Généalogie des soins psychiatriques en France

On se souvient toutes et tous au moment des confinements des reportages où étaient évoqués les effets catastrophiques de l’enfermement sur la santé mentale – celle des plus jeunes notamment – et sur le suivi des malades psychiatriques tombés dans l’isolement. Pourtant, il ne s’agissait pas d’un épiphénomène. La psychiatrie, c’est depuis longtemps le premier poste de dépense de l’Assurance Maladie, 20% des Français étant concernés chaque année par des troubles dans ce domaine. Malgré cette visibilité passagère des problématiques psychiatriques, les professionnels du secteur se mobilisent depuis des mois dans l’indifférence générale contre les réformes impulsées par Emmanuel Macron. Sous le nom pudique de « Nouvel Hôpital Psychiatrique« , il s’agit de rationaliser les soins et de favoriser l’ambulatoire, ce qui se manifeste à Tours par un projet de réduction drastique du nombre de lits disponibles en psychiatrie, passant de 204 à 120. D’une réflexion avec pas mal d’acteurs du système autour de la contradiction entre besoins et moyens est née l’idée d’un dossier spécial psychiatrie.

En voici donc la première partie : une brève histoire de la psychiatrie en France afin de mettre en perspective les mutations majeures que subit notre système de santé à l’heure du néo-libéralisme et du macronisme triomphants.

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Grâce à des fouilles archéologiques, notamment en Bretagne, on a pu observer dès avant le Néolithique que dans ces sociétés primitives qui découvraient à peine l’agriculture, les interrogations autour de la souffrance mentale et du comportement inexplicable de certains individus donnaient lieu à des tentatives collectives de réponses. Ainsi, on a démontré une pratique régulière et importante des trépanations, dont une partie devait alors servir, selon les spécialistes, à tenter de guérir les personnes aux comportements anormaux, sous les conseils de sorciers qui identifiaient certainement des cas de possession. La trépanation, acte très technique et nécessitant un long entraînement et des outils spécifiques – preuve de l’importance sociale de cette pratique -, sert alors à faire sortir les esprits malins de la tête du possédé et de le soulager, lui et ses proches. Du reste, cette conception de la folie comme manifestation du divin se perpétuera très longtemps, jusqu’à la fin de l’époque moderne et aura de profondes conséquences sur la typologie des traitements proposés.

Plus tard, pendant l’Antiquité, les médecins conservent une analyse sacrée et magique des troubles observés – par exemple pour l’épilepsie -, mais parfois ils envisagent également des causes physiques aux manifestations pathologiques des patients qui les sollicitent. Tout est d’ailleurs diagnostiqué puis traité par le corps, il n’y a pas à proprement parler une interprétation psychique. Ainsi, Hippocrate développera toute une théorie sur le lien entre les troubles féminins et le déplacement de l’utérus dans leur corps, proposant des manipulations du ventre pour calmer les patientes atteintes « d’hystérie ».

Au Moyen-Age, en Occident, on reste attaché à cette double interprétation divine et physique. La prise en charge des fous se fait le plus souvent par la famille, sans traitements spécifiques, si ce n’est des techniques pour attacher l’individu lors des crises violentes. Seules les personnes véritablement considérées comme dangereuses sont enfermées sur décision des autorités religieuses ou civiles, à la suite de troubles à l’ordre public ou de violences graves. Dans les cas les plus extrêmes, l’explication par une possession démoniaque se solde par l’envoi sur le bûcher pour sorcellerie par des tribunaux ecclésiastiques, même si cela reste plutôt rare.

Au XIIIème siècle sont ainsi crées en Allemagne et au Royaume-Uni les premiers hôpitaux ecclésiastiques pour isoler en un même bâtiment les pauvres et les fous du reste du corps social. En France, c’est en 1656, par une décision de Louis XIV que l’on crée un système d’hôpitaux publics pour prendre en charge les personnes souffrant de troubles mentaux, même si en réalité, il n’y avait pas de traitements mais juste un isolement strict afin de protéger le reste de la société de la menace et du mauvais exemple que représentaient ces marginaux.

Toutefois, dès le XVIème siècle, quelques médecins influencés par le mouvement intellectuel de la Renaissance, nient le caractère démoniaque de la folie et choisissent une analyse purement pathologique, postulant même des possibilités de guérison. Il faudra tout de même attendre la fin du XVIIIème et Jean Colombier, inspecteur général des hôpitaux, dépôts de mendicité et prisons, qui pose les bases de la transformation du système de prise en charge avec son Instruction sur la manière de gouverner les insensés, et de travailler à leur guérison dans les asyles qui leur sont destinés de 1785.

