Crise dans le secteur du handicap #1 : naufrage à la fondation ANAIS

La Fondation ANAIS, mastodonte de l’accompagnement du handicap dans le Grand Ouest, traverse une crise profonde, en huis-clos. Après le suicide de deux salariés de la Fondation à Tours en trois ans, en lien direct et incontestable avec leurs conditions de travail et de management, un collectif s’est organisé pour faire toute la lumière sur les responsabilités de ce désastre, tout en honorant la mémoire des deux collègues tragiquement disparus. Mais la lutte est inégale face à une Fondation ANAIS qui travaille sa communication de crise pour ne pas voir son image – et ses financements – mis en péril.

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« On a des locaux et des outils adaptés, on a des moyens, les collègues sont épanouis, les équipes sont stables, certains salariés sont là depuis 30 ans. On définit les projets d’établissement en associant les équipes et les résidents. Notre organisation au travail était bonne, assez horizontale, mais aussi avec des cadres qui connaissent le boulot et qui garantissaient que la maison tourne. On était fiers de notre travail, du sens qu’il avait et du lien que l’on savait créer, sur des années, avec les résidents et leurs familles. Mais depuis 2018, on ne comprend plus. La direction régionale et nationale a tout saccagé. Ils nous ont collé des cadres incompétents et tout s’est cassé la gueule hyper vite. Il y a d’abord eu Eric, qui s’est suicidé en mai 2020, juste à côté du Foyer où il bossait, après une mise à pied dégueulasse. Et puis là, cet été, en juin, Luc a décidé d’en finir. Dans le Foyer même. Ça a été atroce, on a tous craqué les uns après les autres, beaucoup sont en arrêt maladie, d’autres sont partis, quelques uns ont serré les dents en attendant la retraite. Maintenant, la boîte tourne avec des contractuels et des intérimaires, ce n’est pas du bon boulot. J’ai honte pour la famille d’Eric et de Luc, j’ai honte pour les résidents, j’ai honte pour tout notre travail depuis des années qu’ils ont foutu à la poubelle. On ne peut pas les laisser faire. Il faut que ça se sache ». Témoignage d’une des fondatrices du collectif Justice pour Luc et Eric.

Une association pionnière dans l’accompagnement du handicap

Dès les années 60, et dans un secteur amplement dominé par l’Église catholique, des familles et des proches de personnes en situation de handicap se réunissent informellement pour mutualiser des moyens, des savoirs, des locaux et du temps, avec la volonté d’expérimenter collectivement. C’est ainsi que naît l’Association des Parents et Amis des Handicapés de Touraine (APAHT) en 1971 afin de structurer l’expérience accumulée et généraliser un modèle d’accompagnement qui entend dépasser la mise à l’écart dans des institutions spécialisées et qui promeut des formes d’autonomisation et d’insertion socio-professionnelle des personnes handicapées. En parallèle, un Centre d’Aide par la Travail (CAT) est créé la même année pour permettre l’accès à l’emploi des handicapés, de fait exclus du travail à cause des contraintes de productivité et d’organisation ultra-spécialisée des entreprises classiques.

Manifestions du Collectif Justice pour Luc et Eric cet été

En 1984, un foyer d’hébergement pour 25 travailleurs du CAT est ouvert puis en 1987 c’est un Service d’Accompagnement de la Vie Sociale (SAVS) qui est organisé, avec le suivi au quotidien de 75 personnes handicapées relativement autonomes, pour la gestion des courses ou du budget, pour les prises de rendez-vous chez le médecin ou avec l’administration, pour aider à la parentalité ou à l’insertion socio-culturelle. En 1988, enfin, c’est un Foyer de Vie qui est ouvert, avec 30 places d’hébergement ainsi que 15 places proposant un accueil de jour avec des activités socio-culturelles ou physiques. Au total, lorsque les établissements de l’APAHT tournent à plein régime, il y a une centaine de salariés qui travaille aux côtés des usagers et résidents. On y compte des éducateurs spécialisés, des moniteurs-éducateurs, des chefs d’atelier, des psys, des animateurs, des personnels techniques et d’entretien, des administratifs, des gestionnaires, des cadres, des agents de service intérieur, des accompagnants éducatifs et sociaux, travaillant de manière collaborative et complémentaire.

