Les chroniques judiciaires de Joséphine #10 : séance d’Assises à Orléans

(…) En fait, tout l’enjeu de l’affaire est de savoir s’il y a eu viol lors la deuxième agression, ce que l’accusé nie. Autrement dit, y a-t-il assez de preuves pour caractériser le viol et quelle est la valeur que l’on donnera au témoignage d’une prostituée bulgare face à un vétéran d’opérations extérieures de l’Armée française (…)

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Lundi, il est 9h. Après un passage sous le portique détecteur de métaux, on traverse le hall en marbre et au fond à droite, à côté d’une statue du juriste Pothier, on entre dans une grande salle rectangulaire avec beaucoup de verre, la lumière traversant la pièce de part en part, c’est assez beau, impressionnant en tout cas. Il y a une remarquable hauteur sous plafond, une vue sur des bâtiments anciens à gauche, un enchevêtrement de constructions plus ramassées à droite, probablement les bureaux des magistrats. Au sol, un parquet qui grince quand même malgré la modernité de la cour d’Assises qui tranche avec les bunkers aveugles des cours correctionnelles, de l’autre côté du Tribunal. La décoration est sobre, on ne retrouve pas l’habituelle débauche de bois massif ou de pierre. Bon, il y a quand même une énorme tapisserie contemporaine et abstraite qui couvre toute la hauteur du mur derrière les sièges des juges. Les motifs dessinent un faux air de grand brasier ou de bûcher, mais bon, c’est peut-être le conditionnement d’être dans la ville qui célèbre Jeanne D’Arc à chaque coin de rue.

Le box en verre blindé est vide, l’accusé a fait 18 mois de détention préventive puis 18 mois de bracelet électronique, il comparaîtra donc libre les trois jours d’Audience. C’est un jeune homme blond, barbe taillée, assez petit et musclé, laissant entrevoir un tatouage sur l’avant-bras avec ses manches retroussées. Il est assis sur une petite table en contre-plaqué qui dépareille avec la salle, symétrique de la table de l’avocate des parties civiles. Cette dernière est jeune, l’air sympa et prévenant, elle essaye de détendre ses clientes, assez enjouée mais aussi un peu nerveuse, ça se voit. L’avocat de la défense est seul dans son box, élégant et sobre, faisant face aux victimes, deux jeunes femmes visiblement originaires d’Europe de l’Est, pas bien riches si l’on en croit leurs vêtements. L’avocate générale, représentante du Procureur de la République aux procès d’Assises est aussi assez jeune, sérieuse, discrète dans ses déplacements dans la salle. On voit quelle porte attention aux victimes, elle les regarde et s’assure qu’elles comprennent ce qui se passe. Son bureau est bien rangé, elle n’est pas pendue à son portable comme certains magistrats en cour correctionnelle. Entrent alors les trois juges. Le président est un homme qui en impose par son sérieux et sa sérénité, barbe taillée, lunettes, voix posée et intelligible. Sa robe noire est cernée de rouge, la marque qui le distingue des deux autres juges, dits assesseurs, un homme et une femme, la cinquantaine bien tassée et qui resteront assez silencieux pendant les trois jours suivants. L’huissier audiencier est bien moins occupé que lors des marathons judiciaires de la cour correctionnelle où il y a mille choses à gérer, il s’assure de la tenue des horaires et de l’accueil des témoins et experts convoqués. La greffière se distingue à peine derrière son ordinateur, tout à fait à droite. Un très vieille dame arrive et prête serment, c’est une interprète bulgare qui part s’installer entre les deux victimes.

