Se balader sur l’historique des notices Wikipédia peut réserver son lot de surprises, pour qui sait s’égarer sur les bonnes pages. Peu de personnes le savent mais Wikipédia, encyclopédie collaborative gratuite, indépendante et transparente, garde trace de toutes les contributions, controverses, modifications, points de discussions et alertes depuis l’origine du site, et ce pour chaque notice. Force est de constater que celle portant sur la Nouvelle République a été l’objet d’une véritable guerre de tranchées, notamment autour de la question des origines résistantes du journal et du parcours de l’un de ses prestigieux fondateurs, Jean Meunier, qui a présidé le journal de 1944 jusqu’à sa mort en 1975.
Cette question est pourtant loin d’être anecdotique ou exhumée d’un autre temps, vu que le journal continue toujours de jouer sur son passé résistant pour poser une partie de sa légitimité dans l’espace public et ce d’autant plus que la famille qui est aux manettes du quotidien, les Saint-Cricq, est descendante directe de Jean Meunier. La fille unique de ce dernier, Mireille Meunier, épouse en 1957 Jacques Saint-Cricq qui prendra la présidence du directoire de la NR à la disparition du fondateur en 1975. De ce couple naîtront deux enfants : Nathalie et Olivier Saint-Cricq. La première est l’omniprésente cheffe du service politique de France 2 et dont le mari est Patrice Duhamel, ancien directeur général de France Télévisions. Le second est depuis 2004 le grand patron du groupe NR, à la suite de son père parti à la retraite. On parle donc d’une véritable dynastie médiatique de premier plan et, en quelque sorte, de son mythe fondateur forgé autour de la figure de Jean Meunier dont la mémoire est soigneusement contrôlée.
Guerre de position online
Passons donc à un peu d’archéologie numérique… La notice Wikipédia de la Nouvelle République est crée en 2006, elle ne compte au début qu’une description sommaire et générale de quelques lignes. A partir de 2008 apparaissent dans la notice Wikipédia les premiers passages qui évoquent les origines de la NR à l’été 1944 et peu à peu, cette section s’étoffe avec sources, citations et analyses historiques pointues avec des références précises aux archives. En novembre 2009, un mystérieux contributeur – Floppy36 – efface la quasi-totalité de la notice et la remplace par quelques banalités et données chiffrées. Le 29 avril 2010 à 11h42, patatras, un contributeur anonyme rajoute l’équivalent d’une quinzaine de pages de contenus très détaillés là aussi avec sources et citations à l’appui. A 18h35 du même jour, notre ami Floppy36 supprime définitivement ces contenus et pendant six ans, il sera le gardien du temple et le principal contributeur de la notice, apportant des actualisations chaque année, notamment avec des chiffres de tirage et des précisions sur l’organisation du conseil d’administration de la NR. Visiblement bien informé, le Floppy.

En décembre 2017, un autre contributeur anonyme rajoute un paragraphe qui synthétise certaines critiques faites à la NR par des médias tels qu’Acrimed ou la Rotative, par exemple au sujet de la ligne éditoriale droitière du journal pendant les mouvements sociaux tels que la réforme des retraites de 2010, sous Sarkozy-Fillon. Le paragraphe évoque également la complaisance du quotidien envers certains acteurs économiques locaux ou les manœuvres financières et capitalistiques à la direction du journal qui traverse, comme toute la presse, une crise de son modèle économique. Le 29 mars 2018 le compte LaNouvelleRépubliqueOfficiel supprime le paragraphe des critiques sur la notice Wikipédia. Le 2 avril, l’auteur originel du paragraphe réussit à le faire réintégrer, mais le 25 avril LaNouvelleRépubliqueOfficiel le supprime de nouveau… avant que 15 minutes plus tard, un autre internaute annule cette nouvelle suppression. S’engage alors sur le forum Wikipédia un débat autour des critiques adressées à la NR et des contributeurs révèlent qu’ils ont été menacés d’être poursuivis en diffamation. Cependant, le rédacteur du paragraphe critique démontre le conflit d’intérêt patent : c’est le compte officiel de la NR qui tente de contrôler le contenu de la notice Wikipédia, ce qui est contraire au principe même du site. Les sources étant jugées fiables par la communauté des lecteurs, le paragraphe de critique est conservé jusqu’à nos jours et le compte LaNouvelleRépubliqueOfficiel est depuis lors interdit de contributions sur Wikipédia.

