbaines, on compte une quarantaine de changements de noms de rue jusqu’en 1939 : la symbolique religieuse et médiévale disparaît encore un peu plus et se développent irrésistiblement les références républicaines et scientifiques, synonymes de progrès. D’ailleurs, c’est à cette époque que des conseils municipaux démocratiquement élus – enfin, juste entre hommes – décident que la rue et la place Bonaparte seront débaptisées et remplacées par la rue et la place de la Victoire, le souvenir du général-dictateur qui a enterré la République en 1799 n’étant plus tellement apprécié… La rue de Blois deviendra la rue Jules Guesde – grande figure du socialisme français -, la rue Chaude se transformera en rue Gambetta, en hommage au fondateur de la Troisième République, la rue des Étudiants portera le nom de Victor Hugo, la rue de Paris sera remplacée par la rue Édouard Vaillant, socialiste et Communard.

Enfin, pendant les Trente Glorieuses (1945-1975) et l’âge d’or des grands programmes urbanistiques tels le Sanitas ou les Rives du Cher et un peu plus tard, avec le triomphe du modèle des lotissements pavillonnaires, le nombre de voies explose et souvent, des thématiques sont choisies pour nommer les nouvelles rues. Ainsi, on retrouve pas mal de compositeurs aux Fontaines, des noms de fleurs à la Bergeonnerie, des noms d’aviateurs à Tours Nord, des maréchaux d’Empire derrière le Beffroi, des musiciens de jazz à la Milletière. Plus récemment encore, quelques personnages célèbres ont fait leur entrée dans le panthéon local : Pierre Bourdieu et Alain Bashung ont désormais leur nom de rue.

Alors, qu’en est-il, précisément de l’état des lieux de ces noms aujourd’hui ? Plutôt que de longs et fastidieux paragraphes, la maison vous propose une série de graphiques qui synthétise les résultats du passage au peigne fin des 1600 noms de la commune de Tours. Plusieurs variables ont été analysées : noms d’hommes, de femmes, d’étrangers, noms de lieux, de références à la Nature, à la religion et à l’Histoire, les professions des personnages qui figurent dans nos rues et les périodes historiques qui font l’objet du plus grand nombre de références.

Quelles modestes conclusions tirer de ces chiffres, au final ?

Déjà, il faut bien prendre conscience que non, nos noms de rue actuels ne sont pas un précieux héritage offert par les Anciens, ayant traversé les siècles et qui feraient de nous les dépositaires d’une tradition à laquelle rendre hommage en tant que trésor de notre identité collective. Il faut fuir une vision fixiste de l’urbanisme qui voudrait que l’on ne fasse que conserver ce glorieux patrimoine, en quelque sorte prisonniers d’un passé forcément meilleur. Presque tous les noms ont été donnés depuis moins de 150 ans, en majorité lors de processus non démocratiques, à une époque où bourgeois et aristocrates, encore plus que maintenant, étaient aux manettes de la ville. En écho au début de cet article, non, la rue Colbert n’est pas un lointain héritage de l’époque bénie du Roi Soleil et de la France conquérante, mais bel et bien un choix tout a fait conservateur opéré à la fin du XIXème siècle par les notables tourangeaux afin de célébrer ce ministre de Louis XIV en réalité issu de la bourgeoisie, fait assez rare au XVIIème mais qui prend du sens au siècle de l’industrie et du commerce. De fait, les noms de rue ont changé maintes fois et des débats plus ou moins passionnés montrent clairement les enjeux de pouvoir et d’influence en filigrane des choix réalisés. Il n’y a pas si longtemps, sous Jean Germain, la place et l’avenue Thiers, en mémoire du chef de gouvernement qui a fait massacrer 20,000 communards parisiens en 1871, ont été rebaptisées place de la Liberté et boulevard Jean Royer, suscitant déjà à l’époque la polémique.