9h15. Le président prend la parole et explique que l’on va procéder au tirage au sort des jurés parmi les personnes convoquées ce matin dans la salle, issues d’une précédente sélection à partir des listes électorales. On place les boules avec les noms des personnes dans une urne et la greffière tire au sort six titulaires qui prendront la décision avec les trois juges et deux suppléants qui assisteront à tout le procès, si jamais un titulaire se désiste à cause d’un problème médical. L’avocat de la défense a le droit de récuser quatre jurés, juste en les regardant, sans avoir à justifier sa décision. Il n’a que quelques secondes, une fois le juré assis à sa place, il est trop tard. L’avocate générale a le droit d’en récuser trois selon le même principe. L’avocat de la défense en récusera trois, deux femmes d’une cinquantaine d’années et un homme, la cinquantaine, à l’air relativement précieux et soigné. L’avocate générale n’en récusera aucun. Les jurés installés de part et d’autre des juges, ils certifient ne pas connaître ni victimes ni accusé, ils s’engagent à suivre leur intime conviction sans que leurs affects nuisent à leur jugement. Ils promettent également que le doute raisonnable devra bénéficier à l’accusé et qu’ils sont là en Hommes probes et libres, non en professionnels. Ils sont plutôt âgés et de milieux populaires ou de petite classe moyenne, en tout cas c’est mon impression. Ils prêtent serment à tour de rôle, levant la main droite. Le président suspend la séance quinze minutes afin que les jurés puissent prévenir leur employeur et leur famille qu’ils sont pris ces trois prochains jours. Les autres personnes convoquées peuvent repartir, ce qu’elles font. Reste alors dans la salle une classe de lycée venue assister à une séance, leurs profs et quelques membres de la famille de l’accusé, serrés en rang derrière lui.

Les deux policiers qui gèrent la sécurité de la salle font sortir le public.

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9h50. La séance reprend, le président lit pendant une demi-heure l’acte d’accusation. Le 8 août 2019, sur une route nationale proche d’Orléans, une prostituée qui vient d’avoir un rapport avec un client voit ce dernier fouiller dans son sac et en sortir un pistolet. Il la tire par les cheveux, l’attache à l’aide d’un serre-flex, lui vole l’argent qu’elle a sur elle, soit 130 euros, lui embrasse le sein et la laisse attachée dans les bois pour avoir le temps de s’enfuir avec une voiture bientôt identifiée comme une Renault Master. L’agresseur essaye de retirer de l’argent avec la carte bleue volée à la victime mais le code est erronée. La caméra de l’automate ne fonctionne pas, impossible d’obtenir alors des images. La victime appelle pendant ce temps-là le 17 puis porte plainte dans la foulée. Elle est examinée et souffre d’un choc psychologique, elle porte des bleus sur son corps et elle a reçu des coups à la tête.

Le 13 septembre 2019, il est 14h40, une prostituée travaillant sur une route non loin d’Orléans est sollicitée par un client dans une Renault Master. Il porte un tatouage au cou. La victime pense reconnaître l’agresseur qu’une de ses collègues a décrit quelques semaines plus tôt et refuse de monter dans la voiture. L’agresseur l’attrape et la fait monter de force, il l’a menace d’une arme de poing, la bâillonne, l’attache à l’aide d’un serre-flex, la viole, la menace de mort, l’embrasse sur le sein et lui vole 300 euros et un téléphone portable qui borne quelques minutes plus tard à Sully, où les gendarmes tentent d’utiliser les images de vidéo-surveillance pour suivre le véhicule, sans succès.

Le 20 septembre 2019, à 14h20, une prostituée dans le sud de la France porte plainte. Elle vient d’être agressée par un client qui a sorti une arme après le rapport. Ils se sont bagarrés, il l’a pointée avec le pistolet et lui a volé son argent avant de l’attacher et de l’embrasser sur le sein. Il s’est ensuite enfui dans une camionnette Renault. La victime est particulièrement traumatisée, elle porte de nombreuses ecchymoses et semble dans un état de stress post-traumatique lors du premier examen médical.