Par contre, depuis 2010, plus aucune mention n’est faite du contexte d’apparition du journal à la fin de la Guerre, la notice actuelle se contentant d’un « La Nouvelle République est un quotidien issu de la Résistance. Le titre a été fondé par Pierre Archambault et Jean Meunier », avec comme source principale pour cette affirmation… un blog tenu par un sympathique retraité de Bourges.
La création de la NR pour les nuls
Sur le site de la NR, idem, on se contente d’un « issu de la Résistance et fondé par Pierre Archambault et Jean Meunier en 1944 ». Pourtant, en creusant plus sérieusement, on s’aperçoit que le journal ne figure pas sur le très officiel « catalogue des périodiques clandestins diffusés en France de 1939 à 1945 » établi en 1954 par des spécialistes à la demande des services de la Bibliothèque Nationale. Alors, qu’en est-il réellement ?
En fait, avant la NR, c’était la Dépêche du Centre qui régnait dans la presse locale tourangelle, publication fondée en 1890 par la famille Arrault et dirigée depuis 1916 par Albert Arrault, notable radical-socialiste bon teint, amoureux d’Honoré de Balzac et figure des salons et sociétés des belles-lettres du coin.
Le 22 juin 1940, dès le lendemain de l’arrivée des Allemands à Tours, ordre est donné au préfet et au maire Ferdinand Morin de garantir la publication et la diffusion des journaux locaux, avec le même titre et la même forme qu’habituellement afin de rassurer la population, maintenir l’ordre et une ambiance propice au retour rapide au travail. On apprend par un petit texte peu connu qu’Albert Arrault a publié lui-même à la Libération qu’il s’était posé la question d’abandonner l’entreprise et de quitter la ville à la mi-juin 40. Cependant, comme nombre de chefs d’entreprise dans ce contexte, il préfère rester et tenter de gérer la situation au jour le jour, sans laisser aux Allemands la possibilité de contrôler en direct la rédaction et de mettre la main sur les machines et les locaux techniques, à leur propre profit, probablement pour diffuser massivement de la propagande.
Dans un premier temps, Arrault reste le directeur du journal et de l’imprimerie, acceptant les consignes des Allemands de ne pas critiquer leur présence et de jouer la carte de la réconciliation, mais il affirme, toujours dans le même texte, se débrouiller pour systématiquement signaler clairement dans le journal les articles imposés directement par l’occupant afin que les lecteurs comprennent la nature de « l’info » proposée. Arrault affirme également jouer régulièrement de fausse pannes de machines et de retards de correction fictifs pour empêcher certaines publications proposées par les Allemands. Fin 1941, alors que la situation se tend encore davantage dans le pays, un administrateur et un rédacteur en chef sont imposés par les Nazis, mettant sur la touche Albert Arrault qui reste simple gérant et qui n’a plus tellement d’influence sur la publication.

Les choses se précipitent à l’été 1944 après le débarquement de Normandie et alors qu’il devient évident que la Libération de la France n’est plus qu’une question de temps. Les autorités qui se structurent peu à peu en territoire libéré ordonnent l’arrêt de la publication de tous les journaux ayant appliqué les consignes des Allemands ainsi que leur réquisition par les comités départementaux de Libération. Ces derniers pourront éventuellement attribuer les locaux, machines et personnels réquisitionnés à des journaux clandestins reconnus par la Résistance et qui se substitueront ainsi rapidement à la presse collabo.
Dans la nuit du 11 juin 1944 puis lors d’une autre nuit de juillet impossible à identifier, le directeur technique de l’imprimerie Arrault – un certain Ernest H. – fait sortir clandestinement une cinquantaine d’exemplaires d’un tout nouveau journal de résistance nommé la Nouvelle République. Le 11 août, et alors que les Alliés approchent de Tours, la Dépêche du Centre cesse de paraître. Enfin, le 1er septembre 1944, jour de la libération de Tours, Ernest H. ira avec Pierre Archambault – résistant issu du catholicisme social, membre du réseau Libération-Nord et du comité départemental de Libération – réquisitionner les locaux de la Dépêche du Centre, à deux pas de la Préfecture. Ils sont mandatés par Jean Meunier, député socialiste élu en 1936, responsable régional du réseau Libération Nord depuis 1943 et président du comité départemental de libération qui a obtenu du Commissaire de la République Michel Debré le droit de procéder à cette réquisition. Le lendemain, le premier numéro officiel de la Nouvelle République paraît et Pierre Archambault prend la direction administrative du nouveau journal tandis que Jean Meunier en devient le responsable, tout en continuant sa carrière politique. Dès lors, la NR versera un loyer directement aux organismes d’État chargés de gérer les entreprises réquisitionnées, d’abord le service des Domaines, ensuite la Société Nationale des Entreprises de Presse (SNEP).
