Depuis 2017, et de nouveau depuis cet automne, une crise d’ampleur traverse la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse à Tours. Dans un silence médiatique assez étonnant, des agents et leurs cadres multiplient actions et grèves pour défendre leurs conditions de travail devenues très difficiles avec les politiques d’austérité qui depuis bientôt dix ans ont frappé le secteur. Toujours plus de dossiers, toujours moins de techniciens…et une direction générale sourde à la souffrance des salariés qui tentent tant bien que mal de gérer les 40 000 dossiers en retard qui s’accumulent, reculant de plusieurs mois l’ouverture des droits à la retraite de milliers de salariés du privé. Ce mardi 30 novembre, une journée de grève et d’actions est prévue.
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La Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAV) est issue de la séparation de la Sécurité Sociale en branches autonomes en 1967. C’est l’organisme qui se charge de centraliser les demandes, d’instruire et d’évaluer les dossiers puis de mettre en paiement les droits à la retraite des salariés du privé, soit 17,5 millions d’actifs et 14 millions de retraités. Pour l’essentiel des salariés et retraités, ce processus est pris en charge dans chaque région par les caisses d’assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) mais avec deux exceptions, la CNAV Paris qui s’occupe des retraites des franciliens et la CNAV Tours, unique site national spécialisé dans les retraites des résidents à l’étranger ayant cotisé en France. Environ 800 agents y travaillent, essentiellement à Tours-Nord, dont 180 techniciens-conseil, véritables chevilles ouvrières du traitement des dossiers.
Depuis 1996 et le virage libéral porté par le tandem Chirac/Juppé, l’État a mis en place une Convention d’Objectifs et de Gestion (COG) qui formalise dans un document contractuel la délégation de gestion du service public de la sécurité sociale aux organismes gestionnaires. Elle fixe les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre pour moderniser et améliorer la performance du système de protection sociale, aussi bien en termes de maîtrise des dépenses que de meilleur service rendu aux usagers. Ainsi, le new public management tant à la mode dans les pays anglo-saxons qui se donne pour objectif d’aligner dans le secteur public le culte de la performance et du traitement statistique des indicateurs comptables issu du privé, a fini par entrer dans le système de gestion des retraites.
Le vieillissement de la population, la précarisation des carrières, l’entrée tardive dans la vie active et les taux de chômage à deux chiffres des années 1990-2000 ont pas mal fragilisé l’équilibre financier de la caisse de retraite du secteur privé et la COG est utilisé sous Sarkozy puis Hollande pour tenter de comprimer les coûts et revenir à l’équilibre en 2016 après plus de 10 ans de déficit.
Cette compression des coûts s’appuie sur « le numérique et la mutualisation d’activités entre caisses », mais ce sont ces extraits de rapports en ligne qui posent le mieux l’ambiance technocratique dans laquelle tout ceci a été organisé… :


En tout cas, en 2017, la direction générale de la CNAV Paris estime que le volume de dossiers traités par la direction des assurés de l’étranger basée à Tours va baisser et qu’il est possible d’y transférer quelques milliers de dossiers franciliens qui s’accumulent dans les bureaux parisiens, au nom de la fameuse mutualisation. A l’époque, les agents et syndicalistes avaient déjà alerté des risques de noyade face à un tel afflux de dossiers, alors même que la politique de non remplacement d’un salarié sur deux partant à la retraite avait clairsemé les équipes. Une grève avait été entamée, sans grand succès, face à une direction faisant la sourde oreille.
A la même époque, la vague du tout numérique déferlait à Tours et les techniciens-conseil cessaient de maintenir un service téléphonique de proximité avec les futurs retraités, un service de plateforme téléphonique se déployant au même moment, chargé de renseigner les assurés de manière générale, de faire face aux réclamations et d’orienter les usagers sur le site internet afin qu’ils utilisent prioritairement les services en ligne, en saisissant eux-même les données de leur dossier de demande d’admission à la retraite.
« C’est à partir de ce moment-là qu’on a vraiment senti la différence. On a commencé à embaucher des cadres totalement obsédés par les indicateurs de performance et important des méthodes qu’on avait jamais vu : journée déguisement pour le carnaval avec du temps de pause à gagner pour le meilleur costume, incitations à attendre sa pause pour aller aux toilettes, cloisonnement des services… bref, il n’y a plus de culture d’entreprise, on ne connaît plus vraiment les collègues », témoigne un agent qui a 15 ans d’ancienneté.
