Un mois après la grève historique décidée par les magistrats et personnels de greffe le 15 décembre dernier en réaction au suicide d’une jeune juge de la cour d’Appel de Douai, la fatigue et la colère sont encore palpables. Un membre du Parquet de Tours, adhérent au Syndicat de la Magistrature ainsi qu’un avocat chevronné témoignent.
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La mauvaise situation de l’institution judiciaire en France n’est pas nouvelle. Depuis des décennies, le manque de moyens impacte lourdement toute la chaîne judiciaire : des procureurs débordés qui manquent de temps pour encadrer les enquêtes, un système carcéral vétuste et inhumain, pointé du doigt chaque année par les ONG spécialistes de cette question et par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, des délais déraisonnables pour la tenue des procès, une politique de soins, d’accompagnement et d’insertion des condamnés quasi-inexistante. Pire, l’inflation normative, l’habitude des politiques de réagir à chaud à des faits divers en proposant une loi dans la foulée et les réformes du système qui s’enchaînent au pas de course, plongent les personnels dans un stress permanent, sans même parler de l’image de la Justice dans l’opinion publique, parfois considérée comme inhumaine, trop aux ordres du pouvoir politique, trop laxiste, trop lente, trop bureaucratique, trop sympa avec Balkany et trop cruelle avec les SDF qui volent de quoi manger. Pour couronner le tout, la Justice est régulièrement utilisée par la classe politique pour faire de la démagogie à peu de frais, façon Nicolas Sarkozy de la grande époque, qui n’a jamais hésité à instrumentaliser ces questions pour séduire un électorat de droite de plus en plus porté sur l’autoritarisme, en montant par exemple les Policiers contre des « Juges Rouges » fantasmés. Situation d’autant plus connue que les études universitaires à ce sujet, les alertes des syndicats de personnels de Justice et les commissions parlementaires, dont la dernière en date d’Ugo Bernalicis (LFI), pointent unanimement le manque de moyens du ministère de la Justice.

Fait tout autant incontestable, le budget de la Justice en France est parmi les plus modestes de l’Union Européenne, le nombre de magistrats et de personnels de greffe restant très en dessous des standards des pays développés. Le constat est encore plus vrai au Tribunal Judiciaire de Tours avec ses 31 juges, 10 procureurs et 120 greffiers pour tout le département d’Indre-et-Loire soit 623 000 habitants. C’est deux fois moins que la moyenne française et six fois moins que la moyenne européenne… Et au-delà des personnels fixes, il y a aussi à Tours une pénurie de tout un ensemble de professionnels qui collaborent au quotidien avec les magistrats : agents des services de probation et d’insertion professionnelle, cadres et d’éducateurs de l’aide sociale à l’enfance, enquêteurs de police judiciaire, pédo-psychiatres… Symbole même de cette justice sans moyens, la décision historique prise par trois juges du Tribunal Correctionnel de Tours il y a quelques jours : dans une affaire de fraude fiscale dont le procès intervient… 18 ans après le début des faits, les juges ont estimé que le délai raisonnable pour le jugement n’était pas respecté, annulant ainsi les poursuites et donc toute condamnation possible des prévenus. L’avocat que j’ai consulté commente : « les magistrats ont été simplement pragmatiques, 18 ans après les faits, cela n’a plus de sens de juger. La Cour Européenne des Droits de l’Homme ne cesse de le répéter, cependant en France, on est très en retard. En fait, dans cette affaire de fraude fiscale, l’enquête a été bouclée par la PJ en deux ans, mais le dossier était gigantesque, avec plus de 10 000 cotes à lire. Comme il n’y avait pas de suspects placés en détention préventive, rien ne pressait vraiment, et les juges d’instruction on dû s’occuper des affaires urgentes, des crimes de sang et des cas de prévenus privés de liberté qu’il essayent de juger en moins de deux ans. Résultat ? Avec le turn-over des juges d’instruction et la quantité de travail pour les nouveaux arrivants, personne n’a pu prendre vraiment connaissance du dossier pour aller au procès et les années sont passées comme ça. Ceci dit, les choses semblent évoluer : il y a eu une première décision d’annulation de poursuites à cause d’un délai déraisonnable en septembre dernier par la Cour d’Appel de Versailles et maintenant à Tours. Même le Procureur Général près la Cour de Cassation François Molins dans ses vœux du 10 janvier dernier s’y met et critique le manque de moyens de l’institution et les délais devenus inacceptables, ce qui est très mal passé au ministère ».
Et on comprend que le ministre ne soit pas content des déclarations d’un des plus hauts magistrats de France car bien sûr, chaque gouvernement assure, le cœur sur la main, que les budgets ont augmenté sous son mandat. Même si en réalité, il s’agit le plus souvent d’un effet en trompe l’œil, l’essentiel de l’augmentation des dépenses de ces dernières années étant alloué à la construction de places de prison, alors même que nos voisins ont tendance à réduire l’emprisonnement ferme à cause de son inefficacité. Seulement voilà, un jour de prison coûte 105 euros à la collectivité, bien moins qu’une véritable politique de réinsertion, de soins et de travail social.