Quelques mois plus tard, en juin 1946, la Dépêche du Centre, son propriétaire Albert Arrault et certains administrateurs sont jugés au Tribunal d’Orléans au sujet de leur attitude pendant la guerre. Ils en sortiront totalement blanchis, même si un des administrateurs et gendre d’Arrault est condamné quelques mois plus tard à 10 ans d’indignité nationale et à la confiscation d’un quart de ses biens.

Le temps passe et même si Albert Arrault a repris les activités de son imprimerie, à l’exclusion du journal, se pose la question de la légitimité de la réquisition du 1er septembre 1944 vu la décision du Tribunal d’Orléans. Cette problématique que l’on rencontre dans nombre de villes en France – sur fond de tensions entre radicaux et socialistes – et qui donne lieu à de longues batailles juridiques pousse l’Assemblée Nationale à légiférer pour encadrer les procédures de dédommagement des anciens propriétaires d’organes de presse n’ayant pas collaboré mais ayant vu leur journal réquisitionné. Cela aboutit à la loi de Moustier en 1954 et à l’indemnisation d’Arrault à hauteur de 152 millions de francs, somme réglée par la SNEP.
En tout cas, à l’été 1955, la NR a normalisé définitivement son existence et l’entreprise prend une forme d’organisation assez originale : une Société Anonyme à Participation Ouvrière, qui réserve 33% du capital et des places au conseil d’administration au personnel. Les statuts limitent aussi la prise de capital par des personnes privées et encadre le niveau des dividendes. Cette forme a été voulue par Jean Meunier, en application de certains principes socialistes de gestion ouvrière de l’outil de production, en héritage de la pensée auto-gestionnaire puissante dans l’histoire du socialisme français.
Où est le problème ?
De fait, rien d’illégal dans ce processus. Et si l’on s’intéresse un peu à la période de la guerre et de ses suites, on comprend vite que les questions de morale et de principes sont bien réductrices vu la complexité des enjeux et rapports de force, d’autant plus dans la Guerre Froide naissante et avec un pays désorganisé à reconstruire, où la guerre civile menace par endroits.
Jean Meunier, résistant socialiste a joué son coup subtilement avec quelques camarades : d’un côté, il fallait éviter que les communistes, puissants à l’époque et à la tête d’un journal clandestin vraiment influent en Touraine – la Lanterne –, puissent mettre la main sur les ruines de la Dépêche du Centre ; de l’autre côté, il fallait tenir tête aux gaullistes qui tiraient les ficelles à l’échelle nationale et cherchaient à s’appuyer sur Michel Debré pour s’ancrer durablement dans le coin. Et on peut dire que cette stratégie a été efficace, la NR est devenue un média de référence, impactant l’opinion et participant à conserver Tours en tant que bastion de la gauche, avec comme député Jean Meunier – il aura aussi d’éphémères fonctions ministérielles – et comme maire Marcel Tribut, tous deux en poste pendant plus de dix ans, emportés finalement par la vague gaulliste de 1958.

Bien sûr que Jean Meunier, personnage politique ambitieux, a su habilement jouer des références à la Résistance pour légitimer sa position, gonflant probablement ça et là des récits héroïques tout en disqualifiant ses adversaires. Ce jeu-là, Meunier a pu le jouer d’autant plus qu’il a récupéré les archives locales de la Gestapo lors d’une série de cambriolages, et il gardera toute sa vie sous la main nombre de documents lui permettant de mettre la pression à une partie de la bourgeoisie et de la haute fonction publique locale dont l’attitude pendant la guerre n’avait pas été qu’héroïque. C’est d’ailleurs exactement cela qu’il fera pour les élections municipales de 1947 lors desquelles l’ancien maire SFIO de Tours de 1925 à 1942, Ferdinand Morin, entendait faire son grand retour, mettant en difficulté Meunier qui briguait également la mairie. Meunier, qui avait réussi à faire exclure Morin de la SFIO en 1944, finira par saisir le Conseil d’État pour invalider l’élection de Morin au conseil municipal en 1947, en mettant en avant l’attitude trouble de ce dernier pendant la guerre. Car oui, Morin a en effet voté les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, puis il reçu officiellement le Maréchal en octobre 1940 et il a régulièrement condamné la violence des résistants, ce que Meunier saura rappeler… Par contre, on évoquera moins le Morin qui a utilisé son influence pour faire passer des socialistes, des juifs et des francs-maçons en zone libre et éviter le STO à pas mal de tourangeaux.