Le 27 septembre, les gendarmes qui ont accéléré l’enquête identifient la voiture, recoupent les informations provenant des téléphones portables et les descriptions faites par les trois victimes, l’agresseur portant des tatouages caractéristiques avec des initiales, qui s’avéreront être celles de ses enfants. Le suspect arrêté est un militaire qui travaille sur la base de Cercottes, près d’Orléans. Le véhicule appartient à la base, le pistolet est l’arme de service de l’accusé, c’est même dans les ateliers de la base qu’il a fabriqué les fausses plaques qui lui ont servi à maquiller le Renault Master. Lors de son interpellation, on retrouve dans son sac des serre-flex, une paire de jumelles, une arme de poing, du cash, des gants, un couteau et des bijoux. Mis en garde à vue, il avoue immédiatement les vols à main armée mais nie toute violence sexuelle et le viol. Il déclare avoir des soucis psychologiques causés par un stress post-traumatique lié aux opérations extérieures auxquelles il a participé en tant que parachutiste pendant une dizaine d’années et qu’il avait besoin d’argent car il comptait partir en Syrie ou en Irak pour combattre Daesh et venger ses camarades morts au combat. Il consommait à l’époque du cannabis et pas mal d’alcool, il avait 50 000 euros de dettes liées à des crédits à la consommation. Sa femme voulait le quitter, d’où le recours à la prostitution selon lui. Il a un bon dossier militaire et en effet, il est parti à plusieurs reprises sous le feu, en Afrique et en Afghanistan entre 2005 et 2012. Son casier judiciaire est vide.

En fait, tout l’enjeu de l’affaire est de savoir s’il y a eu viol lors la deuxième agression, ce que l’accusé nie. Autrement dit, y a-t-il assez de preuves pour caractériser le viol et quelle est la valeur que l’on donnera au témoignage d’une prostituée bulgare face à un vétéran d’opérations extérieures de l’Armée française.

L’accusé risque 20 ans de prison pour le vol à main armé, 15 ans pour le viol et 7 ans pour les violences aggravées avec préméditation, sur personne vulnérable – ici une prostituée –, en organisant un guet-apens. Comme les affaires sont connexes, en droit français, le maximum encouru par l’accusé est la peine la plus lourde parmi toutes les accusations, 20 ans donc.

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Il est 10h30, le tribunal débute véritablement les débats avec l’examen de la personnalité de l’accusé. L’expert psychiatre qui a examiné l’agresseur présumé est contacté par visio-conférence et explique synthétiquement ses conclusions. Son visage pris par sa webcam s’affiche en énorme sur l’écran qui est descendu devant la tapisserie, les juges et jurés peuvent le voir sur des écran plus petits fixés aux murs latéraux.

« L’accusé n’a pas d’antécédent psy ni d’addiction, pas de trouble particulier. Son niveau intellectuel est modeste, disons moyen-faible. Il a un jugement et une appréciation dans la moyenne. Il est réservé, timide et introverti. Il garde les choses pour lui-même, avec un fond anxieux. Il manque de confiance et dit souffrir d’un trauma lié à sa participation à des opex. Son moral est stable, pas de dépression, mais des troubles du sommeil en prison si bien qu’on lui a prescrit des hypnotiques. Il est entêté, méfiant, susceptible, calme et râleur (…) Son passé sentimental est classique, il était encore amoureux de sa femme, la séparation a été dure et il explique ainsi son recours à la prostitution, chose qu’il déclare ne pas avoir pratiqué avant. Je ne constate aucune altération ou abolition du discernement. Il est conscient de ce qu’il a fait, il est capable d’auto-critique et de formuler des regrets, il acceptera la peine qui sera prononcée. Pour dire les choses autrement, c’est un type normal confronté à un contexte dur, il a un arrière plan sub-dépressif qui a favorisé le retour à des addictions, alcool et cannabis. Il y a probablement un impact sur le long terme des images de guerre qui ont été mal digérées, une sorte de vibration émotionnelle, mais pas de syndrome post-traumatique à proprement parler (…) Ce qui m’a saisi c’est le passage à l’acte aussi tardif, vu qu’il avait abandonné les opex depuis 7 ans au moment des faits. C’est comme une envie de fuir pour ne pas se confronter à la réalité de la séparation d’avec sa femme et de trouver un sens pour la suite de sa vie, bien plus qu’un trauma post guerre. D’ailleurs, j’ai pu consulter son dossier médical militaire qui évalue chaque soldat à la fin des périodes d’opérations sur le terrain, rien n’était indiqué de particulier ».