Cependant l’APAHT, avec ses financements publics multiples, peine à trouver un équilibre économique à cause de sa taille assez modeste. C’est donc assez logiquement que l’on pense à nouer des alliances avec d’autres associations pour atteindre la masse critique permettant une existence durable et stable, réalisant des économies d’échelle tout en mutualisant des moyens et postes administratifs. En 1994, c’est l’Association Normande de l’Insertion Sociale (ANAIS), originaire de l’Orne et marquée par l’influence catholique de ses fondateurs qui reprend la gestion des établissements de l’APAHT, le tout sous l’œil bienveillant de la droite catholique tourangelle et notamment du maire Jean Royer.

Fusion-acquisition en milieu associatif

L’ANAIS grandit dès lors rapidement, l’association est reconnue d’utilité publique en 2007, avec le soutien huppé de Bernadette Chirac et dix ans plus tard, ayant continué de fusionner avec d’autres structures, elle est devenue un acteur majeur du secteur médico-social.

En 2017, l’irruption dans le paysage politique d’Emmanuel Macron, libéral assumé et même admirateur de Margaret Thatcher, favorise paradoxalement l’émergence de l’économie sociale et solidaire (ESS) – probablement le fameux « en même-temps » jupitérien –. En réalité, c’est aussi un juste retour d’ascenseur d’Emmanuel Macron à l’un de ses soutiens de la première heure, Jean-Marc Borello, par ailleurs patron du groupe SOS et ami proche de Muriel Pénicaud, maillon essentiel du premier macronisme et du financement de la campagne de 2017. Dans ce contexte porteur pour l’ESS, l’ANAIS devient une fondation fin 2019, avec un régime fiscal et statutaire différent de celui d’une association.

La Fondation ANAIS est alors définitivement rentrée dans la cour des grands et se pare de tous les attributs de la start-up nation : elle se dote d’un directoire avec des gens importants en costume très cher et d’une politique partenariale avec d’autres structures ayant le vent en poupe. La communication ressemble de plus en plus à une pub Danone, avec plein de gens souriants de toutes les couleurs la main dans la main, tous-ensemble-ouais, unis pour le « développement personnel ». L’organigramme n’a plus rien à envier à une entreprise du CAC40, avec un déluge de cadres et de termes follement modernes tels ce « responsable gouvernance et dirigeance » ou alors cette « feuille de route stratégique 2020-2025 ». On y parle « humanisme », « intelligence collaborative », « fluidification des parcours », « évaluation objectivée», « excellence », « culture de la bientraitance », « démarche projet », « logique de territoire », « rayonnement national », « capacités managériales », « tableau de bord », « démarche de certification », « organisation apprenante », « fonction appui-ressource », « coconstruction », « téléconsultation », « visée inclusive », « rationaliser le portefeuille client », « agilité de la systémie » et « culture d’appartenance ». Bref, un véritable petit bréviaire d’école de commerce, mis en scène dans un diaporama avec des schémas, des flèches, des astérisques et des phrases sans point à la fin.

En tout cas, l’ANAIS propose désormais une foule de « prestations », aussi bien dans le médico-social que dans le travail adapté, prend en charge tout type de handicap ainsi que les personnes âgées dépendantes, en développant l’activité EHPAD. La Fondation ANAIS compte 2200 « collaborateurs », dix fois moins que le groupe SOS, mais de quoi se poser en acteur incontournable du secteur, et ce avec des perspectives de développement certaines, vu le désengagement de la puissance publique et les enjeux du vieillissement de la population.