Même si cela semble cynique et violent, c’est la règle dans l’immédiat après-guerre : les communistes ne se sont-ils pas mis en scène comme le premier parti issu de la Résistance – le parti des 75 000 fusillés –, alors qu’ils avaient signé avec Hitler le pacte germano-soviétique de 1938, restant très discrets dans la Résistance en France avant 1941 ? Les gaullistes, héros incandescents de la France Libre, n’ont-ils pas recruté des collaborateurs de premier plan dans leurs rangs, comme par exemple Maurice Papon, préfet recyclé qui fut aussi maire, député et même ministre ?
En fait, les questions mémorielles au sujet de la NR et les tensions sur les récits de la Libération apparaissent surtout dans les années 1990 et 2000, dans un contexte de crise économique pour les médias-papier, avec de grandes manœuvres de fusion-acquisition dans la presse régionale qui connaît une accélération de son processus de concentration. Il s’agit pour la direction du journal, à la fois de renforcer l’image du quotidien en jouant la carte historique et affective, ce que le livre édité pour les 50 ans de la NR en 1994 fait sans détours, et à la fois de légitimer la famille Saint-Cricq à la tête du journal, la posant en héritière de l’esprit de résistance de grand papa Meunier mythifié et essentialisé sous la figure du héros, et ce alors que cette même direction est critiquée de l’intérieur pour son incapacité à régler le déficit financier de la boîte. D’ailleurs, une opportune biographie de Jean Meunier écrite par sa fille Mireille sort en 2008, alors même que les rumeurs d’un rapprochement avec le groupe Centre-France et d’un probable plan de licenciements parcourent les rédactions de la NR et ce, en parallèle de travaux universitaires qui exhument de nouveaux documents qui permettent de nuancer l’attitude de Meunier pendant la Guerre.

L’invention de la tradition
On l’a compris, le mythe du glorieux passé résistant de la NR c’est une priorité dans le storytelling – mise en récit, en bon français – de la famille Saint-Cricq et en fait, ce n’est pas nouveau. La mécanique de ce récit est assez simple. D’abord, il convient de montrer qu’avant 1944, la presse locale avait sombré corps et bien dans la collaboration, posant une image en négatif de ce qu’est censé représenter la NR. Ainsi, dans une publication interne à destination des salariés de la Nouvelle République, on pouvait lire en 1981 que « La Dépêche du Centre a véhiculé sous son titre les rengaines de la Révolution nationale, mais elle a aussi distillé habilement, mais dangereusement, les principes et l’idéologie nazie et relayé toutes les attaques contre les « bandits », les « terroristes » qui se battaient pour libérer la France. La Dépêche du Centre ne pouvait pas échapper aux rigueurs de la loi« . Par contre, pas un mot sur l’acquittement du journal et d’Albert Arrault dès 1946. Plus tard, dans le livre édité pour les 50 ans de la NR en 1994, même procédé : on voit un photo-montage qui présente un exemplaire de La Dépêche du Centre, entre deux journaux lourdement condamnés, Le Petit Parisien et Le Matin, entretenant la confusion et légitimant d’autant plus l’apparition d’une NR gardienne de la morale et du courage…
Ensuite, autre élément de la mécanique bien huilée du récit : le voile de pudeur sélective. Par exemple, on a tendance à ne pas crier sur tous les toits que la totalité des rédacteurs de la Dépêche du Centre ont été réembauchés et intégrés à la NR en septembre 1944 et que tous avaient leur carte de la Corporation Nationale de la Presse de Province, une instance de Vichy censée contrôler la profession. Idem, pas de mention faite au sujet d’Ernest H., directeur technique de l’imprimerie qui a participé au tirage des premiers numéros de la NR et à la réquisition de la Dépêche du Centre, en lien avec Meunier et le Comité Départemental de Libération…et dont on apprend rapidement que ce même personnage clef a été membre d’un groupe actif de collaboration, ce qui lui a valu une incarcération à Tours à l’été 1945.