L’avocate générale demande de préciser le poids du trauma guerrier dans le passage à l’acte. L’expert ne peut pas répondre clairement. L’avocat de la défense prend la parole et oriente les questions sur la problématique financière de son client. Il veut démontrer que l’accusé fuyait le réel et les dettes, que son projet de départ pour la Syrie est, par le danger évident, une forme de suicide social, manifestation d’un désespoir extrême. Il demande à l’expert si l’accusé a un rapport particulier aux femmes. Le psychiatre confirme qu’il n’a pas constaté de discours qui réduisent les femmes à des objets, notamment sexuels. L’avocat demande à son client comment sont réalisés les tests psy de l’armée. « En fait, après une mission, on a une période de sas de décompression où l’on est envoyés dans un hôtel à Chypre et où on subit des debriefs, des évaluations physiques et psy, une période d’observation. Mais nous on n’a qu’une envie, rentrer chez nous. Et puis avouer que l’on ne va pas bien, c’est se fermer la porte pour une nouvelle mission » répond l’accusé. L’avocat conclue que son client allait mal et qu’il n’osait pas parler à l’époque mais que maintenant il sait qu’il faut s’ouvrir, qu’il voit un psy depuis trois ans, que son divorce est désormais digéré et que d’ailleurs il a une nouvelle compagne et qu’il a épongé ses dettes. Il démontre donc que l’accusé à réglé le contexte général de son passage à l’acte et, sans le formuler, tout le monde comprend le message : aucun risque de récidive.

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Il est 11h30, le Tribunal aborde désormais l’enquête sociale qui permet de comprendre la trajectoire de l’accusé et son profil.

On apprend que l’accusé est fils de militaire, il est l’aîné, il a deux frères, un policier municipal et un vigile. Il affirme avoir eu une bonne enfance et une éducation stricte. Il a fait du basket, du roller, de la piscine. Il partait en vacances, pas de soucis d’argent dans la famille. Il partageait avec son père la passion de la chasse et des armes. Il est catholique croyant mais non pratiquant. Ses parents sont dans la salle, ils écoutent, assez agités, notamment le père qui bouge en permanence les jambes. L’accusé a perdu son meilleur ami à 18 ans d’un accident de moto, ça a été un trauma. L’école ? Ca n’a jamais été son truc, il était un élève très moyen, il ne travaillait pas vraiment. Il a été en CFA après le collège, il a essayé la pâtisserie mais son stage s’est mal passé, son patron le traitait mal, ses anciens profs ont d’ailleurs été interrogés par les gendarmes. Il a ensuite été en filière électrotechnique puis a travaillé comme ouvrier et ensuite chez Amazon Saran avant d’entrer dans l’armée où il a passé presque 15 ans. Depuis sa sortie de détention provisoire il y a 18 mois, il travaille de nouveau comme ouvrier. Il s’est bien comporté en détention, mis à l’isolement à cause de son passé militaire qui aurait pu lui causer des problèmes avec les autres détenus en régime général. Les services de probation et d’insertion professionnelle ont été satisfaits par son attitude et son sérieux, il a un suivi psy depuis sa mise en détention. On reparle de son divorce et du fait qu’il ne voit plus ses enfants.

L’accusé prend alors la parole pour préciser cette synthèse lue par le président. Très vite, il se met à pleurer. Pendant des années il n’a pas voulu s’avouer qu’il avait des soucis psy liés à sa profession. Il parle de sa carrière, de sa fonction de formateur en premiers secours, de ses six mois de classes, des opérations au Gabon – trois fois -, le Tchad, la Centrafrique où il y a eu 14 mots en six mois, le Congo, l’Afghanistan – deux fois -, la Nouvelle Calédonie également deux fois, du cannabis consommé par les soldats pour tenir le coup et réussir à dormir. Il parle de sa femme qui lui demande d’arrêter les opex et de sa mutation dans une compagnie logistique située à Orléans.