Le début du naufrage et le suicide d’Eric

A Tours, ce tournant pour la Fondation coïncide avec le renouvellement des équipes d’encadrement. Au Foyer de Vie, une cheffe de service formée en école de commerce arrive en 2017 et importe dans l’établissement la culture comptable. Au Foyer de vie, au Foyer d’hébergement et au SAVS, une nouvelle directrice est nommée au printemps 2019, mais elle semble novice dans le secteur. Elle aussi a plutôt fait des études commerciales et a travaillé dans la grande distribution. Elle ne dispose pas du Cafdes, le certificat d’aptitude pour diriger ce type d’établissement à vocation sociale et elle refusera même de passer cet examen, malgré les demandes de la direction de l’ANAIS. Face à cette attitude, les salariés des foyers de Tours deviennent méfiants et finissent par découvrir que cette directrice novice est en réalité l’épouse de l’un de trois membres du directoire national de l’ANAIS…

Très vite, le management laisse à désirer et montre des difficultés de positionnement et de gestion de l’autorité, dans une structure avec une tradition de concertation et de prise de décision collégiale. Des salariés se font engueuler comme des garnements pour de maigres frais kilométriques, les tensions dans les équipes ne sont ni prises en compte ni résolues, les procédures d’accueil et de gestion des usagers ne sont pas respectées, les injonctions contradictoires deviennent monnaie courante, la directrice alterne entre proximité familière et coups de sang, ce qui insécurise les équipes. Signe manifeste de cette situation qui commence à dysfonctionner, la multiplication des arrêts maladie et les demandes de reclassement pour inaptitude. « La directrice ne tenait pas le gouvernail. Je me souviens du jour où, plutôt que de bosser sur un des dossiers à rendre à nos financeurs, elle est partie faire la poussière de la salle polyvalente. En fait, elle me faisait de la peine, elle avait l’air dépassée. Après quelques mois où elle semblait à l’écoute, elle a rapidement perdu les pédales, enchaînant les moments de grande passivité et attitudes agressives. Ça a été dur pour les équipes, surtout les éducateurs les plus expérimentés et ceux qui refusaient de la fermer et de baisser la tête », confie un salarié du Foyer.

Parmi les éducateurs qui n’acceptaient pas cette situation, il y avait Eric, délégué syndical central CFDT, une personnalité forte dans le Foyer, investi depuis plus de vingt ans. « Eric tenait tête à la nouvelle directrice, il ne mettait pas les soucis sous le tapis. Ça a fini par énerver la patronne qui l’a pris en grippe. Je pense qu’elle ne se sentait pas hyper légitime dans la structure, elle a dû vouloir s’affirmer comme ça » estime une salariée. Début 2020, une histoire vieille de 18 ans a refait surface, plongeant les équipes dans de très fortes tensions. Certains accusent la direction de Tours et le Directoire national d’avoir voulu utiliser cette histoire pour avoir un moyen de pression sur Eric, d’autres pensent que les chefs ont juste voulu se couvrir si une procédure avait été lancée. En tout cas, la hiérarchie n’a visiblement pas été à la hauteur de la situation, gérant mal les équipes et aggravant la souffrance dans le Foyer, ce qui à d’ailleurs été à l’origine d’une procédure entamée par deux salariés contre la Fondation devant les Prud’hommes, procédure encore en cours.

« Eric a été mis à pied de manière conservatoire en mai 2020, dans un contexte d’autant plus tendu que l’épidémie de Covid a chamboulé notre organisation. Eric n’a pas dû le supporter, lui qui avait tout donné pour son boulot et ses convictions… se retrouver mis à l’écart comme ça, c’était trop. Le 14 mai 2020, il s’est tiré une balle dans un bois, juste à côté du Foyer. Ca a été terrible pour tout le monde, et vous imaginez pour sa famille ? » se souvient une collègue d’Eric. Il semble que même la directrice de la structure à Tours a fini par craquer. Elle a été mise en arrêt maladie en septembre puis, après quelques mois, elle est partie pour inaptitude en mai 2021. « Une enquête paritaire a été lancée à ce moment-là, mais elle n’a abouti à rien à part proposer un stage de cohésion d’équipe. C’est du foutage de gueule », complète une salariée qui a aussi vécu cette période.