Par contre, le mythe du journal résistant, on le retrouve explicitement mis en scène, toujours dans le livre anniversaire des 50 ans, où l’on peut lire que « l’équipe de la Nouvelle République s’étoffera au fil des retours des maquis » à partir de 1944. Détail croustillant, le journaliste auteur de ces propos a été identifié par un historien comme un homme qui tenait des discours anti-franc-maçons pendant la guerre, discours ayant laissé des traces dans des PV d’assemblée générale de la Dépêche du Centre que l’on peut retrouver dans les archives personnelles de la famille Arrault. Attention, il ne s’agit pas de dire que la NR était remplie à l’origine de journalistes collabos, juste de saisir que la complexité de l’immédiat après-guerre n’est pas compatible avec le récit servi par la direction de la NR sur son propre journal.

Et bien sûr, dans cette entreprise de récit glorieux, il y a des grains de sable qui viennent enrayer la mécanique…notamment les historiens professionnels. Et oui, ils sont pénibles ces gens qui travaillent sur des sources et qui sont formés à l’approche critique si l’on veut garantir une vision univoque et héroïque du patriarche Jean Meunier ? Cette méfiance, si ce n’est de l’hostilité, on a pu en voir une trace en 2008, quand Mireille Saint-Cricq a déclaré explicitement dans une interview donnée à TV Tours – média en partie propriété de la NR – lors de la sortie de sa biographie « Jean Meunier, une vie de combats » : « j’ai tellement lu d’âneries, passez-moi l’expression, dans les devoirs, dans les maîtrises, et dans ce qui est sorti en histoire contemporaine de la Faculté de Tours… ».
D’une entreprise modèle à une société anonyme
En fait, on ne peut pas comprendre cette lutte mémorielle et symbolique si on n’a pas à l’esprit que la forme même de l’entreprise, jusqu’en 2005, était une Société Anonyme à Participation Ouvrière qui limite les droits de vote au Conseil d’Administration et qui nécessite donc un très large consensus des centaines de petits actionnaires de la NR autour d’un nom qui deviendra le dirigeant exécutif. Dans cette configuration, être de la famille du fondateur et bénéficier du ruissellement symbolique de son statut de Résistant devient central. En 1975, quand Jean Meunier est décédé, un témoin de l’époque, haut placé, raconte que pour la foule de petits actionnaires de la NR, il allait de soi qu’il fallait voter pour le gendre de Meunier : Jacques Saint-Cricq, même si ce dernier semblait davantage intéressé par les machines et la typographie que par le journal en lui-même. Idem en 2004 quand Olivier Saint-Cricq a pris la suite à la tête du groupe : nombre de petits actionnaires, qui mis bout à bout totalisent une grande part des voix, a continué de faire confiance à la famille de l’illustre créateur.
Quelques mois plus tard, quand il a fallu trouver de l’argent pour éviter la faillite en 2005, les Saint-Cricq ont joué à fond la carte de leur aura pour convaincre les actionnaires de passer à un modèle plus classique de Société Anonyme, sans la limitation de l’actionnariat individuel ni les 33% des actions réservées aux salariés. Un compromis a été trouvé, limitant les droits de vote à 20% maximum, quelle que soit la part de capital détenue et ainsi, après un emprunt en 2008 et un plan social en 2009, la NR permet au groupe Centre-Presse de devenir actionnaire majoritaire avec 16% du capital en 2010, devant la famille Saint-Cricq et ses alliés avec 15%. Pendant quelques années, une association de petits actionnaires a tenté de faire valoir ses points de vue dans la gestion de la boîte mais elle a finalement revendu ses parts, laissant définitivement le champ libre aux Saint-Cricq et à son partenaire Centre-Presse pour procéder à un nouveau plan d’économies et de réduction des effectifs sur la période 2018-2023, le groupe NR étant redevenu rentable depuis peu.