La séance est suspendue pour le déjeuner.

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Le lendemain ont lieu les auditions des victimes, des enquêteurs de la Police Judiciaire et des experts biologistes au sujet de la question du viol et de ses éléments matériels, photos, analyses, rapports médicaux, rapports de la police scientifique.

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Mercredi. Il est 10h30, l’avocate générale commence ses réquisitions.

D’emblée, elle précise qu’elle portera la voix des victimes. Elle parle de l’horreur vécue, de l’absence d’empathie de l’accusé. Elle décrit les blessures de la première victime, la peur, les mots de l’accusé, les coups, le temps que cela a duré, la peur devant l’arme, la préméditation, le fait de cibler des femmes vulnérables habituées aux violences. « Il a envie de sexe. Une prostituée étrangère, ça ne parle pas, ce n’est pas dangereux, ça ne se plaint pas, ça ne se défend pas ». La victime pleure dans le box, elle se gratte le visage compulsivement et regarde par terre.

L’avocate générale passe surtout du temps sur la deuxième affaire. Elle montre que l’accusé a repéré les lieux, qu’il a changé ses plaques d’immatriculation. Cela fait un mois qu’il n’a pas eu de sexe. Il sollicite une prostituée qui reconnaît les tatouages de l’agresseur de sa collègue le mois précédent, non loin de là. Elle tente de s’enfuir, il l’attrape par le poignet et l’attire à l’intérieur. La victime ne parle pas français et elle est « limitée intellectuellement ». Oui, elle a varié dans ses déclarations, elle n’a pas de suite parlé de la fellation imposée. Les versions sur le moment où l’accusé a sorti l’arme varient aussi, mais ça c’est le stress post-traumatique, elle n’a ensuite jamais changé de version malgré la multiplication des auditions. L’avocate générale parle du manque de courage de l’accusé, du caractère fantaisiste de ses déclarations lors de l’interrogatoire et de la confrontation. « Monsieur dit qu’il est trop petit et la victime trop grosse pour avoir pu la contraindre. Mais monsieur est un parachutiste et il a une arme et la victime, elle fait 1,60m ». Elle décrit la scène. « Il a essayé de la pénétrer par devant mais n’y est pas arrivé. Idem par derrière. Il finit par l’asseoir sur lui et réussit enfin à la pénétrer. Ensuite, il se débarrasse du préservatif par la fenêtre. Qui peut croire la version de l’accusé qui nie tout contact et avoue juste s’être masturbé avec un préservatif pour faire peur à la victime et ne pas éveiller les soupçons des éventuels passants ? ».

On rentre ensuite dans des questions techniques particulièrement crues. « La victime avait ses règles, elle changeait de tampon à chaque client, c’est pour cela que l’on n’a pas retrouvé de sang sur l’extérieur du préservatif récupéré par la victime elle-même pour le donner aux gendarmes. L’examen médical montre que le tampon est resté au fond du vagin (…) Les bactéries retrouvées à l’extérieur du préservatif proviennent, du reste, du fond du vagin et leur nombre est trop élevé pour que ce soit la victime qui l’ait contaminée elle-même avec des bactéries présentes sur ses mains lorsqu’elle l’a récupéré. En plus, il n’y a pas de point d’eau sur place, la victime utilisait du gel hydroalcoolique qui détruit les bactéries sur les mains, la thèse de la défense selon laquelle la victime a contaminé le préservatif ne tient pas ». L’avocate générale termine en citant Maupassant et sa nouvelle Boule-de-Suif pour illustrer la mentalité de l’accusé. « Pour lui, une prostituée, ne se refuse pas à un homme ».