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Je suis reçue à 19h, au Palais de Justice, après la fermeture, même si les magistrats sont encore nombreux à s’affairer à l’intérieur. On rentre par la petite porte réservée au personnel, on traverse des couloirs vétustes pas encore rénovés, alors que les travaux durent depuis maintenant quatre ans. Mais bon, « ça va mieux, il y a beaucoup moins d’odeurs et de bruits qui remontent, alors c’est pas trop gênant », commente mon hôte, qui ne sait pas vraiment quand tous ces chantiers seront menés à leur terme. On rentre dans une petite salle d’audience, boiseries foncées d’époque, armoires métalliques des années 70, une télé et un ordinateur hors d’âge ponctuent la décoration, à la fois un peu impressionnante et vieillotte.

« En fait, l’Audience, c’est la face émergée de l’iceberg. L’essentiel de notre travail se déroule en dehors de ces temps passés devant les justiciables. Pour les procureurs, il faut décider des dossiers qui doivent faire l’objet de poursuites, suivre les enquêtes, préparer les dossiers afin de les transmettre aux tribunaux conformément à des règles très précises, avec l’aide indispensables des greffiers qui permettent de sécuriser les procédures et de vérifier que tout est en ordre. Pour les juges, il faut lire et s’imprégner des dossiers, il y a aussi le temps de délibéré lors duquel il faut prendre la meilleure des décisions, celle qui sera comprise par toutes les parties et qui sera la plus efficace. Ensuite, il faut rédiger les motivations qui justifient la décision, ce qui s’avère très technique et chronophage, même si c’est bien entendu indispensable pour rendre une justice de qualité, argumentée et apaisée. Et puis, il y a tous les à-côtés : se former aux nouvelles règles de procédure, lire la jurisprudence, les temps d’échange avec les collègues, les urgences à gérer, les imprévus qui nous tombent dessus. Ça fait beaucoup et de fait, on essaye à la fois de gagner du temps sur ces activités, d’où des audiences où le justiciable est moins écouté, des procédures parfois mal ficelées où il manque des pièces, l’absence de motivations rédigées si on sait que la décision ne fera pas l’objet d’un appel et à la fois, notre temps de travail explose. Pour moi, c’est 9h-21h presque tous les jours et parfois, des audiences finissent après minuit. Cela m’est arrivé la il n’y a pas longtemps. J’ai du travail le week-end même si je ne suis pas d’astreinte, j’écourte mes vacances pour avancer sur des dossiers avec un sentiment d’épuisement à force d’avoir la tête dans le guidon et de tout donner au travail » commence le magistrat. « Je sais bien que je ne suis pas le seul à plaindre, les collègues juges qui travaillent au civil ont une plus grande tâche de rédaction, c’est délirant, sans parler des collègues des affaires familiales qui ont une énorme charge émotionnelle à gérer lors des audiences et qui doivent quand même limiter les prises de parole pour rester dans les temps… » poursuit-il. « Et ça, c’est quand tout le monde est là, mais quand il y a un arrêt maladie ou un congé maternité, il n’y a pas de magistrats pour remplacer. Du coup, on passe officieusement en « mode dégradé », on annule des audiences ou alors, au tribunal pour enfants, on ne fait que renouveler d’office les précédentes décisions ou alors on essaye de se remplacer entre collègues, au détriment de nos propres dossiers. Concrètement, cela veut dire qu’un enfant peut rester placé en foyer encore 6 mois ou alors qu’il reste chez lui, sans évaluation réelle du danger et des évolutions des situations, c’est hyper limite sur un plan légal et moral ». L’avocat interrogé, installé depuis longtemps à Tours, renchérit « le mode dégradé, au tribunal pour enfants, c’est vraiment inacceptable. On traite de situations terribles, souvent avec des parents qui sont de pauvres gens, pris dans la précarité et dans de l’instabilité affective. Allez dire à une maman le 20 décembre qu’elle n’aura pas ses enfants à Noël car l’Audience a été renvoyée quelques semaines ou mois plus tard, c’est terrible et totalement contre-productif pour essayer de construire une véritable assistance éducative ».