Nouvelles directrice, nouvelles détresses

Mi-octobre 2020, un directeur de transition pour l’hébergement et le SAVS est nommé par la fondation ANAIS à Tours, mais il est peu présent dans les Foyers et laisse les salariés se débrouiller seuls, et ce alors que la deuxième vague du Covid frappe de nouveau les établissements et que le Foyer de Vie subit un cluster, le chef de service se retrouvant seul pour gérer la situation.

Finalement, en septembre 2021, une nouvelle directrice est recrutée. Seulement voilà, même si elle est issue du secteur médico-social, elle non plus n’a pas le fameux Cafdes et elle est animatrice de formation, pas éducatrice, si bien qu’elle ne maîtrise pas certains aspects de l’activité des Foyers qu’elle doit désormais gérer. « A son arrivée, on s’est renseigné sur elle auprès de ses anciens collègues. Bon, bah la dame n’avait pas très bonne réputation, ni humainement, ni en termes de gestion. On s’est même dit qu’elle avait été exfiltrée chez nous pour éviter à son ancien employeur de la virer et d’avoir à sortir le chéquier (…) Je me souviens de son discours d’arrivée, elle a répété qu’elle était là pour changer les choses et que pour elle, la bienveillance c’était sacré. On a voulu y croire… mais quand on sait ce que sont devenus ces engagements, ça me met en colère » commente un cadre de la fondation, parti depuis comme tant d’autres.

Une autre cadre raconte : « on a vite compris à qui on avait à faire. Cette femme s’est montrée d’emblée hyper familière, triviale, souvent grossière. Elle passait son temps à nous raconter sa vie en réunion, plutôt que d’analyser les situations et prendre des décisions. Elle ne respectait pas nos process, elle refusait de prendre son rôle dans l’accueil des nouveaux usagers et dans le suivi administratif de leurs plans personnalisés d’accompagnement (…) Oh, elle voyait bien qu’elle était à la ramasse, alors elle s’appuyait sur quelques personnes de bonne volonté qu’elle a usé jusqu’à la moelle avant de les laisser tomber. Quand elle n’en n’a plus eu besoin ou qu’elle considérait que cela sapait son autorité, elle s’est débrouillée pour les faire craquer ou trouver une raison pour les faire mettre à pied. C’est vraiment dégueulasse, ça a fait beaucoup de mal ».

Un collègue éducateur complète : « la directrice, c’est une belle synthèse d’incompétence et d’autoritarisme. Elle changeait les plannings sans consulter les équipes, sans entendre les remarques et demandes. Elle n’hésitait jamais à critiquer des collègues devant des partenaires ou d’autres professionnels ou alors à rejeter la faute sur quelqu’un d’autre quand elle est en difficulté ou quand elle a dit oui trop vite à quelque chose (…) elle avait un exercice solitaire du travail. Elle a supprimé des temps de réunion plénière dont on a besoin pour parler des problématiques des usagers ou des situations compliquées. Elle a aussi supprimé des temps de fêtes que l’on partageait entre les professionnels et les usagers et elle ne venait même pas aux rares moments de convivialité qui restaient. On a des usagers qui étaient hébergés depuis des mois dans nos Foyers mais qui ne la connaissaient même pas : elle ne se présentait pas ! Encore moins aux familles ! Elle ne daignait même pas faire le petit discours traditionnel lors des départs de collègues à la retraite. Certains étaient là depuis 35 ans ! Elle a tout fait à l’envers ».