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A partir de la Révolution Française, les fous quittent le système carcéral pur et intègrent des asiles pour aliénés. Le savant Philippe Pinel, avec la collaboration du surveillant d’asile Jean-Baptiste Poussin, tous deux gagnés aux idées des Lumières, développent leurs conceptions en prenant la direction du service des aliénés à l’Hôpital de la Salpêtrière à la fin des années 1790. Les patients ne sont plus systématiquement enchaînés et leurs troubles commencent à être observés et répertoriés méthodiquement pour se doter d’un corpus de signes cliniques. Signe d’une évolution de l’approche sociale de la folie, le code pénal de 1810 promulgué par Napoléon Ier dispose dans son article 64 qu’«il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister». L’irresponsabilité pénale, déjà connue par le droit romain, est alors introduite en droit français.

En 1820, Jean-Etienne Esquirol succède à Pinel à la Salpêtrière et continue les recherches, influençant d’ailleurs la loi du 30 juin 1838, instituant l’obligation de construire et d’entretenir un hôpital psychiatrique par département et réglementant les internements, soit sur demande d’une personne proche du malade, soit sur décision des autorités préfectorales, soit sur demande du malade lui-même. Ces hôpitaux sont des lieux d’enfermement long d’où ne sortent que 5% des patients qui guérissent. Et du reste, les thérapies sont rares et rudimentaires : saignées, purges, balnéothérapies, traitements de choc où l’on fait frôler la mort au patient pour créer une réaction sont les bases du soin, ainsi qu’un règlement intérieur extrêmement strict qui rythme la vie dans cet univers que des intellectuels vont rapidement qualifier de concentrationnaire.

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« À quoi peut aboutir, ad-mi-nis-tra-ti-ve-ment, la grande misère des fous criminels ? » demande Albert Londres dans une série d’articles intitulée Chez les fous. « À des vaudevilles. Ces vaudevilles ont deux auteurs. (…) L’un s’appelle : l’article 64 ; l’autre : la loi de 38. Ils se valent. S’ils ne partagent pas équitablement les droits d’auteur, c’est que l’un vole l’autre. L’article 64 fait bénéficier d’un non-lieu ou fait acquitter le personnage principal de la pièce, lequel porte toujours le nom d’« aliéné criminel ». Aussitôt, la loi de 38 s’empare du monsieur. (…) La loi de 38 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi de débarras (…) La loi de 1838, en déclarant le psychiatre infaillible et tout-puissant, permet les internements arbitraires et en facilite les tentatives. (…) Sous la loi de 1838, les deux tiers des internés ne sont pas de véritables aliénés. D’êtres inoffensifs, on fait des prisonniers à la peine illimitée. »

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L’analyse clinique reste encore rudimentaire au XIXème siècle, même si Jean-Martin Charcot, éminent médecin de la Salpêtrière met en évidence que certaines affections ne sont liées à aucune lésion organique. Il inspirera d’ailleurs un jeune médecin stagiaire qui le suit, Sigmund Freud, qui postulera de son côté que la parole et l’expression des personnes malades peuvent avoir des effets bénéfiques, inventant par-là la psychanalyse. Cependant, d’autres psychiatres comme Bénédict Morel, influencés par les théories pré-darwiniennes, la criminologie naissante et les idées à la mode au sujet de la prétendue décadence sociale propre à l’ère industrielle, tentent d’expliquer la maladie mentale comme la manifestation d’une dégénérescence : selon eux, certaines lignées, familles et groupes se dégradent génération après génération, phénomène qui s’accélère avec le développement des fléaux sociaux tels l’alcoolisme, le manque d’hygiène ou de bonne morale. La mission de l’État est donc de contrôler ce phénomène, voire même de l’éradiquer grâce à l’eugénisme, c’est à dire, la stérilisation forcée de ces individus afin qu’ils ne puissent transmettre leur tare, mettant un terme au cycle de la dégénérescence.

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Pendant un long moment, ces bases de la psychiatrie vont organiser le système français : d’un côté, l’enfermement de masse, le nombre d’internés passant de 10 000 en 1838 à 110 000 en 1939, l’asile ayant juste été rebaptisé hôpital psychiatrique en 1937 pour faire plus moderne ; de l’autre côté, le faible nombre des thérapies, qui le plus souvent dénotent d’une barbarie certaine. Électrochocs, lobotomies, comas insuliniques, contentions dans des draps froids, compression des ovaires et flagellations sont encore administrés à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Paroxysme de cette approche psychiatrique  : le régime de Vichy, pendant lequel une petite moitié des internés psychiatriques va mourir de faim, dans l’indifférence générale des autorités, et ce alors que les théories eugénistes triomphent en occident, et pas seulement dans les régimes autoritaires.

Après la guerre, les choses vont évoluer rapidement, sous l’influence de différentes écoles psychiatriques. On assiste en France en 1952 à la mise au point du premier neuroleptique et en 1957, ce sera le tour du premier anti-dépresseur, en Suisse. Le traitement chimique des maladies mentales révolutionne le secteur et désormais, on pense que la médecine toute puissante va réussir à soigner les malades ou du moins à contrôler leurs crises, ouvrant la voie à une sortie de l’enfermement systématique pour laisser place à une possible réadaptation sociale.