Le magistrat poursuit son analyse : « dans ces conditions, les arrêts maladie pour épuisement se multiplient, les collègues tirent trop sur la corde. Il y a aussi de plus en plus de démissions de magistrats, quand ce ne sont pas des greffiers qui demandent des détachements dans d’autres ministères pour avoir simplement des conditions de travail correctes et un minimum de reconnaissance de leur professionnalisme. La perte de sens dans le métier est probablement le truc le plus dur, alors même que l’on a concédé tant de sacrifices personnels pour devenir magistrats et qu’on aime ce travail ». « Et puis, il faut dire que l’on n’est pas aidés par le matériel. Par exemple, on a le même logiciel depuis 2008 – Cassiopée – et il est totalement vétuste. Il y a des soucis de compatibilité avec d’autres logiciels, quand parfois on a la chance d’avoir un ordinateur pas trop vieux qui tourne sous Windows 10. Avec Cassiopée, il y a au moins un bug par semaine et les actualisations ne suivent pas le rythme des réformes, par exemple le terme de « sursis probatoire » n’est toujours pas disponible dans le logiciel, alors on coche le vieux « sursis avec mise à l’épreuve » et on modifie à la main toutes les obligations afférentes à cette peine. Ça va même jusqu’à impacter les séances, lorsqu’il faut attendre près d’une heure que le logiciel permette d’imprimer des procès-verbaux… on se retrouve comme des idiots devant les justiciables et leurs avocats, ça fait pas du tout sérieux et ça enlève du crédit à l’institution, même si le plus souvent les avocats sont compréhensifs et nous soutiennent ». Et l’avocat, là aussi de confirmer : « les procédures du plaider coupable, on nous les avait vendues comme une manière d’accélérer la justice, mais en fait, avec le temps d’audience et le temps à attendre Cassiopée, ça produit l’effet inverse. Déjà que le métier d’avocat consiste en de longues heures d’attente, là c’est vraiment trop. Bon, c’est vrai que l’actuel Procureur de la République de Tours – M. Grégoire Dulin – a mis le paquet pour accélérer les procédures : il y a davantage de comparutions immédiates, des mementos d’interrogatoires-types ont été diffusés auprès de la police et de la gendarmerie au sujet des violences faites aux femmes, histoire de bien border les procédures. Pour l’instant, à Tours, cette volonté de faire de la justice express ne pèse pas trop sur le temps de plaidoirie des avocats et sur l’écoute des prévenus, contrairement à ce qu’on peut observer parfois à Paris. Ceci dit, toutes ces évolutions concernent d’abord la matière pénale qui est une sorte de vitrine médiatique de la justice, mais dans d’autres domaines, ça reste très compliqué».

Le magistrat enchaîne : « On est en plein dans l’injonction contradictoire : d’un côté le ministère nous demande de faire du chiffre, d’aller vite, de limiter le « stock » de dossiers, de l’autre, les moyens ne suivent pas. Et on n’a pas d’autre choix que participer à cette course, car c’est le seul moyen de remplir les objectifs et d’espérer que la Chancellerie nous envoie du personnel supplémentaire ».
« Le mouvement du 15 décembre et la tribune parue dans la presse montrent l’ampleur de la colère contenue depuis trop longtemps. Les deux tiers des magistrats français l’ont signée et même l’Union Syndicale des Magistrats, pour la première fois de son histoire, appelait à la grève. On a eu aussi le soutien de la Conférence Nationale des Procureurs, de celle des Procureurs Généraux ainsi que de celles des Présidents de Cour et des Présidents de Cour d’Appel, preuve que toute la hiérarchie est consciente que l’on est arrivés à un point de bascule. Les annonces du ministre Dupont-Moretti à propos de moyens supplémentaires et une énième consultation sous la forme d’États généraux de la Justice ne sont pas à la hauteur du retard accumulé depuis trente ans » observe le magistrat. A ce titre, une publication du Syndicat de la Magistrature montre les contorsions budgétaires opérées sous le mandat d’Emmanuel Macron pour faire croire à une hausse significative des moyens alloués à des créations de poste afin de surfer sur un discours volontariste porté par un ministre qui n’hésite plus à déclarer que la Justice est « réparée »…
« A Tours, le mouvement a été très suivi et les revendications sont claires : nous avons besoin de 6 juges, de 3 procureurs, d’une quinzaine de greffiers ainsi que de remplaçants pour pallier les arrêts et absences. On ne va pas pouvoir continuer seuls de porter à bout de bras ce service public. Bien sûr, on est tiraillés entre notre volonté de continuer à assurer ce service coûte que coûte et d’éviter la grève qui ne fait que repousser les Audiences pour des justiciables qui attendent déjà trop longtemps, mais on doit aussi défendre nos conditions de travail et les principes d’exercice d’une Justice digne, humaine et sereine » conclue le magistrat que j’ai pu rencontrer.
Au rythme auquel le gouvernement actuel concède un effort budgétaire, il faudra deux siècles pour rattraper le retard en personnels. D’ici là, en plus d’être aveugle, la Justice sera encore longtemps bien impuissante.
photographies prises à Tours le 15 décembre par Yoan Jäger
Nos services publics se délitent, pour preuve cet article tėmoignant de la maltraitance du corps des professionnels de la justice.
Où en sommes nous? Pourtant il suffirait d’écouter les témoignages du terrain, d’avoir la volonté de reconnaître que le bon sens et l’intelligence peuvent se conjuguer pour trouver des solutions qui satisfassent les citoyens et puissent redonner confiance aux fonctions régaliennes de notre pays.
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