Dysfonctionnements hiérarchiques

Quelques mois plus tard, début 2022, toujours aussi dépassée, la directrice obtient des patrons de la fondation l’embauche d’un chef de service pour la seconder au Service d’Accompagnement de la Vie Sociale et du Foyer d’Hébergement. C’est elle qui se charge du recrutement et elle finit par faire venir un ami, issu de la même structure du médico-social dont elle était partie, offrant aux équipes l’impression d’un copinage. « Le chef de service…ban bah c’est sûr, c’est pas un méchant, il a plein de bonne volonté, mais il n’est pas compétent pour le poste, et il a d’emblée semblé en difficulté face à la somme d’infos à engranger, et il ne pouvait pas compter sur la directrice pour le former, elle continuait à ne pas maîtriser notre méthodologie. Le gars était très mal organisé, pas d’agenda, pas une super mémoire, et le besoin constant d’être rassuré et complimenté. En fait, plutôt que de nous soulager, ça nous a rajouté des trucs à gérer (…) Dès son arrivée en avril 2022, il a été mis en difficulté, ayant à rédiger le projets d’établissement pour le Foyer d’Hébergement et de service pour le SAVS alors qu’il ne connaissait pas la maison. Ce n’était pas facile pour lui » se désole un cadre parti peu de temps après.

Parallèlement, au Foyer de Vie, ça se passe mal. « La cheffe de service, elle est têtue, autoritaire, incapable de déléguer. Elle veut tout contrôler et être toute-puissante. C’est incompatible avec notre culture pro et notre fonctionnement, alors ça a crée beaucoup de tensions et ça a pourri encore plus l’ambiance », confie un éducateur. Il poursuit : « il est devenu évident que la cheffe ne voulait aucune contestation et qu’elle allait se payer ceux qui osaient encore la ramener. Ça a été le cas de Luc, un des coordinateurs du Foyer de Vie, figure de la maison et ancien délégué syndical central CFDT. A partir de l’automne 2022, il a été placardisé et isolé. On a modifié sa fiche de poste tout en restant flou sur ses attributions. On lui aussi mis la pression, en le faisant convoquer pour des commissions de discipline avec des motifs bidons, début 2023. Il n’a plus été responsable des plannings, on lui a retiré son vendredi après-midi, un temps de repos, une semaine sur trois. Sur l’équipe des trois professionnels de l’accueil de jour, il était le seul à ne plus pouvoir bénéficier de ce temps de repos. On lui a encore retiré du temps de présence avec les résidents pour lui refiler de la paperasse. On a cassé sa légitimité de coordinateur et le sens de son travail, ça l’a affecté, vraiment beaucoup. Il a rencontré la médecine du travail et l’inspection du travail qui n’a pas su ou voulu l’écouter. Il n’y a eu aucune réponse à ses appels à l’aide ».

Au Foyer d’Hébergement, la situation n’est pas meilleure. « Presque tous les salariés titulaires sont partis progressivement en arrêt maladie. Je me souviens de la secrétaire, elle portait tout le service à bouts de bras. Gestion des dossiers, factures, courriers, admissions, accueil des familles, caisse de fonctionnement pour les petites dépenses, lien avec les fournisseurs, téléphone, collecte des statistiques pour les bilans,… Certains jours, c’est elle qui prenait le relais du surveillant de nuit, faute d’éducateur en poste, distribuait les petits déjeuners et les repas aux résidents, tout en formant les contractuels qui venaient faire des remplacements. La directrice lui disait qu’il fallait que ça roule, qu’il fallait pallier les manquements et assurer le bien-être des résidents, que la conscience professionnelle, c’est important. Vous imaginez la charge mentale et le niveau de fatigue de notre collègue secrétaire ? Les risques qu’on lui a fait prendre ? Heureusement qu’elle était là, mais ils l’ont usée. Et après on nous parle de bienveillance, c’est vraiment dégueulasse ».