Ensuite, il faut envisager les noms de rues pour ce qu’ils sont, c’est à dire des symboles qui ont été produits par le contexte social et l’époque qui les a choisis. Pourquoi tant de références à Napoléon et à l’Empire ? En fait, c’est Louis-Napoléon Bonaparte, dit Napoléon III, au pouvoir de 1848 à 1870 et fondateur du Second Empire qui a poussé les Préfets et Conseils Municipaux de notables à parsemer les espaces urbains de références à son oncle, manière pour lui de légitimer son régime, né d’un coup d’État le 2 décembre 1851 et de l’inscrire ainsi dans le temps long. Comment expliquer aussi l’absence des femmes ? Et encore, parmi les 26 présentes, on retrouve deux maîtresses de personnages connus, une courtisane, deux épouses d’illustres hommes, une Marie Curie forcément accompagnée par son époux et une Pauline de Clocheville qui n’a pas le droit à son prénom sur la plaque bleue. La réponse réside sans aucun doute dans ces conseils municipaux de notables, intégralement masculins, porteurs du machisme de leur époque et qui ont plaqué sur l’urbanisme leur culture genrée.

Plus tard, sous la IIIème République, c’est toute une mythologie du progrès qui s’installe, avec la multiplication des noms d’ingénieurs, scientifiques, médecins et inventeurs. Mais la République, qui souffre de sa réputation de violence et d’instabilité liée aux deux premières expériences de 1792-1794 et 1848-1851, entend aussi montrer une certaine douceur et grandeur, convoquant noms d’artistes et d’intellectuels reconnus. Ainsi la rue de l’archevêché devient la rue Émile Zola. Plus rarement, en fonction des majorités municipales et des rapports de force politiques du moment, des symboles plus explicitement révolutionnaires sont choisis : Baboeuf, Proudhon, Louise Michel, le député Baudin, Auguste Blanqui ou Albert Thomas ont droit à une plaque, eux qui ont été la terreur des élites au XIXème siècle.

On voit bien, d’ailleurs, qu’il y a depuis longtemps une compétition pour occuper l’espace symbolique, preuve en est la variété des figures qui scandent l’espace public, allant de Saint François à Victor Hugo, résultat de 150 ans d’évolution des rapports de force politiques. Alors justement, pourquoi figer ce processus et écouter les conservateurs, omniprésents dans les médias ? Voilà déjà quelques propositions, toutes personnelles, forgées après la visite des 1600 noms dans notre ville.

Les grands hommes de l’Histoire…

On compte à Tours des références à des batailles où à des armées royales ou impériales françaises qui commémorent l’écrasement des troupes de pays aujourd’hui amis, lors de guerres d’agression. C’est le cas des rues Escaut, Eupatoria, Hainaut, Jemmapes, Marengo, Rivoli, Ulm et Wagram. Le problème n’est pas la guerre ou l’action militaire en tant que telle, mais plutôt la symbolique sous-jacente : une victoire défensive, une victoire contre le régime nazi, une armée de citoyens comme celle de 1792 convoquent des valeurs qui n’ont pas grand chose à voir avec une guerre d’agression et de pillage.

Il y a également à Tours trois rues qui portent le nom de régiments d’infanterie aux glorieux faits d’armes : le 501ème, le 66ème et le 32ème. Sauf que l’on oublie que le 501ème a participé aussi à l’écrasement des bolcheviks en Crimée, une fois la Première Guerre mondiale terminée, que le 66ème a massacré des communards à Limoges en 1871 et que, comme le 32ème, ces régiments ont participé aux guerres de conquête coloniale. Pourtant, il existe des régiments non entachés par une histoire disons grisâtre, par exemple la Deuxième Division blindée du Général Leclerc, crée en 1941 et ayant lutté contre les nazis sans reconnaître le régime de Vichy.