Elle passe ensuite à la troisième affaire, celle du sud de la France qui va aboutir à l’interpellation de l’accusé. « Monsieur affirme que c’est la victime qui l’a agressé et qu’il n’a fait que se défendre. Mais c’est monsieur qui a sorti une arme pour braquer madame après le rapport sexuel tarifé. C’est elle a qui a douze bleus, des griffures, c’est elle qui a été étouffée et menacée de mort. C’est elle qui a un véritable syndrome post-traumatique : un sentiment permanent d’insécurité, des flash, des troubles de la mémoire et du sommeil, une perte de poids importante, des déreglements hormonaux et une perte massive de ses cheveux ».

Elle marque une pause et dévisage les jurés pour leur parler désormais de la peine qu’elle réclame au nom de la société. « Il s’agit de sanctionner les actes. De favoriser l’amendement du coupable. Mais aussi de protéger la société d’éventuelles récidives (…) Je ne crois pas que monsieur voulait aller en Syrie. Il n’en a parlé à personne de son entourage, il n’a pas noué de contacts et la saisie de son ordinateur et de son téléphone montrent qu’il n’a pas fait de recherches dans la perspective de départ. C’est une histoire inventée pour se rassurer et ne pas s’avouer sa misère sexuelle tout en affirmant son statut de héros de guerre. Et oui, c’est infamant de payer pour du sexe pour un homme comme lui. Il voulait assouvir ses pulsions, récupérer un peu d’argent, le tout très facilement. Il s’est attaqué avec une arme à trois femmes, à trois prostituées étrangères, respectivement de 1,58m, 1,52m et 1,60m, voilà la réalité (…) Vous devez vous poser la question de la pertinence d’un éventuel retour en prison d’un homme qui en est sorti depuis bientôt deux ans et qui a reconstruit sa vie, avec un travail, un logement, une nouvelle compagne. Mais monsieur n’assume rien, il est dans le déni, il refuse de reconnaître leur souffrance. Le directeur de l’enquête nous a bien dit hier que son équipe avait tout fait pour arrêter le suspect le vendredi, par peur qu’il recommence dans le week-end et quand ils l’ont arrêté, il avait tout le matériel nécessaire sur lui ».

Pour conclure, elle réclame la reconnaissance de la culpabilité de l’accusé sur tous les chefs d’inculpation le concernant. Et pour cela, elle demande 12 ans de réclusion criminelle avec une période de sûreté de 6 ans ainsi qu’un suivi psy, la confiscation de l’arme, l’exclusion définitive de l’armée et l’inscription au fichier des auteurs d’infractions à caractère sexuel. « Monsieur a une dette à payer, il y a une société à rééquilibrer et des victimes à reconnaître pleinement en tant que telles ».

L’avocat de la défense observe son client et sa famille. Le père regarde par terre, la nouvelle compagne pleure depuis quelques minutes. La séance est suspendue.

***

Tout le monde se retrouve devant le tribunal pour fumer une clope. Il pleut, victimes, accusé et membres de la famille sont serrés et à quelques mètres les uns des autres, s’ignorant consciencieusement et avec calme. L’avocate des parties civiles explique le rôle de l’Avocate Générale à ses clientes qui pensaient qu’elle était la juge et qu’elle avait prononcé la peine. L’accusé fume cigarette sur cigarette, entouré de sa famille, ils échangent quelques rares mots. Le père est resté à l’intérieur. Une vieille dame tombe dans les escaliers glissants devant le tribunal, seules les deux victimes réagissent et vont la relever. Plus de peur que de mal. La séance reprend.

***

Il est 11h30, c’est le moment de la plaidoirie de la défense qui clôturera le procès. Il commence à pleuvoir plus fort, les averses tapent sur les baies vitrées, rendant le moment encore plus solennel. L’avocat se lève dans le box de la défense, il parle bien, regarde les jurés dans les yeux, il ne fait pas dans le sensationnel et reste théâtral juste comme il faut, relevant ses grandes manches de temps à autre pour marquer des pauses.