Le suicide de Luc

En fait, c’est tout l’équilibre de la structure qui a été fragilisée en quelques mois, avec une mécanique déjà vue dans le social, à la fondation Verdier ou dans les EHPAD, par exemple. Le manque de titulaires, partis ou en arrêt maladie, oblige la direction a trouver des intérimaires ou des éducateurs contractuels, alourdissant la charge administrative et le temps consacré à la formation des ces nouveaux collègues qui doivent rapidement adopter les méthodes et connaissances propres aux Foyers. « Les contractuels sont mal payés et dépassés par les tâches, du coup ils ont tendance à ne pas vouloir revenir. Les titulaires qui restent doivent prendre du temps pour les accompagner, gérer les tuilages des équipes, travailler encore plus dur pour garantir la qualité du service rendu, mais avec l’impression d’être débordé, de mal faire et, in fine, de participer à une maltraitance généralisée. Épuisés et frustrés, les titulaires partent à leur tour en arrêt et on s’est parfois retrouvés dans les Foyers avec des équipes intégralement composées de remplaçants, c’est à dire des intérimaires, formés ou non. Je ne leur jette pas la pierre, mais ils ont tendance à être moins exigeants et à moins l’ouvrir quand quelque chose ne va pas. Et voilà, le tour est joué, la direction dispose ainsi d’un réservoir de gens peu payés et dociles » analyse une cadre, visiblement très émue quand elle parle.

Finalement, le 13 juin 2023, Luc se suicide, sur son lieu de travail, après avoir envoyé un mail à ses collègues et à la direction où il explique ce qu’il a subi et accuse nommément les cadres responsables de son geste, préférant mourir debout que de vivre à genoux, humilié. « Les collègues ont été traumatisés, certains, par colère ont immédiatement demandé des comptes à la direction, mais rien n’est venu. Pire, la directrice s’est montrée insensible, faisant des allusions totalement déplacées sur l’état du moral des salariés » se souvient un collègue en arrêt maladie depuis ce moment, forcé par son médecin traitant qui s’inquiétait de son état de santé.

Les suites de la crise

A partir de ce moment, la Fondation ANAIS n’a pensé qu’à une chose : sortir les canots de sauvetage afin de se protéger, notamment sur le plan de l’image, mais sans trop se pencher sur les causes des dysfonctionnements profonds. Une cellule de crise a été organisée, avec un consultant spécial en communication, des directeurs régionaux peu connaisseurs du terrain et qui en tout état de cause n’ont pas brillé ni par leurs recrutements, ni par la formation dispensée ni par leur réactivité face à la situation qui se dégradait depuis des années. On retrouve même dans cette cellule les cadres incriminées, et un seul représentant du personnel, et encore, non issu du Foyer où Luc s’est suicidé. Pour l’heure, la cellule a surtout communiqué auprès des subventionneurs et des tutelles afin de garantir la poursuite de l’activité, sur fond de pathos lié au drame, mais sans en tirer des conséquences organisationnelles.

Parallèlement, un collectif de salariés de la Fondation ANAIS s’est formé pour faire connaître la situation et la maltraitance subie, tout en essayant de mettre la pression sur la direction pour que l’Inspection du Travail et la Gendarmerie enquêtent véritablement sur ce qui s’est passé. Ils ont d’ores et déjà obtenu un audit social indépendant…même si celui qui avait été mené en 2020 après le suicide d’Eric n’avait abouti à rien. Ils se sont beaucoup investis pour faire couvrir les événements par la presse, mais la cellule de crise de la Fondation ANAIS n’hésite plus à intervenir pour que cette affaire soit passée sous silence, quitte à menacer de poursuites disciplinaires ou judiciaires.

Et maintenant ?

Depuis cet automne, de nouveau calme plat : plus tellement de couverture médiatique, des salariés titulaires renouvelant leurs arrêts maladie, incapables de retourner sur leur lieu de travail avec leurs cadres qu’ils considèrent responsables de ce naufrage, deux foyers et un service qui tournent avec des intérimaires et contractuels. Le directoire de la Fondation est probablement satisfait, il n’y a pas eu trop de vagues, même si ces gens-là ne sont pas sereins, depuis le précédent de l’affaire des suicides à Orange, pour lesquels le PDG a vu sa responsabilité confirmée en Appel l’an dernier.