Enfin, une trentaine de rues portent le nom d’un officier supérieur de l’armée, dont l’action ne peut être réduite à la protection de la nation en danger. On retrouve des généraux et maréchaux d’Empire, ayant procédé au pillage en règle de l’Europe sous Napoléon : Augereau, Bertrand, Eblé, Junot, Kléber, Massena, Mortier, Ney, Murat… Il y a aussi quelques glorieux noms liés à la Première Guerre mondiale, n’ayant jamais hésité à envoyer au casse-pipe des centaines de milliers de soldats pour gagner quelques mètres, par exemple Joffre, Juin ou Foch. Sont bien représentés également les officiers des troupes coloniales tels De Lattre, Chanzy, Liautey, Gallieni, Renault, Faidherbe, Bobillot, Niessel, Viala-Charon ou Carpentier…et, si on n’avait pas compris le message, une rue des Anciens d’Afrique du Nord vient enfoncer le clou. Enfin, mention spéciale à trois militaires que nos rues célèbrent : le Vicomte de Turenne, maréchal de Louis XIV ayant rasé trente-deux villages dans la deuxième quinzaine de juillet 1674 et massacré toutes leurs populations, dans le Palatinat, coté allemand du Rhin ; le Marquis de Lafayette, général de l’Armée qui le 17 juillet 1791 a fait tirer sur une foule massée sur le Champ de Mars à Paris qui réclamait la déchéance du Roi à la suite de sa fuite à Varennes quelques jours plus tôt, faisant une centaine de morts ; Eugène Cavaignac, général d’armée qui dirigea la répression du soulèvement ouvrier à Paris fin juin 1848, faisant 5.000 morts puis fusillant 1.500 prisonniers avant d’en faire déporter 10.000 autres, essentiellement en Algérie. Détail morbide, la rue Cavaignac débouche sur l’ancien boulevard Thiers, desservant la caserne bordée par la rue du général Renault. Ce quartier en pleine rénovation mérite peut-être un patronage un peu plus bienveillant pour les étudiants qu’il accueille…

Eugène Cavaignac

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Alors bien sûr, tout ceci n’est que symbole et les enjeux politiques sont finalement assez cosmétiques, avec le risque, si la majorité municipale actuelle se saisit mal de la question, de faire briller davantage la communication que de nobles valeurs. Pour autant, c’est aussi la possibilité offerte d’évacuer de l’espace public des personnages et batailles qui ne font qu’entretenir l’impression d’un passé glorieux monopolisé par le militarisme, le colonialisme et le pillage de nos voisins par le projet napoléonien. C’est aussi l’occasion d’associer les citoyens au processus du choix d’éventuels nouveaux noms de voies, et pour une municipalité élue sur un programme d’union de la gauche et de l’écologie, ce n’est pas anecdotique.

Conseil Municipal à Tours

Alors on entend d’ici les habituels bourgeois conservateurs et réactionnaires qui occupent pourtant l’espace médiatique malgré leurs cris permanents à la censure par la « bien-pensance » : c’est notre passé qu’on assassine, on veut nous donner honte d’être français, c’est une minorité d’activistes d’ultra-gauche qui veut détruire notre patrimoine… D’autres, un poil plus subtils diront qu’il faut aussi conserver ces traces d’Histoire conflictuelle pour garder une mémoire collective intacte. Soit, mais là est la fonction des historiens, des musées, des commémorations, de l’École et du discours politique : critiquer, contextualiser, mettre en perspective, garder en mémoire, tirer des enseignements et tenter de comprendre la complexité du jeu social. Mais ici, il ne s’agit pas de cela, mais de symbolique et de valeurs. 1600 rues et 26 femmes, 1600 rues et 4 noirs, 1600 rues et 0 africain ou asiatique. Voilà de quoi il s’agit : d’un modeste rééquilibrage et d’une mise à jour de notre récit urbain. Et puis franchement, a-t-on besoin de célébrer des assassins ?

PS : le traitement et le montage des images ont été réalisés par Aurélie Schnell, un grand merci à elle aussi

3 commentaires sur “Quels noms pour les rues à Tours ?

  1. Bonjour. Merci pour cette belle analyse de contenu réactualisée ! Avez vous utilisé l’ouvrage sur les rues de Tours de Genevieve Gascuel ? Il mériterait peut être d’être cité en source. Bonne continuation. Dominique

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