« Dieu que la robe est lourde aujourd’hui. Mais j’ai l’espoir. Vous avez votre conscience et votre honneur, n’oubliez pas que vous êtes la société (…) La question du doute est aujourd’hui centrale et le doute doit profiter à l’accusé (…) Je vous ai regardé, vous n’avez rien laissé transparaître. Pourtant, je sais qu’il y a trois types de jurés. Les convaincus de la culpabilité, et ceux-là m’écouteront à peine ; les convaincus de l’innocence, et je ne ferai que confirmer leur intime conviction ; et puis il y a les indécis. Je veux rendre hommage aux indécis. Vous, vous êtes dans le réel, contrairement au législateur qui veut vous enfermer dans un choix. Coupable ou innocent. On va vous dire de marquer oui ou non sur les bulletins lorsqu’il s’agira de débattre de la culpabilité de mon client. Pourtant, il existe la possibilité de voter blanc. De dire que l’on ne sait pas, que l’on n’a pas d’avis. Soyez libres de ne pas savoir ! Personne ne vous en fera le reproche. Ce vote blanc, comme le doute, bénéficiera à l’accusé (…) Je ne vous donne pas mon avis, je suis l’avocat de l’accusé mais je ne peux m’empêcher de douter. Comment avoir une certitude ? La victime de la deuxième affaire a tant changé de versions. Elle est inconstante et donc peu crédible. Je ne suis pas là pour dire qu’elle ment, je parle de crédibilité et donc de conviction. La victime dit qu’elle a été attirée dans le véhicule, mais qu’on m’explique comment. En la tirant par la manche alors qu’elle se débat ? Pourquoi aucune reconstitution n’a été organisée pour mieux visualiser ce moment pourtant crucial. C’est le grand n’importe quoi. Vous savez, madame l’Avocate Générale vous a dit que mon client a préparé sa version des faits, qu’il a eu du temps pour ça avant de se faire arrêter. Mais les victimes aussi préparent leurs auditions. Elle veut se venger de l’agression en inventant cette histoire de viol, elle ajoute des choses pour paraître crédible. Elle entend qu’il y a des traces de salive à l’extérieur du préservatif ? Elle évoque une fellation qui n’apparaît sur aucune déclaration préalable, pas même au médecin qui l’examine quelques heures après les faits lors du dépôt de plainte (…) Pourtant, la présence de salive dont on ne peut identifier l’origine, mon client l’a toujours expliqué de manière cohérente, il s’agit de la sienne, qui a fini là lors de sa masturbation. La victime invente la fellation ! (…) Et puis, il faut faire preuve de bon sens : pourquoi n’y a-t-il pas de sang sur le préservatif alors que la victime avait ses règles ? Pourquoi son tampon n’était pas du tout au fond du vagin lors de son examen médical ? Pourquoi, alors que la victime jure qu’elle a toujours des rapports protégés, a-t-on retrouvé le sperme d’un tiers dans son vagin ? Pourquoi n’a-t-on pas retrouvé des traces de sperme sur le préservatif ? Pourquoi y-t-il aussi peu de bactéries vaginales sur l’extérieur du préservatif s’il y a eu rapport sexuel ? N’est-ce pas là une preuve de la contamination a posteriori par la victime lorsqu’elle a récupéré le préservatif tombé au sol ? (…) Oui, mon client allait mal et visait le suicide social en partant pour la Syrie. Il vous a répondu hier au sujet de l’absence de traces sur Internet ! Il est du métier ! Il sait qu’il aurait été immédiatement arrêté par les services du renseignement s’il avait fait de telles recherches sur son ordinateur ! (…) Je demande une peine adapté, qui prend en compte le chemin de réinsertion et de soin entamé par mon client. Quel serait le sens et la fonction de le renvoyer en prison ? »

12h30, suspension de la séance jusqu’au rendu du délibéré. La famille reste devant la salle avec l’accusé, des amis à lui les ont rejoint. Les victimes repartent, leur avocate les appellera quand le délibéré sera prêt et elle, elle reste en terrasse du café devant le tribunal.