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Quatre ans plus tard, la situation n’a fait que se dégrader, la COG 2018-2022 prévoyant une économie de 65 millions sur la masse salariale avec la suppression de 895 postes et toujours 50 % de départs à la retraite non remplacés. « Maintenant, il y a un délai de 14 mois entre la demande d’admission à la retraite et le début du traitement du dossier par un technicien-conseil. On est passés d’environ 80 dossiers par agent à 120 en quelques mois, et on a un stock de 40 000 dossiers en attente, dont 26 000 sont uniquement des demandes de pension de réversion de personnes, le plus souvent des femmes, qui résident à l’étranger, avec les effets qu’on imagine sur leur vie et leur capacité de se loger ou de se nourrir sans avoir le paiement de leur droit. Mais il y a aussi 8000 retraités franciliens ou résidents à l’étranger qui attendent juste de toucher leur droit, et je ne parle pas des 6 000 dossiers dit de liquidation provisoire où en fait on calcule en majorant des pensions pour au moins payer quelque chose à l’assuré et on verra plus tard pour rétablir le droit, voir s’il y a des erreurs ou si la personne pose des réclamations, et bien sûr, c’est jamais à l’avantage de l’usager… On en arrive à des situations de grande détresse pour les personnes qui demandent juste à faire valoir leurs droits après une carrière de labeur. En fait, on a même un système officieux où si le collègue de la plateforme téléphonique identifie quelqu’un en souffrance qui parle de suicide ou de péter un câble, on priorise le dossier, histoire de ne pas avoir à gérer en plus des problèmes de conscience et il faut rajouter à ça les dossiers des personnes pistonnées par leurs connaissances dans l’administration ou la politique qui se retrouvent tout en haut de la pile…», livre un autre agent.

On imagine donc les effets sur les agents et techniciens-conseil qui croulent sous le travail et le stress, sans avoir les moyens de réaliser dignement leurs tâches et avec une impression assez désagréable de ne pas être considérés car cette situation était prévisible et les alertes ont été tirées depuis des années.
« La charge mentale des agents les épuise et ce d’autant plus que la direction s’appuie sur la conscience professionnelle et l’esprit de service public des collègues qui doivent encaisser sans broncher la surcharge de boulot. Et tout ça, pour 1600 euros par mois en début de carrière avec l’espoir d’atteindre péniblement les 2 000 au bout de 20 ans (…) Avec le confinement, c’était pire, les agents bossaient sur leurs ordinateurs personnels, isolés, sans matériel adapté, avec des bureaux trop bas et des chaises de salon, on imagine les effets sur le dos et les articulations, dans un métier où les troubles musculaires et squelettiques sont légion » commente un syndicaliste de la maison, qui rajoute : « c’est difficile d’avoir une vision d’ensemble sur la souffrance au travail car il n’y a pas de médecin du travail de proximité chez nous et le psy du travail est situé à Paris. On peut faire des demandes pour qu’il vienne mais bon, voilà… ». Et un agent de compléter : « la goutte d’eau ça a été le déploiement d’un nouvel applicatif sur lequel on saisit et on gère toutes les données sur nos ordinateurs…applicatif pour lequel on n’a eu aucune formation et qu’on doit apprendre à utiliser seuls, avec la dose de stress et d’énervement que cela engendre, c’est n’importe quoi ».
Le pourrissement de la situation a abouti le 5 octobre dernier à une grève très suivie, dans le cadre plus général du mouvement national pour que le point d’indice soit réévalué, après un gel de dix ans qui a grignoté le pouvoir d’achat des agents chaque année de 1% à cause de l’inflation. Fait inédit, 100% des cadres des secteurs retraite se sont mis en grève, déclenchant une réponse de la direction après des mois si ce n’est des années de politique de l’autruche. En effet, le 19 octobre, c’est Mme Sylvia Noll, directrice retraite et action sociale de la Cnav en Ile-de-France qui est dépêchée à Tours pour calmer les esprits. Cependant, le discours servi à base de « soyez inventifs, agiles, habiles et imaginatifs » passe très mal et en rajoute dans le sentiment de mépris qui est éprouvé par nombre d’agents.