Une interview issue d’un article de Libération de 2009 renforce l’hypothèse de l’importance du capital symbolique constitué par le patriarche : « ce n’est pas un reniement du passé, estime Olivier Saint-Cricq, le président du directoire et petit-fils du fondateur, Jean Meunier. Mais la Société Anonyme à Participation Ouvrière agissait comme un repoussoir pour l’entrée de nouveaux partenaires. Et les choses sont plus difficiles quand on a moins d’argent ». Plus intéressant, on voit même clairement qu’il s’agit désormais de jouer la mémoire du Jean Meunier résistant plutôt que celle du Jean Meunier patron d’une société avec une très forte connotation socialiste, et ce d’autant plus que l’on a besoin de nouer des alliances avec des groupes capitalistiques et que l’on se doit d’être bien avec les gros annonceurs locaux, par exemple dans le domaine de l’immobilier, où plane en permanence la figure du notable-magnat-politicien Philippe Briand, un proche de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy.
La mémoire OK, mais l’Histoire ?
Pour conclure, et pour éviter de laisser à penser qu’il ne s’agit là que d’une simple problématique de com’ de la part d’une famille qui veut sauver sa boîte et que ce n’est pas bien grave, il faut comprendre les enjeux sous-jacents : cette bataille mémorielle sur Wikipédia et dans le story-telling familial des Saint-Cricq pose plus largement la question de l’utilité du travail de l’historien, de son accès aux sources et de la capacité de construire des débats rationnels sur notre passé.
La nécessité de garantir la liberté d’accès aux sources pour éviter que les mémoires familiales et communautaires saturent l’espace public, avec leur force de frappe médiatique, est un droit essentiel. Le fait que pendant longtemps, la famille Saint-Cricq ait été en possession des archives de la Gestapo de Tours, filtrant son accès à qui bon lui semble, n’est pas acceptable, ce rôle étant dévolu au service public de l’archivage qui garantit l’utilisation libre, gratuite et égalitaire des traces du passé. Ce n’est pas du simple corporatisme des historiens ou une volonté iconoclaste malsaine, c’est encore moins le triomphe d’une supposée cancel-culture qui aurait pour projet de moraliser le passé, comme tendent à le dire les défenseurs de l’histoire polie qui fait des courbettes, façon Stéphane Bern, ou alors les néo-conservateurs vexés que l’on s’interroge sur Bonaparte ou Colbert, forcément grandioses. Non, le travail de l’Historien est de tenter de reconstruire avec des sources, des témoignages, des techniques quantitatives et toute la boîte à outils des sciences sociales, la complexité et les infinies nuances du passé pour permettre au citoyen lambda d’évaluer rationnellement les discours historiques qui lui sont servis par des personnes, groupes ou institutions qui poursuivent des objectifs qui leur sont propres. Autrement dit, quand Eric Zemmour tisse un roman national conservateur en valorisant Napoléon afin d’en tirer d’incontestables leçons politiques que le candidat… Zemmour Eric entend appliquer à notre époque, il est indispensable d’avoir en contrepoint des savoirs historiques rigoureux pour désamorcer falsifications, manipulations, mises en scène et inventions pures et simples. La constance avec laquelle une partie de la droite et de l’extrême-droite tente de discréditer l’Université en l’accusant de wokisme et de propagande vise à contourner les questions méthodologiques de fond, laissant à penser que l’opinion d’un chroniqueur télé vaut tout à fait un travail de recherche universitaire, que tout cela n’est qu’une question d’avis.

Et ce ne sont pas ici des remarques théoriques déconnectées de la réalité. Dans le cas qui nous occupe, on a pu lire des tribunes parues dans le Nouvel Observateur et l’Humanité où un jeune historien local expliquait les difficultés qu’il a rencontrées à mener des recherches sur des figures de la Résistance en Touraine et certaines zones d’ombre autour de l’année 1943 et des coups de filet de la Gestapo dans les milieux résistants. Ces difficultés allant de l’auto-censure de l’institution universitaire qui décourage le traitement des sujets qui fâchent jusqu’à l’interdiction d’accès aux sources par les autorités en passant par des menaces téléphoniques anonymes ou les pressions faites sur un éditeur pour éviter des publications potentiellement désagréables. Et, plus inquiétant que les suppressions de contenus sur Wikipédia, la résultante de toutes ces difficultés a été l’impossibilité pour cet historien de finaliser ses recherches pourtant d’utilité publique et qui permettraient de démêler le mythe de la réalité et de limiter rumeurs, opinons à l’emporte-pièce, tentations complotistes et, d’une manière plus générale, une mauvaise intelligence du passé, potentiellement mis au service d’un projet privé et familial.