Le collectif Justice pour Luc et Eric continue de se mobiliser, de se serrer les coudes et de ne pas abandonner face au cynisme du « business as usual » de leur direction. Et pour avoir couvert pas mal d’affaires de maltraitance au travail ces dernières années, je dois dire que c’est la première fois que je vois fonctionner aussi bien un collectif professionnel et être aussi utile pour garantir l’entraide, la solidarité et la dignité. C’est émouvant même. Et probablement le plus bel hommage à la mémoire d’Eric et de Luc et de leur conception du travail en équipe et du sens du service aux usagers.

8 commentaires sur “Crise dans le secteur du handicap #1 : naufrage à la fondation ANAIS

  1. Article intéressant mais on ne voit pas ce qu’y vient faire ce passage, gratuit et partisan :
    « En 2017, l’irruption dans le paysage politique d’Emmanuel Macron, libéral assumé et même admirateur de Margaret Thatcher, favorise paradoxalement l’émergence de l’économie sociale et solidaire (ESS) – probablement le fameux « en même-temps » jupitérien –. En réalité, c’est aussi un juste retour d’ascenseur d’Emmanuel Macron à l’un de ses soutiens de la première heure, Jean-Marc Borello, par ailleurs patron du groupe SOS et ami proche de Muriel Pénicaud, maillon essentiel du premier macronisme et du financement de la campagne de 2017. Dans ce contexte porteur pour l’ESS, l’ANAIS devient une fondation fin 2019, avec un régime fiscal et statutaire différent de celui d’une association. »

    Il s’agit visiblement ici d’un problème de management, comme on en trouve dans nombre d’associations, notamment caritatives , avec des gens d’autant plus autoritaires qu’ils sont incapables…. Nombreux exemples chez Emmaus et dans différentes ONG, pourtant non « macronistes » ni catholiques.

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    1. Gratuit et partisan ? Non, juste contextuel et éclairant. Le macronisme qui pousse au développement de l’ESS pour pallier le désengagement de l’Etat et au renforcement du secteur associatif plus précaire et mal encadré, c’est pertinent. Et les liens entre Borello et le premier cercle de la macronie a été mis en évidence depuis 2017 par la presse, c’est également un élément contextuel.

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      1. Le désengagement de l’Etat est bien plus ancien. La véritable question est celle de la gouvernance dans les associations, et de leur transparence, notamment celles qui touchent des aides et des subventions publiques. Votre critique pourrait tout aussi bien s’appliquer à un gouvernement de gauche, en son temps, qui s’est servi des associations comme moyen de placer les copains. On en a une très belle illustration à Paris où les associations servent à alimenter le clientélisme. Que Macron ait une politique libérale n’a rien de scandaleux eu égard à son positionnement politique. Les égarements que vous pointez du doigt quant à la gouvernance des associations concernées n’ont rien à voir avec la politique gouvernementale, en l’occurrence. C’est en cela que votre assertion est gratuite… et partisane. Cela enlève de la crédibilité à votre analyse et c’est dommage car c’est instructif par ailleurs.

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      2. Non, je continue d »assumer la pertinence de ma contextualisation. Vous noterez que je ne dit pas quetout commence sous EM, mais que clairement cela a accéléré.
        On notera du coup VOTRE approche partisane en tout cas.
        Merci pour votre évaluation monsieur le fanboy.

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      3. Quelle approche partisane ? Contrairement à vous je ne contextualise pas, je rappelle des faits. Macron est un libéral et la gauche se sert des association pour asseoir son clientélisme. Et comme journaliste, je ne prends pas parti. Vous perdez quelques points dans mon sondage, dommage ! -)))

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    2. Le basculement vient, en 2018, du passage du statut d’association à celui de fondation. Il n’y a plus de membres, mais des donateurs. Les décisions ne sont plus prises par l’assemblée générale (chaque membre a une voix), mais par le conseil d’administration non élu. C’est ainsi qu’on passe du caritatif à une gestion d’entreprise. Jean-Marc Borello domine ce secteur du social business pour le plus grand bien de son niveau de vie personnel et de la macronie. Wikipedia développe son portrait sans concession.

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