***

15h30, toujours pas de nouvelles. La famille de l’accusé est partie chercher des sandwichs, alors que lui reste enlacé avec sa copine devant la salle. Dans le hall, le vigile s’ennuie et me parle. Il voit arriver deux jeunes typés banlieue. « Ha ! On reçoit que des riches ici ! » me lance-t-il. Puis, une fois passés sous le portique, il rajoute : « c’est des dealers, ils viennent voir leurs copains aux Comparutions Immédiates pour montrer leur soutien ». Puis il m’explique l’histoire de son beau-frère qui est un malin et que quand il s’est fait arnaquer par sa femme au Maroc, bah il n’a pas commis l’erreur de la taper ou de se venger et de risquer de finir aussi au Tribunal. Non, lui, il est parti. Disparu. Plus de nouvelles. « Y’en a là dedans » mime-t-il en tapant son index sur sa tempe.

18h30 L’Avocate Générale traverse le Hall ainsi que la greffière, le vigile me fait un clin d’œil, c’est le signe que la cour est sur le point de rendre sa décision m’avait-il expliqué plus tôt.

La salle est froide, elle n’est plus chauffée depuis le midi. L’accusé est comme figé, le regard dans le vide, les victimes se sont installées dans leur box, elles discutent et rigolent même. L’avocat de la défense est impassible, l’avocate des parties civiles s’agite et tourne sur sa chaise à roulettes. 18H50, la sonnette retentit, tout le monde se lève, les huit jurés et les trois juges font leur entrée. L’accusé reste debout et le président lit donc la décision du Tribunal. L’accusé est reconnu coupable de tous les faits qui lui sont reprochés, y compris du viol. Il est condamné à 12 ans, avec une peine de sûreté de 6 ans, son incarcération sera immédiate, le soir même. La satisfaction se lit sur le visage des victimes. L’avocat de la défense semble très déçu, la famille regarde par terre, certains pleurent en silence, seuls les parents qui se tiennent la main regardent droit devant. Leur fils est pétrifié, il ne bougera pas pendant plusieurs minutes. Il a une semaine pour faire appel de la décision du tribunal.

Les juges et jurés ressortent quelques instants et les trois juges reviennent, cette fois constitués en cour civile, il leur revient désormais d’entendre les demandes des parties civiles en dommages et intérêts. L’Avocate Générale et l’avocat de la défense déclinent la proposition de prendre la parole. L’avocate des victimes se lève et s’adresse aux juges en s’approchant d’eux, elle décrit la souffrance de ses clientes, la peur de la mort imminente à la vue du pistolet, les violences, les visites médicales intrusives, les traumas, le temps passé pour la procédure, la peur. Elle demande par conséquent 26 000 euros pour la victime de la première affaire et 41 000 euros pour la deuxième victime. La troisième, n’ayant pas d’avocat et n’étant pas présente ne peut se constituer partie civile et ne pourra rien obtenir.

La cour se retire quelques minutes pour délibérer à ce sujet. L’accusé est toujours abasourdi et les yeux dans le vague, il n’a toujours pas regardé ses proches. La maman et la nouvelle compagne tremblent et se prennent dans les bras. Les victimes ont désormais le visage éclairé, on dirait qu’elles se sont redressés physiquement depuis lundi, c’est saisissant.

19h30, la sonnette retentit encore. Les trois juges rentrent et confirment que les victimes recevront un dédommagement. 18 000 euros pour la première, 23 000 euros pour la deuxième. Si le coupable n’a pas payé au bout d’un an, ce sera le Fonds d’Indemnisation des Victimes qui s’en chargera et qui se remboursera plus tard auprès du détenu, une fois sorti de prison et avec un travail.

La greffière arrive par une porte dérobée avec un papier. C’est le document officiel de mise en détention du coupable. Son avocat lui explique la suite de la procédure. La famille sort un sac qu’elle avait préparé avec quelques affaires. Ils se disent tous au revoir. L’accusé part au dépôt pour être transféré à la prison de Saran. S’il se comporte bien pendant sa détention, il pourra espérer sortir dans trois ans, sa détention provisoire et sa mise sous surveillance électronique les trois dernières années étant décomptées de sa peine.

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