Il est donc grand temps que les documents exhumés et a priori « problématiques » soient portés à la connaissance du grand public, qu’ils puissent être discutés, critiqués dans un climat dépassionné, bien mieux que dans les coulisses de « l’encyclopédie libre » Wikipédia. Et pourquoi pas dans l’amphithéâtre de l’université tourangelle, enfin libre de toutes pressions extérieures.
Illustrations issues de la page : https://www.facebook.com/latourainesousloccupation/
Article, une nouvelle fois très intéressant avec une conclusion à laquelle je souscris totalement.
Une légère critique cependant. Vous écrivez : »les communistes ne se sont-ils pas mis en scène comme le premier parti issu de la Résistance – le parti des 75 000 fusillés –, alors qu’ils avaient signé avec Hitler le pacte germano-soviétique de 1938, restant très discrets dans la Résistance en France avant 1941 ? » .
Si, il est indéniable que Staline a bien signé ce traité (après cependant que les alliés franco britanniques aient signé les accords de Munich et après leur décision de non intervention en Espagne), il n’est pas rigoureux d’en attribuer la responsabilité au PCF et à ses militants.
Par contre, il était possible de rappeler la démarche de Jacques Duclos, tentant de négocier avec l’occupant la parution de l’Humanité, là encore sans que l’on puisse en incriminer l’ensemble des militants d’un parti dissous par le gouvernement d’alors et dont indéniablement beaucoup (peut être pas 75 000, mais plus que les membres des autres partis français) périrent sous les coups nazis.
Cordialement
Hervé RIGAULT
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Merci du retour
Je n’ai pas écrit que le PCF est responsable du pacte germano-soviétique, mais de fait, la direction a imposé une ligne venue de Moscou, globalement suivie par les militants jusqu’à l’été 41.
En ce qui concerne le slogan, le parti des 75 000 fusillés, cela a fait l’objet de nombre d’analyses d’Historiens afin de contextualiser la communication du Parti dès la fin de l’été 1944. La question n’est pas de hiérarchiser le sacrifice et la souffrance, juste de montrer que droite et gauche ont participé à construire le mythe résistancialiste qui a eu cours au moins jusqu’aux années 70, si ce n’est 90.
Cordialement
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Ah t’as rencontré Benoît P., qui t’a servi son histoire de la censure dont il aurait été victime ! Ça fait des années qu’il sert cette histoire à qui veut bien l’entendre, et c’est toujours aussi peu convaincant. Un éditeur est revenu sur un projet ? La belle affaire, ça arrive tous les jours. Et son mémoire (disponible à la BS d’Histoire) est beaucoup moins incendiaire qu’il le prétend : on en tire que peut-être, compte tenu de certaines dates, on peut émettre l’hypothèse que Meunier aurait donné des informations sur des membres de son réseau après avoir été arrêté. Bon.
Des choses intéressantes dans cet article, mais ça manque terriblement de sources.
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Bonjour,
Je crains que tu n’aies pas compris l’article ni sur le fond ni sur la forme.
Merci pour la masterclass en tout cas, Nath
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J’ai bien compris le fond, t’inquiète. Je commente juste un élément de l’article, le parcours de Meunier et le travail de ce « jeune historien local ».
Pour la forme, vraiment, c’est un peu incroyable de ne citer aucune source tout en écrivant « le travail de l’Historien est de tenter de reconstruire avec des sources (…) la complexité et les infinies nuances du passé pour permettre au citoyen lambda d’évaluer rationnellement les discours historiques qui lui sont servis par des personnes, groupes ou institutions qui poursuivent des objectifs qui leur sont propres. »
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Donc, ça confirme que tu n’as pas compris. C’est un travail de journaliste, pas d’historien, et les sources pour mon article sont citées, en lien avec mon propos.
Et la question est le libre accès aux sources et à la confrontation dépassionnée dans un cadre universitaire, ce qui n’est pas encore possible, visiblement. Je ne prétends pas avoir fait un travail d’Historien, juste de journaliste qui essaye de montrer des logiques à l’œuvre.
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Même si tu as bien compris le fond et la forme, je te mets là ce qui est sourcé dans l’article, la page Wikipédia supprimée avec application et où tu trouveras toutes les sources, références, cotes etc dont tu as besoin : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=La_Nouvelle_R%C3%A9publique_du_Centre-Ouest&oldid=52729985
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