En 1958, on abandonne officiellement le terme « d’aliéné » et en 1960, par une circulaire ministérielle, le gouvernement français introduit le principe de sectorisation en soins psychiatriques, principe officialisé et complété par la loi en 1985. Le projet est de soigner le plus possible « hors les murs », au sein des villes et des bourgs, au plus près des populations. C’est un système en réseau qui veut que l’hôpital psychiatrique cesse d’être un lieu d’exclusion pour devenir un lieu de soins.

La circulaire de 1960 dessine un réseau de bassins géographiques comptant environ 70 000 habitants, chacun de ces bassins comptant 200 lits spécialisés en psychiatrie afin de satisfaire les besoins de la population. Ainsi apparut la nécessité de mettre en place des équipes médico-sociales, sous la responsabilité unique d’un psychiatre chef de secteur, prenant en charge les patients de tout le bassin, tant à l’hôpital qu’en ambulatoire. Ce maillage permettait d’offrir à l’ensemble de la population, sur tout le territoire national, un dispositif complet de soins psychiatriques élémentaires dans des structures d’hospitalisation à temps complet, à temps partiel ou de consultations, comportant un accompagnement social visant à la réinsertion avec des éducateurs et des assistants sociaux. 

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En 1990, une nouvelle loi vient actualiser la loi de 1838, précisant les conditions des internements forcés de personnes souffrant de troubles, introduisant davantage de garanties et de transparence afin d’éviter les dérives arbitraires et les erreurs médicales, avec le principe de collégialité de la prise de décision. D’ailleurs, par la loi de 2011, affinée en 2013, les internements sous contrainte doivent également être suivis par un juge des libertés et de la détention, des certificats médicaux et des entretiens permettant au juge d’évaluer la pertinence des mesures et ce dès les deux premières semaines d’hospitalisation passées et de nouveau tous les six mois aussi longtemps que nécessaire

La sectorisation, elle, a évolué par deux lois consécutives en 2009 sous Sarkozy puis en 2016 sous Hollande, modifiant la délimitation des bassins et la mutualisation de certains services entre bassins, toujours dans l’objectif de faire des économies et de comprimer les coûts.

Parallèlement, et particulièrement depuis les années 1950, la pensée théorique en psychiatrie s’est développée en plusieurs branches, complexifiant les parcours thérapeutiques possibles, tout en créant des tensions fortes dans le champ universitaire : déclin de la psychanalyse, expériences psychosociales avant-gardistes telles que la psychiatrie institutionnelle, thérapies comportementales et cognitives influencées par les écoles américaines, essor des neurosciences, tentatives plus transversales des thérapies intégratives, tout cela dans un contexte de multiplication des discours sur le bien-être et l’équilibre de l’individu-roi, sur fond d’explosion du business des coachs auto-proclamés.

Toutes ces dynamiques ont probablement participé à brouiller la perception d’un discours clair et simple émanant des professionnels auprès de la population, phénomène d’autant plus aigu que la plupart du temps, on évoque les problématiques psychiatriques dans les médias sous le prisme du fait divers macabre, en laissant peu de temps à la parole des experts, substituée par celles des politiques. On se souvient bien des tirades de Nicolas Sarkozy en 2007, fraîchement élu président de la République, qui réagissait à l’assassinat de deux soignantes à Pau par un malade schizophrène en 2004, réclamant tout de même un procès au mépris de l’article 64, malgré l’irresponsabilité pénale de l’accusé, pris par une bouffée délirante.

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Depuis 2020, enfin, Emmanuel Macron souhaite poursuivre la libéralisation et la « rationalisation » de la psychiatrie en France, alors même que le secteur est passé de 120 000 lits en 1980 à moins de 55 000 aujourd’hui. Deux axes sont envisagés : d’un côté, adapter le système de la tarification à l’acte (T2A) introduite en 2004 à l’hôpital et qui permet à l’État de soi-disant évaluer au mieux les actes médicaux et donc de financer plus précisément les volumes de soins fournis par les hôpitaux. Mis en pause depuis le Covid mais introduite progressivement entre 2022 et 2024, l’équivalent psychiatrique, la T2C, révolutionne les pratiques dans le soin psychiatrique. De l’autre côté, on poursuit la logique de développement de la psychiatrie ambulatoire, en fermant des lits avec les Nouveaux Hôpitaux Psychiatriques et en formant concomitamment des équipes mobiles sensées quadriller le territoire pour identifier les personnes avec des problématiques psy et ainsi les orienter vers toute l’offre de soins intermédiaire, réservant les lits à l’hôpital pour les cas les plus critiques. La psychiatrie libérale de ville, les centres médico-psychologiques avec des équipes pluridisciplinaires, les hôpitaux de jour, les centres de thérapie à temps partiel, l’hospitalisation à domicile, les ateliers thérapeutiques, les appartements thérapeutiques, les centres de post-cure, l’accueil associatif ou thérapeutique familial constituent maintenant toute la palette à disposition des professionnels pour prendre en charge les malades en fonction de leurs besoins, de leur degré d’autonomie et d’insertion sociale.

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