Dans la foulée, les managers des secteurs retraite rédigent une lettre où ils compilent toutes les tâches qu’ils réalisent et qui ne figurent pas sur leur fiche de poste. « On nous demande de former sur le tas les gens en CDD, de pallier les défaillances des services et de l’informatique, de gérer les injonctions contradictoires, de multiplier les réunions où on nous dit tout et son contraire, et du coup on a plus le temps de nous consacrer à notre cœur de métier : gérer les équipes et les dossiers, manager et fluidifier le travail, être à l’écoute et faire le lien entre les strates de la hiérarchie. Cette lettre c’était un vrai ras-le-bol et un avertissement à la direction : on arrête de tout porter à bout de bras, on refuse de faire ce qui ne figure pas sur la fiche de poste», témoigne un cadre tourangeau de la CNAV.
« La direction n’a pas saisi l’ampleur du malaise. Leur réponse a été d’imaginer des journées coup de poing lors desquelles les agents vont mettre le paquet pour traiter 10 dossiers dans la journée, alors qu’habituellement on tourne autour de 3 et c’est déjà bien intense. Si on va trop vite, on ne peut pas vérifier les trous dans la carrière des demandeurs, on passe trop vite sur les pièces du dossier et on aboutit à des calculs approximatifs qui se font toujours au détriment du futur retraité. Et si en plus s’il réside déjà à l’étranger et qu’il n’a ni le temps ni les capacités concrètes de suivre son dossier, il ne sera pas armé pour poser des réclamations et vérifier les infos, c’est vraiment dégueulasse » confie un technicien-conseil. « En fait, ils ne comprennent que la grève ou une exposition médiatique importante, comme lorsque Capital s’était intéressé à nous en 2019 ou quand Julien Courbet appelle directement notre plateforme téléphonique en direct à la radio » rajoute un syndicaliste.

On se dirige donc vers une nouvelle phase de durcissement de la lutte ce 30 novembre, avec la venue du Conseil d’Administration de la CNAV à Tours, ainsi que du DRH qui souhaite rencontrer les cadres grévistes. Le mouvement s’annonce comme très suivi, entre les managers, les techniciens retraite, les référents techniques ainsi que tous les techniciens des secteurs périphériques en lien avec le domaine retraite, même si les tous agents savent qu’il faudra encore accélérer la cadence pour rattraper le retard ensuite.
Espérons cette fois que les médias couvriront l’événement car au-delà des revendications laborales plus que légitimes – embauches, formation, augmentations de salaire -, c’est de notre système public de retraites qu’il s’agit, une des plus belles constructions d’après guerre, obtenue d’âpre lutte.
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En cette période de campagne pour les présidentielles où le sujet des retraites a été clairement mis sur la table, il est temps d’évaluer le bilan de l’équipe Macron. Et quoi de mieux que de comparer la réalité dépeinte par les agents de Tours avec la communication gouvernementale produite après la signature de la Convention d’Objectifs et de Gestion de la Cnav pour la période 2018-2022 ?
Accessibilité ? Parlons fracture numérique
Bienveillance ? Parlons traitement des dossiers à la va-vite
Respect des délais ? Parlons des 40 000 dossiers en attente
Performance ? Parlons des conditions de travail
Stratégie numérique ? Parlons de l’absence de formation des personnels aux nouveaux applicatifs

Comme pour les hôpitaux, pour les ephads et j’en passe, la France est devenue une entreprise dont le but est de faire de la quantité, sans la qualité. Une véritable honte quand on sait la souffrance des employés qui ne sont pas écoutés, quand on sait la souffrance des usagers qui ne peuvent pas être pris en charge dignement. Vive la startup nation.
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Travaillant dans ce domaine, je ne peux que comprendre le mal être des salariés de la CNAV ! Tout n’est que productivité, sans moyens, chiffres et primes pour ceux qui atteignent les objectifs (en général donc ceux qui commandent, les plus hauts placés qui se tapent sur le ventre des résultats obtenus sans se soucier des salariés !) au détriment des salariés, des futurs retraités, salariés qui sont payés au lance pierre dans certains organismes, comme dans les hôpitaux et tous les services à la personne ! Cette article est très éloquent, très détaillé et il se passe partout la même chose, outils défectueux, non remplacement des salariés, traitement à la tache et pas au dossier, non personnalisation du traitement, pas de contact direct avec le conseiller chargé de son dossier, quand va-t-on enfin réaliser les dégâts qu’il y a derrière ? Lire que si quelqu’un menace de se suicider ou si Julien Courbet appelle on réagit me hérisse et m’indigne ! Et que dire du télétravail sur ordinateur personnel qu’ils ont eu à subir, j’ai au moins eu la chance de ne pas passer par là, on m’a fournit mon matériel ! Bon courage et encore merci pour cet article.
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